Chez Reich, Garin et Gobart, quand la musique se veut souvenir
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Ainsi, de ces évènements auxquels nous n’avons pas pris part, il existe dans la mémoire collective une sorte d’iconographie commune à laquelle nous nous rattachons tous par défaut. Ce sont ces images, ces récits, ces vérités unanimement reconnues comme vraies qui structurent la mémoire que nous accolons à ces évènements. La nécessité de se souvenir est autant louable que vitale. Mais l’impersonnalité des souvenirs – artificiels – que nous en avons tend hélas ! à déshumaniser le rapport que nous devrions entretenir avec ces faits historiques. Heureusement, l’art peut, par sa force d’abstraction et de subjectivation, rendre à tout un chacun l’âme de ses propres souvenirs.
Steve Reich : Different Trains
Quand le compositeur américain entreprend la création de Different Trains, c’est bien entendu avec cette volonté de création, d’expérimentation musicale. Mais derrière cette façade purement créatrice, se tapit le spectre tumultueux du souvenir, personnel et collectif. Le compositeur se nourrit ici de sa propre histoire (ses voyages en train au début des années 1940 pour rejoindre ses parents divorcés) et la confronte aux faits tragiques commis durant la Seconde Guerre mondiale (la déportation des Juifs et autres « indésirables ») pour illustrer une peinture très personnelle de ces atrocités. Steve Reich met en exergue une évidence paradoxalement peu patente qui veut que tout évènement historique (dont nous sommes contemporains) soit automatiquement lié à un épisode plus individuel de notre passé. Bien qu’ici le rapprochement entre des trains si différents apparaisse de manière très claire, il en va de même pour des faits plus anodins ou anecdotiques.
En s’appuyant sur divers enregistrements magnétiques (interviews de déportés, bruits de trains, etc.), il crée un langage musical nouveau qui, telle la mémoire active, s’illustre sous la forme de circonvolutions répétitives. Ces répétitions nous font entrevoir à chaque passage des horizons neufs qui engloutissent les précédents. La mémoire partage ce même appétit infanticide : elle se nourrit des propres souvenirs qu’elle a générés pour en enfanter de nouveaux. L’éternel phénix mnémonique se réinvente à chaque nouvelle renaissance comme pour exprimer toute sa malléabilité.
Stéphane Garin et Sylvestre Gobart : Gurs / Drancy / Bobigny’s Train Station / Auschwitz / Birkenau / Chelmno-Kulmhof / Sobibor /Treblinka
Lorsque le duo Gobart / Garin décide de mettre sur pied son projet, c’est avec cette même volonté de remise à neuf du souvenir personnel. En photographiant et en enregistrant sur les lieux d’extermination et de détention, ils tentent de contourner la banalisation fragile de l’Histoire, car la plupart d’entre nous n’ont plus accès à elle que par une imagerie collective peu encline à laisser la place aux interprétations.
Contrairement à l’œuvre de Reich qui prend le parti de jouer sur des répétitions continues, Gobart et Garin laissent quant à eux les pleins pouvoirs aux capacités d’abstraction et d’interprétation de tout un chacun. A priori anodins, leurs enregistrements et photographies, une fois mis en contexte, s’avèrent d’une richesse inouïe. Ce n’est pas tellement ce qui est montré (ou entendu) qui importe, mais plutôt les spectres anonymes qui s’évadent de chaque silence. Il appartient en effet à chacun de dépasser l’imagerie communément admise de ces tristes évènements, cette symbolique que l’on ingère passivement sans véritablement l’assimiler. Tout au long de leur parcours à travers « l'Europe des camps », ils font parler le reliquat actuel de cette barbarie passée. Étonnamment, ces images et sons indirectement liés aux évènements se révèlent des foyers de souvenirs inépuisables et, bien loin de dédramatiser l'Histoire à laquelle ils sont intimement ancrés, apprivoisent le sensationnalisme généralement suscité par ces faits pour le muer en sentiments plus humains et personnels.
À l’instar de toute représentation artistique, la musique (dans l’acception large du terme) entretient ce rapport très étroit avec la mémoire : elle génère des souvenirs improbables qui, même s’ils sont imprégnés du réel qu’ils reproduisent, n’en ont pas moins leur propre existence, une liberté qui leur permet d’exister en tant qu’entité nouvelle. Affranchie du référent initial, elle s’affiche comme un support neuf qui s’approprie un passé pour bâtir un futur.
Michaël Avenia
(article pour La Sélec de juin 2012)
image de bannière : détail de la photo de Sylvestre Gobart pour la pochette de l'album avec Stéphane Garin (Bruit clair Records, 2010)