Commémoration du 30e anniversaire du génocide au Rwanda
Sommaire
Nos cœurs sont vos tombes (Roger Beeckmans, 2004)
Dix ans après le génocide, lorsque Roger Beeckmans réalise ce documentaire, il reste plusieurs dizaines de milliers de suspects dans les prisons rwandaises qui attendent de passer en jugement. A partir de quelques témoignages recueillis à Murambi, dont ceux d’un rescapé avec l’un des assassins de sa famille, le film s’intéresse à deux formes de justice. Tout d’abord celle exercée à Bruxelles, après un retour en arrière, en 2001. Un procès historique s’y déroule. Pour la première fois, la loi de compétence universelle est appliquée en Belgique. Quatre Rwandais génocidaires sont jugés – et condamnés – pour Crime contre l’Humanité. Les caméras ne sont cependant pas autorisées à filmer le procès ; ce seront donc les coulisses, en partie, qui seront filmées, avec le témoignage de parties civiles et de leurs avocats. Retour au présent (en 2004, donc), pour se pencher sur la justice rendue au Rwanda où, face à l’ampleur de la tâche et aux manques de moyens, l’État, en plus de la justice classique, a recours à la justice traditionnelle, la « gacaca » (prononcer « gatchatcha »), rendue sur l’herbe par de simples citoyens.
Ne pouvant plus vivre dans l’impunité qui a conduit au génocide de 1994, le Rwanda a décidé de mettre en place les tribunaux populaires « gacaca » : 140.000 juges intègres ont été élus parmi la population pour présider 12.000 tribunaux. Les gacacas devraient ainsi pouvoir juger 500.000 suspects de crime de génocide dans un délai raisonnable, selon le gouvernement.
Le règlement de la gacaca enjoint de dire la vérité et interdit les injures et les intimidations. Il n’y a pas d’avocats, chacun parle pour soi. La recherche de la vérité passe par la confrontation entre suspects et témoins. Rescapés ou proches de victimes et bourreaux se font face, avec douleur, avec désarroi.
Rwanda, les collines parlent (Bernard Bellefroid, 2005)
En suivant le déroulement de trois de ces tribunaux populaires, en trois « histoires » – la vérité, la justice, la réconciliation – le film de Bernard Bellefroid, tisse un portrait d’une société en guerre contre l’idéologie toujours présente du génocide.
Les rescapés et les bourreaux doivent pourtant apprendre à vivre ensemble. Ne pas oublier et apprendre à pardonner. Mais comment serait-il possible de pardonner à celui qui ne veut pas demander pardon ?
Obede est accusé, parmi plusieurs crimes, d’avoir tué des enfants ; il nie… mais un autre accusé n’hésite pas à le traiter de menteur… Les accusés se renvoient la responsabilité. Après insistance de proches des victimes, Obede demande pardon, espérant ainsi – cyniquement – pouvoir être libéré et... rentrer chez lui ! Et puis il y a le vieux Gahutu, qui ne reconnaît aucun des crimes dont on l’accuse, il n’a « aucuns remords » (devant les hommes !), et qui, face à ses juges, parle toujours de « serpents » pour parler de ceux qu’on exterminait. Il nie, contre toutes les évidences, être impliqué dans quoi que ce soit… Enfin il y a François, obligé de tuer son propre frère pour pouvoir survivre, et qui tente aujourd’hui de se réconcilier avec sa belle-sœur.
Il y a ceux qui sont restés et puis il y a ceux qui ont réussi à échapper à la justice de leur pays. Aujourd’hui encore, des centaines de personnes suspectées de crime de génocide vivent en liberté dans de nombreux pays. La plupart ne seront sans doute jamais arrêtées ni jugées.
Bruxelles-Kigali (Marie-France Collard, 2011)
Retour en Belgique, quelques années plus tard, en novembre 2009 où se tient un autre procès d’exception, au Palais de Justice de Bruxelles : celui d’un chef – en exil en Belgique – des milices « Interahamwe » (« ceux qui travaillent ensemble », milice extrémiste hutu du parti présidentiel). Cette ouverture de procès représente pour les victimes et leurs proches la perspective d’une possible reconstruction. La salle d’audience occupe une place importante dans le film de Marie-France Collard, Bruxelles-Kigali (2011), et, chose importante, la caméra a le droit de capter auditions et plaidoiries, et de rendre compte de l’atmosphère qui s’en dégage.
Le film interroge la notion de justice telle qu’elle est rendue en Belgique où la détermination des victimes et de leurs avocats a finalement abouti à la tenue d’un quatrième procès « Rwanda » (les trois premiers s’étant déroulés en 2001, comme relaté – en off – dans le film de Roger Beeckmans, en 2005 et en 2007). Le procès de 2009 est suivi du début à la fin, alternant moments clés dans la salle d’audience du tribunal et moments de parole, en dehors du Palais de Justice, de proches de victimes et rescapés, venus quotidiennement assister aux audiences.
Autres allers, autres retours…
Des cendres dans la tête (Patrick Séverin, 2010)
L’histoire du film commence au Rwanda, le 13 avril 1994, en plein génocide. L’opération Silverback a presque terminé l’évacuation des Belges mais les milliers de corps noirs au bord des routes témoignent toutefois que tout le monde n’a pas eu cette chance. Le héros (absent) de cette histoire, c’est Georges Célis, un Liégeois. Il obtient in extremis que les paras belges assument une dernière mission. Les 16 enfants rwandais qu’il héberge en pleine brousse, dans son orphelinat « Les Erythrines », sont ainsi sauvés, en route pour la Belgique.
Pour le réalisateur, 14 ans plus tard, ce fut le choc d’apprendre que son cousin était l’un de ces enfants, un miraculé du génocide. Sylvain rêve de découvrir le Rwanda. Parfait ! Le réalisateur va l’y emmener et va lui proposer de rechercher ses origines aussi… Cependant, toutes les traces de son passé ont brûlé, et les seuls indices dont dispose le réalisateur pour démarrer son enquête sont une attestation d’arrivée sur le sol belge, avec une vague photo d’identité, une date de naissance (précise à trois ans près), et un nom : Baturana.
Le film alterne histoire familiale, à la manière d’une enquête sur les traces du passé de Sylvain, et histoire contemporaine : la responsabilité du gouvernement belge dans les événements qui se sont déroulés pendant le génocide (notamment par la décision d’évacuer ses Casques bleus, seuls « boucliers » pour protéger une partie de la population des massacres), et le rôle important de la Belgique coloniale dans le processus qui a conduit au génocide de 1994, et ce, bien avant l’indépendance du Rwanda en 1962 (notamment, au début des années 1930, par le recensement des populations au moyen de cartes d’identité ethniques : Hutus, Tutsis, Twas).
En fouillant dans les souvenirs de Sylvain, le réalisateur prend conscience que c’est sur sa propre identité qu’il est tombé ; des pans entiers de son histoire dont il ignorait tout ; son histoire en tant que citoyen belge.
Et puis, d’autres allers…
Rwanda, la vie après – Paroles de mères (Benoît Dervaux et André Versaille, 2014)
Ce documentaire est le premier film à rendre visible tout l'étendue de l'horreur des femmes violées durant le génocide.
Il n’y aura jamais de décompte précis du nombre de tués, de blessés ni de femmes violées. Le viol des femmes fut une arme de guerre, encouragé, voulu, destiné à désespérer une population minoritaire, avec en outre l’intention de la contaminer par le VIH. Ces violences sexuelles ont laissé les victimes, le plus souvent silencieuses, dans des traumatismes dont elles ne sont toujours pas guéries.
Vingt ans après, six femmes rescapées témoignent face caméra du calvaire qu'elles ont vécu. Des femmes devenues mères, aussi brisées que courageuses, racontent ce qui s'est passé et comment elles ont continué à vivre avec les enfants des génocidaires à leur côté. Le dispositif cinématographique est sobre, puissant et très respectueux envers les femmes victimes et leurs paroles. Les réalisateurs ont réussi à capter l'inimaginable d'un crime qui n'est pas fini pour ces femmes.
Inkotanyi (Christophe Cotteret, 2017)
Le dernier film de ce focus, Inkotanyi s’intéresse aux faits qui se sont déroulés avant et après le dernier génocide du XXe siècle et aux acteurs qui y ont mis fin. « Inkotanyi » est le nom donné au Front Patriotique Rwandais (FPR), mouvement politico-militaire fondé en 1987. D’abord formés dans la rébellion ougandaise de Yoweri Museveni au début des années 1980, les Inkotanyi ont bouleversé la région des Grands Lacs durant 30 ans. À sa tête, un des chefs d’État les plus secrets, Paul Kagame, l’actuel président de la République rwandaise (depuis 2000 !).
Paul Kagame et les Inkotanyi sont au cœur de cette histoire complexe, d’une violence inégalée, que le réalisateur a choisi de raconter : elle ne mérite aucun raccourci (le film, d’une durée de plus de deux heures, tient cette promesse !). Et c’est à hauteur d’hommes, par leurs voix, que Christophe Cotteret veut parcourir cette aventure démesurée, la leur.
Convoquant hommes politiques (dont Paul Kagame) et ex-cadres du FPR, ex-militaires (belges, français et rwandais), journalistes, ou « simples » témoins rescapés, ce film impressionnant, riche en images d’archives, retrace avec efficacité plusieurs décennies de l’histoire politique du Rwanda. Malgré la complexité de l’exercice, le texte du commentaire – précis, sec – et le montage – clair – permettent de comprendre tous les rapports de pouvoir et luttes intestines d’un pays abandonné par la communauté internationale, depuis la « révolution sociale » de 1959 (premières violences de Hutus contre des Tutsis plus de deux avant l’indépendance du pays) jusqu’à nos jours : la tutelle belge jusqu’en 1962 ; les soutiens diplomatique et militaire de Yoweri Museveni en Ouganda dès les années 1960 à la cause des Tutsis exilés et entrés en rébellion – ceux qu’on appelait les combattants « inyenzi » (les « cafards ») ; les appuis politique et militaire de la France au gouvernement hutu d’Habyarimana ; la poursuite par le général James Kabarebe (FPR-Inkotanyi), allié aux troupes rebelles de Laurent-Désiré Kabila, des anciens génocidaires hutus réfugiés au Zaïre, jusqu’à Kinshasa, entraînant la chute de Mobutu ; la seconde guerre du Congo, impliquant sept pays, et déstabilisant l’Est du pays (aujourd’hui encore) ; la création du Tribunal Pénal International au Rwanda ; l’enquête « orientée » du juge Bruguière visant à incriminer Paul Kagame et ses proches collaborateurs dans l’attentat contre l’avion d’Habyarimana ; l’installation des gacacas, etc.
Témoignages et commentaires se répondent, se complètent, et composent une vaste fresque d’un territoire et de ses habitants, déchirés des décennies durant, tentant de se reconstruire au jour le jour, avec détermination, malgré tout… ne pouvant se permettre de se perdre et par là même de périr.
« À l’aube des années 2000, le combat que mènent les Inkotanyi ne porte plus tant sur le terrain des armes que sur celui des idées. Les génocides ont leur corollaire, le négationnisme. Et les cellules hutues extrémistes ont des relais puissants en Europe, dans les milieux catholiques ou proches de l’extrême-droite. S’il est difficile de nier la réalité du génocide de Tutsis, leur but est d’en faire porter la responsabilité à Paul Kagame et d’affirmer l’idée d’un double génocide, en accordant la même importance aux exactions des Inkotanyi. (…) Malgré sa brutalité passée, la nouvelle armée rwandaise a été la colonne vertébrale de la résilience. Elle en est aujourd’hui l’anticorps, si la maladie devait renaître. Et la maladie, c’est l’utilisation de la division ethnique à des fins politiques. » — Christophe Cotteret
L’idéologie génocidaire, la tentation révisionniste restent des menaces pour le Rwanda contemporain, sur son territoire comme en dehors de ses frontières. Quant à cette guerre, il faudra la mener pendant longtemps, encore.
Marc Roesems