Comment le cinéma regarde-t-il les animaux ?
Sommaire
À l'occasion de la journée végane à Charleroi le 13 mai, Camille Brunel, écrivain, critique et professeur, viendra présenter son point de vue sur la question animale telle qu'elle se pose au cinéma. La conférence « L'animal, le film et le végétarien : parcours secret du végétarisme au cinéma » aura lieu à 20h au BPS22.
Le terrier d'Alice
« - D’en apprendre autant sur la cognition animale fait qu’on se sent moins seul en tant qu’humain, comme si on vous annonçait que la Nasa a découvert des extra-terrestres. — »
- Vous avez été enseignant. Vous êtes l’auteur d’un essai de fiction – à vrai dire je ne sais pas si cette expression convient à votre travail – sur Lautréamont. Aujourd’hui, il semble que vous vous consacriez essentiellement au cinéma. Vous sentez-vous animé par un intérêt particulier pour l’esthétique ou par le goût pour différentes formes de transmission ?
J’aime vraiment beaucoup le cinéma, oui… Ceci dit je ne l’ai jamais étudié, ni au lycée, ni à la fac, où j’ai fait du théâtre et des lettres modernes. Ce qui m’anime, c’est plutôt l’écriture. Le fait d’écrire sur le cinéma est au fond subsidiaire : chaque critique est conçue comme une petite nouvelle, un texte autonome. Quant au roman sur Lautréamont (pas un essai du tout, juste une fiction, un récit), il a été pensé comme un scénario, l’objectif étant de susciter des images avant tout, comme le fait Lautréamont, dont le style est très visuel ; de proposer un texte qui ne soit pas intellectuel mais charnel au possible. Il fallait que ça se rattache au sensible, quoi. Évidemment c’est le moment où le professeur rappelle que c’est ça, l’esthétique… Donc oui, j’imagine que c’est l’intérêt pour l’esthétique qui m’anime ; et la raison pour laquelle j’aime avoir le support des images – celles de Lautréamont ou celles des films – pour écrire.
- À quel endroit la question animale s’inscrit-elle dans votre parcours?
Après Lautréamont, je me suis lancé dans une sorte de
variation sur le Gang de
la clé à molette d’Edward Abbey, un roman d’aventures sur un couple
d’activistes animalistes. Vieux projet. Je me suis donc rapproché de Sea Shepherd, et en faisant de la
traduction pour eux, je suis tombé sur le profil Facebook de quelqu’un où j’ai
lu la fameuse citation de Jeremy
Bentham sur les animaux (ce qui
importe, ce n’est pas que les animaux puissent parler, c’est qu’ils puissent
souffrir, etc). De fil en aiguille, ce jour-là, je me suis retrouvé sur le
site des Cahiers antispécistes, et j’ai dû y passer les 12 heures qui ont suivi.
L’épiphanie. C’était comme de passer de l’autre côté du miroir. J’avais
évidemment toujours adoré les animaux (j’aimais beaucoup les zoos…), et
notamment travaillé sur l’animalité de Maldoror, à la fac. Je m’étais aussi
plus ou moins spécialisé dans la critique de documentaires animaliers (Océans, Félins, Le Monde du Silence...).
Mais en découvrant que la défense des animaux pouvait être un combat non seulement
écologique, mais philosophique, je me suis lancé à corps perdu sur cette
piste-là. Là, c’est le terrier d’Alice, on va de découverte en découverte.
Intellectuellement c’est incroyablement stimulant. Et ça rend heureux : d’en
apprendre autant sur la cognition animale fait qu’on se sent moins seul en tant
qu’humain, comme si on vous annonçait que la Nasa a découvert des
extra-terrestres.
Du symbole à la personne
« - La grille antispéciste ouvre le champ de compréhension des œuvres, elle ne le restreint pas. — »
- Que ce soit dans vos interventions publiques ou dans votre participation au Café des images sous les rubriques Les Animaux du ciné-club et Les Animaux du Café, vous posez sur le cinéma un point de vue assez particulier. On pourrait le définir en termes d’études animales (comme il existe des études de genre, des études ethniques…) appliquées au cinéma. À ma connaissance, il n’existe pas beaucoup de précédents dans ce domaine, au cinéma tout au moins puisqu’en littérature, en philosophie et dans le champ historique, on commence à voir émerger des analyses pertinentes sur cette question. Je pense, par exemple aux travaux d’Eric Baratay, Bêtes de tranchées, Biographies animales… Comment abordez-vous ce champ d’études ? De façon empirique, au cas par cas ? Vous construisez-vous vos propres outils d’analyse ou avez-vous, ne serait-ce que par analogie, des modèles, des références ?
Bon, il faut toujours se méfier quand on prétend être le premier à faire quelque chose, mais j’avoue que quand j’ai commencé à écrire sur les animaux, je n’avais pas l’impression que beaucoup de monde l’avait fait avant. Et quand j’ai commencé la critique en général, j’avais toujours un peu l’impression que mes textes sur les documentaires animaliers étaient des sous-textes. Heureusement j’ai eu la chance d’avoir des rédacteurs en chef géniaux qui m’ont encouragé à prendre ces films au sérieux (sur Independencia, à l’époque). Mais en 2014, quand j’ai commencé à analyser l’importance de la viande dans les films, là, clairement, j’étais le seul critique végétarien à prendre ça en compte. Il existait sans doute déjà des critiques végétariens, mais ils gardaient ça pour eux, j’ai l’impression, en mode « choix personnel ».
Or c’est une grille – ce que j’appelle la grille antispéciste – qui s’est révélée incroyablement féconde, pas seulement en termes de militantisme, mais d’analyse filmique en général : parce que les animaux avaient toujours été analysés comme des symboles et non comme des individus, il y avait toute une part de la critique qui loupait ce que les cinéastes mettaient dans leurs films. Et a fortiori ce que les cinéastes végétariens mettaient dans leurs films. Tout simplement parce que les critiques étaient majoritairement des omnivores qui, comme tous les omnivores normaux, préféraient se tenir à distance raisonnable des abattoirs, du massacre d’animaux à l’origine de la viande, et de leur dissonance cognitive. À partir là, il a suffi de révéler ce qu’on ne voyait pas alors que le cinéma le montrait déjà : l’embarrassante friction conceptuelle liée au fait que même les plus gentils des omnivores mangent des animaux.
Pour les outils d’analyse, oui, je les construis en avançant. « I don’t know, I’ll make this up as I go », comme dit Indiana Jones (pardon pour la référence !). J’ai toujours en tête les conseils que j’ai reçus en commençant à écrire pour Independencia, en 2010. Pour ce qui est des références, j’ai longtemps carburé aux Cahiers du Cinéma de la période où Emmanuel Burdeau était rédac’ chef (et dont faisaient partie les fondateurs d’Independencia).
- Comment vos textes sont-ils reçus (par vos confrères, par le public…) ?
Par mes confrères et consœurs : très positivement. Les textes sont lus attentivement et sont parfois partagés, avec un intérêt qui dépasse la simple curiosité. Certains ont commencé à penser que j’étais obsédé, d’autres se sont rendus compte qu’il ne s’agit pas juste de critique monomaniaque, mais bien d’une autre manière de parler des films, de les expliquer ; que ça restait de la critique avant d’être du militantisme. La grille antispéciste ouvre le champ de compréhension des œuvres, elle ne le restreint pas, comme quelques collègues craintifs ont pu le redouter. Aujourd’hui, je suis très heureux de voir que dans Le Monde, dans Les Inrocks, dans Critikat, sur Slate, des critiques prennent parfois le soin de s’attarder sur l’importance de tel animal ou de tel morceau de viande dans un film ; ils n’en font pas le cœur de leur texte comme je peux le faire pour le Café des Images, ça vient juste enrichir leur pensée à eux, mais c’est là, c’est précieux, et souvent très pertinent.
Et par le public : j’ai perdu des followers sur Twitter parce que je parlais de végétarisme ; j’en ai gagné d’autres du coup, j’imagine qu’à présent les gens qui me lisent sont autant constitués de cinéphiles que d’animalistes. Vegactu m’a beaucoup soutenu, en publiant – alors qu’on ne s’était jamais rencontré – mes critiques de cinéma les plus ouvertement antispécistes. Après, une des réactions que j’ai eues le plus souvent, c’est « hé mais c’est tiré par les cheveux, ce film n’est pas du tout animaliste », mais le coup de l’analyse tirée par les cheveux, j’y ai toujours eu droit ; elle vient juste de gens qui sous-estiment l’intelligence des œuvres et des auteurs.
Corps d'animal : image et présence
« - Prendre un animal dressé pour faire croire à un animal libre, c’est déjà du mensonge. — »
- On remarque que la question animale occupe une place de plus en plus importante dans les films. Par petites touches (tel personnage étiqueté « végétarien », tel animal considéré comme une personne) comme en tant que sujet à part entière : documentaires sur les abattoirs, fictions animalières et, pour reprendre votre expression, films végétariens. Que pensez-vous de cette tendance (qui ne fait sans doute que refléter l’évolution de la société)? Parmi les productions récentes, bonnes et mauvaises d’ailleurs, y en a-t-il l’une ou l’autre qui vous a plus particulièrement touché ?
Les animaux sont de plus en plus présents au cinéma, c’est vrai ; d’une part parce qu’ils sont en train de disparaître de la surface de la Terre et qu’on n’a jamais autant conscience de la valeur des gens qu’au moment où on les perd ; ensuite parce qu’il devient plus facile, grâce aux nouvelles caméras et aux effets spéciaux, de les représenter. Tout ça va de pair avec une société humaine plus malade et honteuse que jamais de sa violence, qui essaie tant bien que mal de s’en guérir.
Parmi les
productions récentes, je ne peux pas ne pas citer Gorge Cœur Ventre,
de Maud Alpi : un garçon et son chien travaillent dans un abattoir, du côté de
l’usine où les bêtes vivent encore. Évidemment, ils deviennent dingues. C’est
une fiction, mais tournée dans les conditions du documentaire, dans un
véritable abattoir. Maud a su y filmer le regard des condamnés comme personne,
capter leur terreur, leur détresse, les relations entre eux... En général,
quand un documentariste arrive à saisir tout cela chez des humains, on dit
qu’il a su « révéler l’humanité de ses personnages ». Maud a su révéler
l’humanité des animaux envoyés à
l’abattoir par l’industrie agroalimentaire – soit dit sans anthropomorphisme
aucun, vraiment au sens où l’emploient les critiques quand ils parlent de
révélation d’humanité. C’est-à-dire que Maud a regardé ses sujets comme les
gens qu’ils étaient, à rebours d’un monde qui a plutôt tendance à s’en
désintéresser. C’est un film d’une force sans pareille. Sinon il y a eu Le
Livre de la Jungle de Jon Favreau, et ses sublimes animaux en images de
synthèse et son Mowgli qui choisit de rester dans la jungle. Sur le
militantisme en général, Tu
ne tueras point, de Mel Gibson, était très intéressant aussi.
- Devant le problème éthique que représente le fait d’utiliser les animaux (domestiqués ou dressés) comme interprètes pour des films de fiction et même pour des documentaires, on peut se réjouir du développement d’un art numérique capable de produire des animaux artificiels de façon assez réaliste. Cette évolution ne va-t-elle pas malgré tout sans signifier une perte ontologique pour le cinéma ?
Oui, je vois bien ce qu’il peut y avoir de triste à se dire que les animaux devant la caméra ne sont plus des êtres de chair et de sang mais des dessins. Je ne pense pas que ce soit très grave. Prendre un animal dressé pour faire croire à un animal libre, c’est déjà du mensonge, c’est déjà de la perte ontologique. Prendre un dessin pour faire croire à un animal libre, c’est du mensonge aussi, mais au moins ce n’est pas un mensonge déguisé en réel, caché sous le masque de réalité de l’animal. Je dirais même qu’un animal en images de synthèse est moins réel, mais plus vrai, qu’un animal dressé. Je parle ici des animaux sauvages, qu’on utilisait dressés sur les tournages. Les animaux domestiques, c’est autre chose : je ne suis pas contre l’idée qu’on les fasse jouer – aux deux sens du terme. De la même manière qu’on fait jouer des enfants, on peut faire jouer des animaux, si on prend soin d’eux comme on prend soin des enfants. Les chats, les chiens, les vaches, pourquoi pas les chevaux (cas litigieux, forcément…), pourquoi pas – tant qu’on ne les bute pas après le tournage ou qu’on ne les met pas en cage entre les prises. Donc non, pas de perte ontologique, ni du côté des animaux sauvages que le numérique a tendance à révéler, ni du côté des animaux domestiques, qui sont toujours là. Pour les documentaires, j’ai découvert ce soir Planet Earth 2, la dernière série de documentaires de la BBC. Si perte ontologique il y a, elle est due au montage et au commentaire, pas à la nature des images, qui n’ont jamais été aussi nettes. Après, est-ce qu’un animal est censé être net, et est-ce que les animaux flous de La Griffe et la Dent ne sont pas plus des animaux que les iguanes en hyper-gros plan de Planet Earth 2, vaste question...
Propos recueillis par Catherine De Poortere
Photos : L'Odyssée de Pi, Ang Lee ; Camille Brunel ; Gorge Coeur Ventre, Maud Alpi ; Noé, Darren Aronofsky.
Liens
Vie imaginaire de Lautréamont, L'Arbalète / Gallimard, 2011
Cet article fait partie du dossier Les véganes et l'antispécisme.
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