Musique classique et nouvelles technologies
Sommaire
Julien Lepièce
Musicologue, Julien Lepièce travaille comme indépendant dans le domaine du disque jazz et classique. Il intervient ponctuellement dans l’organisation de festivals et de colloques.
- POINTCULTURE : Dans le déroulement de la journée, il sera fait un état des lieux des apports de la technologie dans le secteur classique, tandis que les discussions qui auront lieu dans la foulée permettront d’examiner cette question sous les angles spécifiques de la création proprement dite, de l’écoute, de l’apprentissage et du merchandising de ces musiques. À qui ce programme s’adresse-t-il, quels sont les objectifs poursuivis ?
- JULIEN LEPIÈCE : L’après-midi est ouverte à toutes et tous : curieux ou professionnels, actifs dans le domaine de la musique (musiciens, compositeurs, institutions, labels, programmateurs…) ou dans le domaine des technologies (développeurs, entrepreneurs…). Les professionnels seront donc présents, mais c'est aussi l'occasion de faire découvrir cet univers à toute personne désireuse d’en apprendre plus sur le secteur et de découvrir du coup quelque chose de nouveau.
Le but global est de faire un état des lieux de ce qui se fait aujourd’hui et se fera demain en Music Tech dans le domaine de la musique classique.
La technologie et la musique vont bien ensemble et de très belles initiatives existent déjà dans le secteur. Mais la musique classique est rarement au centre des préoccupations lorsqu’on aborde le sujet du digital. C’est dommage car les connexions se font de plus en plus à l'insu des acteurs de terrain. Nous souhaitons donc mettre en relation les praticiens de la musique classique et les créateurs de technologies innovantes pour les faire avancer ensemble.
L’apport des technologies suscite aussi parfois le débat, notamment lorsqu’on touche aux aspects purement créatifs qui sont « aidés », voire même « remplacés » par l’intelligence artificielle ou autre. Il sera très intéressant d’entendre le point de vue de chacun sur ces sujets.
Dans le cas des nouvelles technologies, je pense que nous n’assistons pas spécialement à une révolution plus importante que d’autres tournants majeurs qui ont eu lieu par le passé dans le domaine de la création et de la diffusion de la musique, mais sa forme est différente. Plutôt qu’une avancée brusque qui crée une rupture avec le passé, le numérique apporte une accélération phénoménale et constante des possibles en plus de permettre une accessibilité toujours plus importante et au plus grand nombre. — Julien Lepièce
- Sur quelle base avez-vous construit la réflexion qui entoure cet événement ? Quels ont été vos référents, musicaux forcément, mais aussi dans le domaine des idées ou d’autres formes de création ? Essais, œuvres, lieux de débat, personnalités : à quels endroits puisez-vous votre inspiration ?
- JULIEN LEPIÈCE : Lorsqu’il s’agit de l’apport des nouvelles technologies et de la manière qu’elles ont de bouleverser non seulement notre quotidien mais aussi de modifier profondément nos manières de fonctionner, je pense que l’inspiration est absolument omniprésente. Ces technologies sont là, avec leurs bons et leurs mauvais côtés, on ne peut pas les contourner. Il nous est dès lors apparu important d’aller au fond du sujet pour tenter de cartographier ce qui se fait dans le domaine du classique.
Pour répondre plus précisément à votre question, on peut citer les œuvres musicales nées entièrement par un processus technologique, sans intervention directe d’un « compositeur ». Elles sont de plus en plus courantes. On peut également parler de tous les nouveaux systèmes de diffusion du son qui permettent à l’auditeur de vivre une expérience totalement nouvelle et immersive. L’inspiration vient donc surtout de ces nouvelles pratiques et possibilités qui s’offrent à nous un peu partout.
- Les rapports de la musique avec les courants scientifiques, philosophiques, économiques et technologiques ont toujours été étroits. Cependant, à partir du début du XXème siècle, ils se sont encore intensifiés. Qu’est-ce qui distingue l’époque actuelle au niveau de ces échanges qui ont toujours nourri la création musicale ? Le numérique représente-t-il véritablement une révolution ou s’inscrit-il dans la continuité des innovations (fracassantes elles aussi, pensons à l’invention du phonographe) des siècles passés ?
- JULIEN LEPIÈCE :La comparaison avec le phonographe est en effet intéressante. Il représente une révolution avec un véritable « momentum » en ce sens qu’il y a eu un avant (on ne pouvait pas écouter chez soi de musique enregistrée) et un après (c’était tout d’un coup possible). Dans le cas des nouvelles technologies, je pense que nous n’assistons pas spécialement à une révolution plus importante que d’autres tournants majeurs qui ont eu lieu par le passé dans le domaine de la création et de la diffusion de la musique, mais sa forme est différente. Plutôt qu’une avancée brusque qui crée une rupture avec le passé, le numérique apporte une accélération phénoménale et constante des possibles en plus de permettre une accessibilité toujours plus importante et au plus grand nombre. Cette manifestation de la nouveauté est donc tout à fait unique et propre à notre époque.
Gérôme Vanherf
Cofondateur de la plateforme Wallifornia Music Tech, partenaire du colloque
- Votre intervention dans le colloque renvoie à votre engagement dans Wallifornia Music Tech. De quoi s’agit-il ?
- GÉRÔME VANHERF : Wallifornia Music Tech est une ASBL créée par le festival Les Ardentes, le Théâtre de Liège et le KIKK festival à Namur. L’objectif de la plateforme est de faire de notre pays un hub pour les nouvelles technologies dans le domaine de la musique. En visant une reconnaissance internationale, on existe depuis 3 ans. Au départ, c’est donc un programme d’innovation, développé au cœur du festival Les Ardentes, s’adressant en premier lieu à l’industrie musicale (majors, labels, managers, organisateurs de festival et les artistes, évidemment) et dont le propos est de mettre en évidence ce que les nouvelles technologies peuvent apporter à ces métiers. On organise différents types d’événements, des conférences, un « hackaton », c’est-à-dire 24h durant lesquelles des codeurs, des ingénieurs et des artistes tentent de résoudre des challenges proposés par l’industrie, ainsi qu’un programme d’accélération favorisant les rencontres et levées de fonds entre start-up digitales du secteur de la musique tech et l’industrie musicale.
Le plus important, en ce qui concerne notre projet, c’est de comprendre que la musique tech ce n’est pas la musique électronique. — Gérôme Vanherf
- En tant qu’outil d’expérimentation, la technologie a notamment pour effet de briser les cadres anciens. Dans cette optique, quelle pertinence y a-t-il à maintenir des distinctions de genre au sein des musiques – et notamment la mention « musique classique » ? Ce serait quoi, la musique dite classique aujourd’hui ?
- GÉRÔME VANHERF : Le plus important, en ce qui concerne notre projet, c’est de comprendre que la musique tech ce n’est pas la musique électronique. Selon moi, ces distinctions de genre au sein des musiques ont tout lieu de continuer à exister. Nous, ce qui nous intéresse, c’est de voir comment les nouvelles technologies peuvent aider l’industrie musicale, et plus particulièrement la branche classique, à innover. Il ne s’agit pas non plus de mettre de la technologie dans tout. Évidemment, il y a des recoupements : organisation d’un concert, billetterie, retransmission. Les spécificités pour chaque genre interviennent, par exemple, dans l’emploi de la réalité virtuelle ou la réalité augmentée sur scène ou au niveau du travail de composition, dans la possibilité de recourir à une intelligence artificielle. En gardant un œil assez critique sur les nouvelles technologies, on doit reconnaître qu’elles sont d’un intérêt immense dans les manières de faire de la musique. Ceci dit, le maintien de frontières est important pour garantir une plus grande diversité d’approches de la musique.
- N’y a-t-il pas dans le fait que le numérique soit un vecteur de transversalité favorisant les performances comprenant son, image et arts vivants, une résurgence de l’idée romantique d’un « art total » ?
- GÉRÔME VANHERF : Un de nos partenaires sur le programme est le Théâtre de Liège, qui poursuit aussi cette réflexion sur l’apport des nouvelles technologies dans les arts de la scène. Alors, en tant que passionné de musique, j’ai envie de dire que c’est mon souhait. Que les nouvelles technologies permettent aux artistes qui nourrissent encore cette ambition de parvenir à les réaliser, tant mieux. J’ajoute que c’est une voie d’expression parmi d’autres, il n’y a pas de vision unique de l’avenir de la musique.
Romain Dayez
Baryton, fondateur du Rapt Invisible.
- Comment se présente Le Rapt Invisible ?
- ROMAIN DAYEZ : Il s’agit d’un projet de recherche autour de la création artistique sacrée contemporaine. Le projet que nous tournons actuellement, Cupio dissolvi, associe chant grégorien et musique électronique. Une part importante de notre activité, depuis l’existence de la compagnie, est d’associer nos compositions à la peinture, à la danse contemporaine et à la vidéo (ce qui est visible à travers trois clips vidéo publiés sur YouTube).
Le sentiment du sacré vient avant tout d’une révélation esthétique pure, d’une émotion liée à la Beauté, comme le témoignent les plus grands mystiques. — Romain Dayez
- Quel rôle conférez-vous, dans votre propre travail, aux nouvelles technologies, et plus particulièrement, quel rapport entretenez-vous avec l’expérimentation ?
- ROMAIN DAYEZ : Je pense qu’il y a actuellement un gros enjeu avec les nouvelles technologies car, contrairement à ce qu’on pourrait croire, la musique dite classique se porte malheureusement assez mal. Du moins si on continue à la présenter comme on l’a présentée jusqu’ici. Malgré toutes les méthodes de diffusion et de promotion des concerts, parfois très intelligentes et nobles, notre public vieillit et l’intérêt des jeunes pour ce répertoire est en chute continue. Mais je reste optimiste car, d’abord, tous les musiciens et programmateurs cherchent des solutions, et je pense que c’est grâce à l’expérimentation, aux nouvelles technologies, aux alliages, à la pluridisciplinarité de l’art et à la richesse des propositions, que nous pourrons donner un nouveau souffle et sens à cette musique, auprès de toute une part de la population pour laquelle cette musique n’est plus qu’élitiste et soporifique.
- En considérant que le sacré est la visée de votre travail de création/reprise/réécriture de musiques anciennes, faut-il comprendre que le sacré (et le sentiment qu’il sous-tend) relève d’une recherche formelle, d’une esthétique ?
- ROMAIN DAYEZ : Selon moi, « sacré » et « esthétique » sont indissociables ; il ne pourrait, à mon sens, y avoir un projet axé sur le sacré sans proposition esthétique personnelle et forte, autant musicalement que visuellement (proposition qui peut ne pas plaire, ce qui caractérise à peu près toutes les propositions en marge). Le sentiment du sacré vient avant tout d’une révélation esthétique pure, d’une émotion liée à la Beauté, comme le témoignent les plus grands mystiques. La recherche du Rapt Invisible passe donc par cette quête esthétique et je pense que nos trois clips vidéo montrent assez clairement dans quelle direction artistique nous marchons.
Liens
Colloque Classical Music Tech : le 01 octobre 2019 à la Ferme du Biéreau.
Questions et mise en page : Catherine De Poortere
Crédits photos :
Image de bannière : Festivals de Wallonie
Captures d'écran : Le Rapt Invisible, Velum templi et Requiem aeternam.