"Comment pensent les forêts" - L’homme ne pense pas seul
Pour esquisser une écologie de tous les êtres,
et non pas une écologie au service de l’homme. Au passage, il rencontre les
traces du colonialisme et leur impact sur l’imaginaire de ce peuple.
Le titre, intriguant ou accrocheur, déclenche
une série d’interrogations : « avec quel cerveau pensent-elles, les
forêts, et où se cache-t-il ce cerveau sylvestre, en quoi consiste-t-il
exactement ? » Aborder la chose ainsi révèle le poids de l’anthropocentrisme
qui ramène tout à la configuration humaine, laissant entendre qu’il n’y a de
pensée qu’au niveau de l’espèce humaine. C’est exactement ce qu’entreprend de
déconstruire cette étude avant tout ethnologique qui questionne tout autant la
manière dont pensent les humains. La pensée n’est pas le privilège des
individus humains, il y a de la pensée partout, chez les animaux, et il y a
création de formes de représentation chez les plantes, voire dans les configurations
inanimées de nos environnements. Le langage humain et son système symbolique
est une forme parmi d’autres, nourrie de cette pluralité de pensées et de
représentations qui l’entourent, il en tire des échanges stimulants, il en a
besoin pour rester en prise avec le réel, c’est de cet ensemble qu’il tire du
sens. Au lieu de le reconnaître et d’en faire une force, basée sur le principe
d’ouverture et d’accueil des systèmes de représentation du réel non-humain,
l’homme a voulu construire un langage excluant, qui serait le seul capable de
dire la réalité et prétendre à l’universel. Cela, qui se situe par rapport aux
expressions non-humaines, s’est exporté, à l’intérieur même du langage, entre
les différentes langues où il s’agissait toujours d’en imposer une qui soit
plus humaine, plus universelle en son essence,
et qui constitue la base des nationalismes. Avoir un soi, être soi, considéré
comme le propre de l’homme, étant lié à l’exigence d’avoir une âme et une
conscience de celle-ci, Eduardo Kohn le met d’emblée au pluriel : il y a
des sois, générant différents systèmes de représentation du réel, et qui
interagissent. Il faut s’habituer à penser le lieu où l’on vit comme une
écologie de sois de natures différentes. Cette conception vise à déminer cette
erreur qui « consiste à voir le soi
comme une sorte de boîte noire (une petite personne à l’intérieur de nous, un
homoncule) qui serait l’interprète de ces signes sans être elle-même le produit
de ces signes ». Cette erreur détermine nos systèmes culturels depuis
très longtemps. En lieu et place de la confiscation du signe et du symbolique
par l’homme, Kohn décrit des formes vivantes et ouvertes qui évoluent dans des
contextes qui se croisent – au présent, au passé et au futur – et forment ce
qu’il appelle une sémiose. Il n’y a donc pas de monopole du sens et de la
vérité. Le non-humain y joue à égalité avec l’homme, les interprétations que
les uns et les autres êtres produisent pour tracer leur cheminement, mener à
bien leurs activités, s’influencent mutuellement au sein de mêmes territoires. Tout
le monde doit être attentif aux autres, chercher à se comprendre, se traduire. C’est
une sorte d’animisme qu’il décrit de la sorte, rappelant que « le monde
dans lequel nous vivons dépasse le symbolique » et que les « touts
ouverts » qui en découlent et qu’il s’agit d’étudier, « s’étendent
au-delà de l’humain ». C’est pour cela qu’il met son travail d’ethnologue
au service de l’émergence d’une « anthropologie au-delà de
l’humain ».
Il le fait en restituant les enseignements
qu’il tire de ses années de vie partagée avec les Runas d’Amazonie. Cela
concerne la perméabilité entre les différents états, d’abord entre celui de
veille et de sommeil. Ensuite, entre les humains et leurs animaux domestiques,
surtout les chiens, et les autres animaux de la forêt, qu’ils doivent chasser
pour se nourrir. Il n’y a aucune certitude qui s’installe, mais plutôt un
langage en constante recherche, intégrant absence et confusion des choses. Notamment
pour établir un véritable langage qui permettent aux hommes et aux chiens de se
comprendre, ce que l’auteur appelle un pidgin trans-espèces. (L’émergence de
pidgin est souvent liée aux contextes coloniaux et précisément, les Runa
transposeraient aux relations avec leurs chiens, la posture coloniale des
Blancs à l’égard des Runa eux-mêmes ! Une trace parmi d’autres de
l’histoire coloniale amazonienne ayant trait à l’exploitation du caoutchouc.
Les autres étant la similarité de certain chamanisme avec la hiérarchie imposée
par le pouvoir colonial, et la conception de Maîtres de la forêt ressemblant
aux dominants blancs). Ensuite, sans cesse, une interprétation des signes
produits par les animaux sauvages, sonores ou visuels. Le langage Runa intègre
des sons qui permettent de se représenter comment pensent les animaux, de
comprendre comment ils agissent et réagissent. C’est une langue qui est
toujours entre plusieurs formes et manières de rendre compte du réel. Les
formes, fluides, sont les consistances invisibles par lesquelles l’évolution
d’un milieu est le résultat de la co-évolution de toutes les espèces qui le
constituent, et cela, pour l’ensemble de ces espèces se décline en régularités,
en habitudes, en pratiques par lesquelles chaque espèce se représente son
environnement, la manière dont il agit sur elle, et la façon dont elle y forge
sa place. C’est de là que découle la sémiose. Et la forêt tropicale, lieu
extraordinaire de proliférations de formes portées par de multiples sois qui
interagissent, est idéale pour prendre conscience de ces interactions. A cela
bien entendu s’ajoute au fil du temps, l’intégration de l’histoire, des siècles
d’expérience, le monde de l’au-delà, l’influence des morts, la tentative de
penser le futur, de le préparer. Toutes choses que l’on connaît par ici aussi. Le livre Comment pensent les forêts n’apporte
pas d’explication finale ni de solution, il indique une direction dans laquelle
il convient de chercher pour sortir de l’impasse écologique dans laquelle se
trouvent nos sociétés modernes. Cela passe par une anthropologie au-delà de
l’humain. Ce que cette orientation peut engendrer comme pistes concrètes,
nouvelles régularités et habitudes, nouvelles formes de vie, cela ne peut se
dégager qu’à force de s’y engager, de prospecter cette voie, d’y investir notre
intelligence collective. Comment favoriser une écologie des sois, pas seulement
des humains, mais de tous les sois ? Les Runas ne sont pas angéliques, ce
sont des prédateurs, ils tuent des sois non-humains pour se nourrir. Ils
essaient de le faire en ménageant la chèvre et le chou, si je puis dire, en
respectant un équilibre, en ouvrant leur esprit à un « nous » plus
large qu’eux-mêmes et c’est à quoi l’auteur nous invite à importer dans notre
réflexion prospective :
Réaliser un plus grand Nous, un Nous qui ne prospérerait pas seulement dans nos vies, mais aussi dans les vies de ceux qui vivent au-delà de nous. Ce serait là notre don, si modeste qu’il soit, au futur vivant. — -Ce n’est pas simple. Nos esprits n’y sont pas préparés, cela implique une décolonisation de nos systèmes symboliques. C’est donc un livre à ruminer pour entrevoir ce que signifie de se penser en « touts ouverts », qu’est-ce que ça dégage comme possible, comme autre politique ?
Toutes questions au cœur de la thématique Nature Culture qu’explore PointCulture au cours de sa saison d’octobre 2016 à juin 2017 et qui resteront en veille active dans la rubrique « Environnement » de son magazine sur le web.
Pierre Hemptinne
Eduardo Kohn: Comment pensent les forêts - Vers une anthropologie au-delà de l'humain
(ed. Zones sensibles, 2017)