Conversation avec Mary Jiménez et Bénédicte Liénard
Lorsque j’arrive à mon rendez-vous pour une interview avec les réalisatrices, il me faut un temps pour sortir l’enregistreur… Tout en l’allumant, je commence à parler de la complexité du film… Rapidement, l’interview se transforme en conversation…
Bénédicte Liénard : C’est une complexité que vous vous inventez… Parce que ce sont les cinéastes qui doivent se confronter à la complexité. Le spectateur, finalement, il voit un film. Alors si, pendant que vous voyez le film, vous essayez de décoder ce qui se passe en même temps, vous n’arrivez pas à vivre le film. Et décoder ce film-là en le voyant pour la première fois, c’est juste impossible.
Marc Roesems : À cette première vision, le côté esthétique agissait presque comme un filtre. C’est à la fois un liant et en même temps un filtre… Et puis, je me demandais dans quoi j’étais emmené parce que, dès les premières images, l’adolescente qui interprète Tania est endormie. Cela me plaçait, en tant que spectateur, dans une position ambiguë, presque de prédation. C’est quelque chose qui n’est pas du tout commun dans un film documentaire.
Bénédicte : Attends, je peux te poser une question ? Et si ce que tu vois n’était pas un documentaire ?
Marc : Pour moi, c’est un film.
Bénédicte : Non, mais par rapport à ta position de prédation, parce que tu crois que tu vas voir un documentaire, est-ce que ça a joué ou pas ?
Marc : Peut-être…
Bénédicte : Je pense… mais bon. Je pense qu’en fiction, tu as quelqu’un qui dort, c’est quelqu’un qui dort…
Marc : Oui et non parce que dans une fiction, quand on filme quelqu’un qui dort, il y a une tension qui est induite.
Mary Jiménez : Sauf que dans les fictions, quand les gens dorment, on n’y croit pas. Et ici, elle dort vraiment.
Bénédicte : (rire) Oui, le premier plan, elle dort…
Mary : Oui, et c’est absolument différent. Parce que tout est relâché. C’est autre chose. C’est quelque chose qui me frappe (dans les fictions) : comment veut-on me faire croire qu’ils dorment alors qu’ils ne dorment pas ? Peut-être que c’est un peu ça aussi…
Mais quand vous dites « prédation », est-ce que ça veut dire que le film vous met dans une situation inconfortable dans la relation que vous entamez avec une personne qui aurait été induite à faire quelque chose qu’elle ne veut pas ?
Marc : Oui.
Mary : Le cinéma est un lieu de prédation, effectivement, dans lequel la caméra va toujours aller chercher quelque chose, pour l’avoir (à l’image). Et nous, on a justement travaillé à l’inverse. Nous nous sommes dit qu’il ne devait pas y avoir de prédation. Tout est au présent. Il n’y a pas d’anticipation.
Cela a été quelque chose de très difficile à travailler avec la cheffe op parce que les cameramen sont habitués à la prédation et à ce rapport à l’objet qu’ils doivent saisir au bon moment, et qu’ils doivent anticiper.
Nous, on lui a interdit de faire ça. On voulait que le film soit une caresse, un long présent, où tout a la même valeur. Tout est de l’être au présent. C’est l’inverse de la prédation mais ça produit un effet parce que ça vous met au présent du regard. Et là, vous, vous faites partie de ce présent, ce qui peut être inconfortable.
Bénédicte : Ça peut être inconfortable d’être dans le présent d’un regard. En même temps, tout dépend de vous et votre vie. Chaque spectateur a un secret en lui.
Marc : Oui, en tant que spectateur, on projette toujours des choses sur l’écran.
Mary : Bien sûr. Mais, en même temps, j’aime bien le fait que vous partiez de votre expérience intime, subjective, du film. Et nous, ce que nous voulons, c’est créer une subjectivité du spectateur, dans laquelle il est « avec » le personnage, « dans » le personnage, vivant son expérience : avec cette torpeur et le fait que le bateau va à son destin de manière inéluctable, qu’il n’y a pas d’échappatoire… C’est une espèce d’entonnoir.
Ça, nous l’avons travaillé, bien sûr, avec des outils de la fiction et de la narration pour que les gens ressentent ça comme le personnage.
Marc : Comment le film a-t-il été écrit ? Est-ce au fur et à mesure de vos rencontres ?
Bénédicte : Je vais vous raconter la genèse du film. Il faut savoir qu’au niveau de l’or et des mines d’or, au Pérou, on est sur un terrain où il y a énormément d’exploitations, et donc d’exploitations illégales aussi. Qui dit illégalité dit mafia de l’or. L’Amazonie en regorge, c’est vraiment comme ça. Pendant le tournage de Sobre las Brasas (2013), on a rencontré beaucoup de personnes qui nous parlaient de leur désir d’aller chercher de l’or, parce qu’on désire tous la richesse immédiate. Et dans les mythes, il y a l’idée suivante qu’on va tendre la main et trouver une pépite. C’est quelque part le réel et le mythe qui se croisent. Et on est avec des populations qui sont dans une pauvreté réelle. Vouloir aller chercher de l’or, c’est naturel chez à peu près tout le monde au Pérou.
À la fin du tournage de Sobre las Brasas, on a rencontré un gars – aujourd’hui journaliste – qui avait été chercheur d’or pendant son adolescence. Il nous a raconté une histoire qui avait attiré notre curiosité : il nous a parlé de son expérience personnelle dans une mine, et comment, à un moment donné, cette quête de l’or est devenue addictive. On ne peut plus s’arrêter. Il est question de tous ces lieux où on croit que la richesse est à portée des doigts… mais quand l’argent tombe, quand la pépite vous arrive, elle vous brûle les mains… et dès qu’un chercheur d’or a de l’argent, il consomme tout son fric dans les bordels. Tout à coup, ils se sentent les rois du bordel, les rois du monde, parce qu’ils peuvent avoir toutes les filles. Et donc, lui était pris là-dedans, ne pouvant plus s’en aller tellement l’addiction était forte… Un matin, il s’est réveillé et s’est dit : « Si je ne pars pas aujourd’hui, je suis un homme foutu. Je vais mourir ici. Il faut que je m’arrache. »
Il est parti au bordel trouver la fille avec laquelle il avait une relation assez chouette, dont il était amoureux, et il lui a dit : « Pars avec moi, prends le risque, pars avec moi ! » Elle lui a répondu qu’elle ne partirait pas parce qu’elle avait une dette sur la tête et qu’« ils » viendront la chercher pour la tuer. Il a quitté cette femme et est sorti de ce cycle infernal.
Bénédicte : À partir de cette histoire, on a commencé à nous intéresser à la condition des mineurs, dans les zones illégales. On a fait beaucoup de repérages avec un anthropologue péruvien, spécialiste sur la question de ces zones. On a été dans des bordels, on a rencontré des filles. Il y a eu un très long travail de repérage des deux côtés, avec des mineurs et avec des prostituées.
Et puis, dans ces zones illégales, où il est très dur de vivre et presque impossible d’amener une caméra, parce que c’est très dangereux, nous avons entendu parler d’un policier qui vouait sa vie à retrouver des gamines.
On a rencontré Vazquez dans un commissariat spécialisé dans la traite des êtres humains à Iquitos, toujours en Amazonie, mais loin de ces zones contrôlées par les mafias. Après quelques jours (une bonne semaine) avec lui, durant lesquels nous avons travaillé dans un rapport de confiance, il nous a confié des dépositions sur une clé usb. Et là, quand on a ouvert les dépositions, on était à l’intérieur de l’intérieur de la vie de ces filles qui avaient été récupérées. C’est à ce moment-là qu’on a décidé de faire le film.
De toutes ces dépositions, on a fait une histoire, qui est celle de Tania. Ce personnage est composite. Plein d’histoires se retrouvent en elle, tout comme la vie de Lydia, qui l’interprète ; Lydia n’ayant pas été prostituée, mais ayant été victime de violences sexuelles, violée à plusieurs reprises et rencontrée dans un refuge qui accueille les filles récupérées par la police.
Marc : Il y a aussi l’apparition de cet étrange et inquiétant personnage, la proxénète transsexuelle… Je la trouve inquiétante parce que, sous des dehors affables, c’est elle qui amène « Tania » à se prostituer… et il y a aussi ce basculement dans le dispositif : la caméra (jusque-là extérieure) adopte le point de vue subjectif de Tania. La proxénète lui demande de sourire et de s’habiller de manière plus agréable pour les hommes.
Comment en êtes-vous venues à inclure un tel personnage ?
Bénédicte : Explique le « chullachaqui » !
Mary : Lors de nos rencontres avec le policier, on a appris que beaucoup de proxénètes étaient des « trans » parce qu’il y en a énormément à Iquitos et qu’ils ont besoin d’argent pour pouvoir se payer leur traitement d’hormones. Et donc, ils trouvent des filles et font les passeurs en les emmenant dans les lieux de prostitution. Ce ne sont pas eux qui les prostituent mais ils leur promettent un boulot, les y emmènent et leur paient le voyage. Après, il y a un échange avec quelqu’un d’autre, comme vous le voyez dans le film.
Nous nous sommes dit que l’idée d’inclure ce type de personnage était bonne mais nous ne voulions pas salir l’image des trans.
À Iquitos (et plus généralement dans la jungle péruvienne), il y a ce mythe très connu… Ce n’est pas un mythe qu’on a été chercher dans un livre… C’est quelque chose de commun, que tout le monde vous raconte : beaucoup d’entre eux ont eu une rencontre avec le « chullachaqui », qui est quelque chose comme le joueur de flûte de Hamelin : quelqu’un qui apparaît dans la jungle, sous la forme d’un père, d’une mère, de proches, et qui appelle les gens pour les faire se perdre dans la forêt. Il y a beaucoup d’histoires… Tout le monde vous raconte une histoire différente… C’est parfois extraordinaire : quelquefois, le chullachaqui prend la forme de l’époux, pendant un certain temps, parce qu’il est mauvais, il frappe la femme, et puis le chullachaqui s’en va… Donc, c’est assez génial comme mythe.
Mary : On a décidé de l’utiliser pour que ce soit le chullachaqui qui amène la fille et pas nécessairement la transsexuelle (en tant que personne identifiée comme telle).
La fille qui incarne le chullachaqui étudie pour être avocate et veut défendre justement la cause des trans. Nous l’avons rencontrée dans une manifestation LGBT.
On lui a proposé de passer un casting parce qu’elle nous intéressait, et nous l’avons trouvée très très bien. L’année suivante, pendant le tournage, elle a vraiment incarné le personnage… Il y a beaucoup d’autres plans qui ne sont pas dans le film… mais c’est un personnage qui sort de la forêt…
Nous voulions que ce soit quelque chose de très ambigu, d’inquiétant et d’étrange…
Marc : Oui, c’est inquiétant…
Mary : Il y a comme un petit démon à l’intérieur…
Bénédicte : Il y a aussi le jeu avec les masques. Le film est une histoire de doubles. Il est une histoire de masques, une histoire de mensonges. Toute l’histoire du film, c’est faire miroiter à l’autre, pour le trahir, le tromper, l’utiliser… Tania croit en quelque chose. Et en fait, constamment, le masque est la figure centrale… C’est un film sur les apparences trompeuses… comme on croit qu’on va devenir riche en partant chercher de l’or, comme on croit que le travail consiste à (simplement) servir dans des bars… le thème central, c’est ça : on fait miroiter quelque chose à cette fille.
C’est pour ça que les trans nous intéressent aussi. Et avec les masques… ça travaille des zones de métaphore…
Marc : Oui, d’autant que l’image est toujours flottante. Je crois qu’à aucun moment, elle n’est posée. Donc, on a toujours affaire à une espèce de regard subjectif, même si on n’est pas dans la tête de Tania… On est en flottement…
Bénédicte : C’est parce que le film est une histoire de mémoire. Au niveau narratif, c’est l’histoire d’une fille qui se rappelle quelque chose. Il fallait travailler à partir du lieu de la mémoire, et se dire : « Tiens, la mémoire de quelqu’un au cinéma, comment on le fait ? ». Quand vous vous rappelez quelque chose, les images ne sont pas organisées de manière linéaire ; ça ouvre des possibilités narratives et, quelque part, ce côté flottant est de l’ordre aussi de la mémoire, du souvenir, ainsi que du lieu, c’est-à-dire l’Amazonie. C’est un monde de chaleur, de torpeur, de lenteur (on ne peut pas courir, il fait plus de 40°).
Il y a un cinéma de la sensation qui va aller au cœur de ça, et qui est ce que vous dites : ce rapport flottant.
Et comme c’est un processus de déshumanisation, quelque chose se désarticule… Quelque part, c’est aller au bord du vertige, au bord du précipice… Quand on perd son identité, c’est parce qu’on est au bord du gouffre.
Au début, Tania ne réalise pas ce qui lui arrive. C’est un jeu de doubles, c’est un truc qui flotte, effectivement.
Marc : C’est ce motif-là aussi qui revient… cette espèce d’engourdissement, de désolidarisation du corps…
Bénédicte : … et de l’esprit. Tania dit : « Je me suis tellement séparée de mon corps… Comment revenir ? Comment encore pouvoir revenir ? » Et ça, ce n’est propre ni à Tania ni à l’Amazonie, c’est propre à toutes les filles qui ont été violées. Comment revenir dans un corps qui a été utilisé et qui ne m’appartient plus ?
Marc : Oui, et puis il y a des plans qui font tout à fait sens par rapport à ça, ce sont ceux qui ne montrent que des parties de corps. Le corps n’est filmé que par fragments, par portions. Tout comme les lieux, qui sont imprécis, le corps est partiellement filmé ou flouté…
J’aurais voulu revoir le film avant de vous poser la question mais il me semble que la seule fois où on voit Tania dans son intégralité physique, c’est dans le commissariat. On la voit dans son entièreté.
Mary : Oui, en tant que sujet dans un espace-temps… Vous êtes observateur… En fait, vous voyez, c’était important pour nous d’avoir une narration dans laquelle on rentre dans la mémoire de cette fille mais, à un moment donné, il fallait qu’elle puisse, en tant que sujet parlant, en pleine possession de son histoire, raconter à un homme la partie terrible de son histoire, et ne pas jouer avec ça. À partir de ce moment-là, c’est une personne responsable qui assume et son histoire et sa parole.
Donc, pour revenir à la structure du récit, celui-ci commence dans la mémoire, dans le flottement, mais au moment où elle (Tania) est en mesure de le dire, le film la considère aussi comme une personne dans un espace-temps où elle a la « maîtrise ». C’est pour ça que le film commence avec une voix off, dans le flottement, parce qu’il épouse la subjectivité de Tania sur son chemin inéluctable, celui de l’exploitation. Mais lorsqu’elle le dit, alors là, on est avec elle autrement.
On s’est posé des questions en tant que femmes : Comment faire pour éviter le piège de tous les films qui parlent de prostitution ? Comment éviter tout voyeurisme ? Comment on va faire, nous, pour éviter ça ?
Donc on a décidé que la partie terrible de cette histoire, la partie morbide, qui se passe à l’intérieur des bordels ne serait pas montrée. On ne serait pas « dans » le bordel mais « dans » la parole d’un sujet. Et ça c’était une décision politique de femme qui a structuré tout le langage du film.
Marc : Il y a peut-être un moment où ça m’a gêné, c’est… Je me rends bien compte que ce sont des endroits difficilement accessibles, encore moins avec une caméra, mais, justement, quand on est dans cette ville, qui ressemble à une petite ville du Far West, je me suis dit : « Ah, là, on rentre dans quelque chose de beaucoup plus dur. » Les mots étaient déjà durs, ils nous avaient préparés… Mais là, on rentre vraiment dans quelque chose de beaucoup plus matériel que tout ce qui était montré auparavant. Et cette partie-là, elle vient aux trois quarts, c’est quelque chose qui permet aussi…
Mary : … d’incarner… Là on est vraiment au cœur…
Marc : Là, on est vraiment dans le réel…
Mary : Ce n’est pas un rêve… On n’est plus dans le rêve, là.
Marc : C’est pour ça que c’est difficile de prendre votre film par un bout ou par un autre, parce que tout se tient et c’est vraiment compliqué.
Bénédicte Liénard nous quitte pour une autre interview, à Radio Campus… Je me retrouve avec Mary Jiménez pour terminer l’entretien…
Marc : On était en train de parler du corps et de cette manière particulière de le filmer… Comment s’est déroulé votre travail avec Virginie Surdej ? Vous étiez dans le dialogue ? Vous a-t-elle fait des propositions ?...
Mary : Virginie n’est pas juste une cheffe op. C’est vraiment une artiste…
Marc : Oui, c’est ce que j’allais dire. Rien que quand on voit Ruben (le chercheur d’or), rien que cette partie-là pourrait faire penser à un Bill Viola… C’est une proposition artistique en tant que telle. Ce corps qui plonge, dans un travail désespéré, à la manière d’un Sisyphe…
Mary : C’est un homme qui se noie… Nous voulions ce plan depuis longtemps… depuis que nous avions vu les mineurs dans l’eau. On s’est dit que c’est tellement important d’être dans un corps à corps avec la caméra, et « dans » l’eau… Et s’enfoncer avec lui… Nous voulions cette image et nous l’avons eue.
Virginie a tout de suite accepté et a trouvé tout ce qu’il fallait pour le faire… il y a notamment un filtre qui fait en sorte que les gouttes ne restent pas dans l’objectif, il y a une manière de rentrer dans l’eau… beaucoup de technicité, en fait.
Mary : Ce plan, on l’a fait deux fois. Après la première fois, Virginie s’est dit qu’il y avait moyen de faire mieux. Donc, on est retournées et on a passé une journée entière pour le réaliser. Parce qu’en fait, le mineur fait des trous avec une espèce d’aspirateur ; il suce la rivière mais il fait des trous… et celui ou celle qui se trouve avec la caméra tombe aussi…
Si on lui explique les choses, Virginie peut aller là où on ne pouvait jamais imaginer, au-delà de notre propre imaginaire. On voulait que ce plan soit comme un film… Vous avez bien regardé… C’est un plan qui sort complètement du film. Et on a eu beaucoup de problèmes parce que les gens, quand ils voyaient le film sans le son nous disaient que c’était un plan trop long, qu’il fallait le couper. Pour nous, c’est le contraire. Ce plan doit exister dans sa durée. Parce que c’est une espèce de manifeste à l’intérieur du film, différent.
Marc : Oui, et puis cela fait vraiment résonner tout la partie des hommes qui sont exploités…
Mary : … les hommes qui ne sont pas là. Il fallait faire exister l’homme, là.
Mary : On a parlé avec Virginie pour lui expliquer ce que nous voulions. En fait, on voulait travailler avec des plans, des unités d’espace-temps, des plans séquences, qui puissent aller n’importe où dans le film. C’est-à-dire que je peux prendre le plan du paysage et le mettre ailleurs. Et que chaque plan fonctionne en soi. Parce qu’on voulait construire la mémoire dans la salle de montage.
Virginie a compris ça. Elle a compris aussi, comme je vous disais au début, qu’on n’est pas dans la prédation mais dans la valorisation du temps présent, absolument. Et une goutte, ça vaut un pied, un visage, une main… On est dans une caresse et pas dans une « prise ».
Mary : Au début, pour elle, c’était un peu difficile, parce que son corps de caméraman est habitué. Nous étions à côté d’elle ; elle faisait ça… (mouvement de mains) et nous « Non, non ! ».
Et alors, un jour… bon, le deuxième ou le troisième jour, on a filmé une scène qui n’est pas dans le film. À un moment donné, on a vu que dans son corps était apparu la connaissance de ce qu’on voulait. Et à partir de ce moment-là, elle a proposé beaucoup de choses qui sont fantastiques.
C’est aussi un travail avec le point, parce qu’on ne voulait pas arriver et faire le point… Non, le point, c’est cette espèce de tension du regard qui crée d’abord le désir de voir et d’en avoir, et pas dans la prise… C’est une artiste. C’est quelqu’un qui est dans l’interprétation de la vision et pas dans l’exécution. Et on avait besoin de rencontrer quelqu’un comme ça !
Mary : Là, on a trouvé notre cheffe op ! Et elle adore travailler avec nous parce que justement on la pousse au-delà de ses limites. On dit des choses et elle nous répond : « Comment je vais faire ça ? ».
Marc : Surtout pour un sujet aussi terrible. C’est, effectivement, la part des choses entre le beau et le vrai, le dur, parce que même quand ce sont des paysages « beaux », comme un coucher de soleil, ou des paysages crasseux, les choix sont esthétiques mais aussi éthiques.
Mary : Oui, en effet, c’est un film où le côté éthique a été très important. Et par exemple, vous savez, la scène dans le bordel, avec la vraie prostituée et Tania, nous n’étions pas là, Bénédicte et moi, parce qu’il n’y avait pas assez de place. Nous sommes arrivées dans ce bordel et avons parlé aux filles et leur avons dit que nous voulions tourner deux scènes dans cet endroit : la scène de danse et une scène dans une chambre. Elles ont accepté, c’était leur jour de repos. On ne voulait pas des mecs, en tout cas. La fille a été d’accord pour qu’on filme dans son lit. Tania (Lydia) s’est couchée à côté d’elle et nous sommes parties. Virginie est sur le lit et écoute leur conversation. Nous ne savions pas ce qui avait été dit. Mais là, elle (Virginie) était tout à fait dans le regard que nous lui avions demander d’incarner.
Marc : Cette scène-là est très particulière. Elle m’a un peu gêné… d’être aussi proche, dans l’intimité de ces personnes. Évidemment, elles doivent avoir ces moments… et puis je me suis dit qu’il fallait aussi montrer une autre facette de leur réalité… autre que celle de victimes…
Mary : Oui, dans une réalité quotidienne, autre que le cliché…
Marc : Quels sont vos futurs projets ? Et seront-ils dans la même veine que By the Name of Tania, mêlant fiction et documentaire ?
Mary : On veut repousser cette frontière-là, en fait. On a intérêt à travailler dans cette zone de friction, entre les deux, parce qu’on trouve que la fiction manque souvent de la spécificité et de la richesse du réel, qui sont assez difficiles à réaliser en fiction, et d’un autre côté, le documentaire a besoin des outils de la fiction pour tirer le spectateur dans un regard proche de ce qui est dit. Ce rapprochement est une espèce de défi. Parce qu’un documentaire, il se passe devant vous. Mais, une fiction, vous êtes ou à côté, ou dedans, autrement.
Marc : Une fiction raconte une histoire… C’est une espèce de contrat tacite (entre le film et vous) dans lequel vous placez votre confiance : vous acceptez des propositions nécessaires au bon déroulement de l’histoire qui vous est racontée. Le documentaire, c’est un investissement. C’est du temps et ça demande tout de même une certaine disponibilité.
Mary : Oui, c’est vrai, ce n’est pas un truc qui se consomme facilement.
Marc : Et je trouve qu’ici, avec By the Name of Tania, on est au bout de la porosité du cinéma fiction/documentaire… Peu importe le nom… c’est toujours le mot « hybride » qui revient, faute de mieux…
Mary : Mais nous ne pensons pas « hybride ». Nous commençons avec une envie de quelque chose et les choses commencent à naître. Est-ce qu’on va filmer les prostituées ou non ? Et si on ne les filme pas, qu’est-ce qu’on fait ? Et donc, petit à petit, le film commence à trouver sa forme. Mais on commence par un désir de cinéma à partir du réel. Puis on le laisse se développer. Moi, je dis que c’est comme une semence, à partir de laquelle va sortir un arbre, mais on ne sait pas de quel arbre il s’agit…
Marc : Vous n’avez pas d’idées préconçues ?
Mary : Non. Et là, on a une autre idée, un autre désir. On est retournées en Amazonie parce qu’on veut faire un triptyque de l’Amazonie... On va travailler un peu autrement mais toujours à partir d’une réalité, en étant un peu plus proches des personnes qui l’ont vécue. Nous travaillons avec une personne qui écrit aussi par rapport à son histoire… On avance…
Sur ces derniers mots, je sentais que Mary Jiménez ne voulait pas trop dévoiler le projet de leur prochain film… ce fut la fin de notre conversation.