Collection | Coups de cœur cinéma et musique, 4 février 2021
Sommaire
Adulescent : The King of Staten Island de Judd Apatow
Scott, à 24 ans, est encore un adolescent. Il vit chez sa mère, rêve d’ouvrir un restaurant ou un salon de tatouage et, surtout, il traine beaucoup avec ses amis, sans but précis sinon se marrer un peu. Disons-le franchement, Scott est drôle, doux, doué mais très agaçant la plupart du temps. Il faut dire que depuis qu’il a perdu son père, pompier héroïque, quand il avait 7 ans, il a du mal à croquer la vie à pleines dents et le nouveau petit ami de sa mère, homme du feu lui aussi, enflamme son anxiété.
Scott s’attarde dans l’adolescence et le film s’attarde sur l’attardement avant d’aboutir à une émancipation magnifique quand l’adulescent fait face à ses angoisses et responsabilités. Judd Apatow (40 ans, toujours puceau, Funny People, etc.), réalisateur et producteur iconique de la comédie américaine, signe ici un film d’apprentissage doux-amer, hilarant et superbement touchant. Dans une rudesse parfois un peu désagréable – mais il faut l’être pour gratter sous la peau jusqu’aux névroses –, le cinéaste révèle avec douceur les nervosités d’un garçon traumatisé par le deuil. [AJ]
Soyez sympa, effacez : Effacer l’historique de Gustave Kervern et Benoît Delépine
Trois voisins d’un lotissement de province française (trio de choc interprété par Blanche Gardin, Denis Podalydès et Corinne Masiero) sont désespérés par les déveines quotidiennes des nouvelles technologies. Un jeune homme menace Marie de dévoiler une sextape où elle apparait ; la fille de Bertrand est harcelée à l’école et Christine ne voit pas ses étoiles décoller sur son appli de chauffeure tandis qu’elle va jusqu’à dérouler le tapis rouge pour ses clients. Ensemble, ils lancent une guerre contre les géants du net. Rien que ça.
Kervern et Delépine dénoncent la déprime de la vie moderne. Cette déprime injuste qui colore une société dont les citoyens sont traités comme des pigeons. Le duo de cinéastes porte un regard noir sur le vivre ensemble avec la touche d'humour à priori absurde et pourtant juste qu’on leur connait. Parce que le rythme du scénario privilégie les gags et les idées, il est un peu saccadé et le résultat à l’écran est singulier, délicieusement bizarre ! Un film pour les amateurs de l’acerbe et du saugrenu. [AJ]
L’œuvre sans plus : L’Œuvre sans auteur, Parties 1 et 2, drame de Florian Henckel von Donnersmarck
Le récit suit le parcours d’un jeune peintre de l’Allemagne de l’Est, de son enfance dans les années 1940 quand sa tante tant aimée est tuée par les nazis pour sa santé mentale, jusqu’au début de sa vie adulte quand il s’installe avec sa femme en Allemagne de l’Ouest. Là, il étudie un art aux antipodes du réalisme socialiste qu’il avait appris.
Un film fleuve pas très original (plutôt académique, didactique) mais qui emmène le spectateur dans un récit historique passionnant. Si l’on met de côté les banalités énoncées sur l’art (le protagoniste aime dire que « tout ce qui est vrai est beau »), on plonge avec plaisir dans cette fresque historique inspirée de la vie du peintre Gerhard Richter. [AJ]
La Nuit devant de Baden Baden
Troisième album pour ce duo français qui chante parfois en anglais mais dont les manières et les chansons se sont émancipées de ce qui s’avère parfois une tutelle encombrante. Mais il y a mieux que cette émancipation, c’est que, si on écoute leurs trois disques d’affilée, on comprend qu’ils se trouvent, c’est-à-dire que leur manière est de plus en plus aiguisée et convaincante, donc que les étiquettes et les influences, quelles qu’elles soient, n’ont plus vraiment d’importance. C’est toujours un petit miracle d’être séduit par un nouveau disque, on s’y met, un peu timide et anxieux, on se demande si ça va marcher, et quand la magie opère on se dit que sans doute quelque chose est entré dans notre vie. C’est peut-être aussi qu’on s’est trouvé un peu soi-même, c’est-à-dire que l’incessant travail d’écoute et d’exploration finit par nous permettre d’affiner notre jugement. La Nuit devant rayonne de mille choses réussies mais pour en citer une, je vais dire que ce qui m’a le plus frappé lors des premières écoutes est le bel équilibre entre parties vocales et instrumentales, chacune ayant une vie propre mais se mariant au mieux, signe que l’art de la chanson trouve là une de ses belles expressions. [DS]
Christophe etc. – Vol. 1 et 2 de Christophe et une vingtaine d’invitées et invités
Prenons un exemple : la chanson « Petite fille du soleil », le duo avec Camille. Au début c’est bien du Christophe mais, très vite, Camille s’empare de la chanson et elle prend quelque peu les commandes tout en préservant l’univers très codifié du chanteur, la chanson se termine alors en douceur dans une atmosphère qu’on croirait sortie directement de l’album Le Fil (de Camille), comme s’ils s’étaient entremêlés. Pourtant ça ne ressemble pas vraiment à une conversation, plutôt deux présences qui s’accordent ou une sorte de transmission de pensée (la musique n’est-elle pas une transmission de pensée ?). Au fil de ce double CD, on peut multiplier ainsi les petites histoires qu’on se raconte à propos de ‘comment s’y sont-ils pris pour qu’on ait l’impression d’une rencontre’, mais ce ne sont que nos petites impressions, des questions, des curiosités, on peut tomber juste ou se tromper mais ça n’a pas grande importance, au fond on ne saura pas comment ça s’est passé entre lui et ses invités, mais on aura baigné dans du pur Christophe, et c’est ce qu’on voulait. À ce qu’on dit, il aurait confié : « J'ai tout revisité. Pour moi ce n'est pas un album de duos : c'est un album original ». Mais à l’écoute, on en pense ce qu’on en veut, et ce qu’il en ressort c’est qu’il était envoûtant et on le salue bien, là où il est. Alors, qui suit le fil de qui ? [DS]
Yôkaï de Yôkaï
Yôkaï est un groupe bruxellois en route depuis pas mal d’années déjà, ils sont huit issus de tous les horizons et sont discrètement épaulés par l’inventive Lynn Cassiers au chant, plus quelques chouettes bidouillages sonores. Les yôkaï sont aussi des créatures surnaturelles fantomatiques qui font partie du folklore japonais (le mot signifie esprits, démons, fantômes) et on imagine bien chaque plage de ce disque en représenter un. Tout ou presque est instrumental et intensément imagé, ça dessine, ça sculpte, ça fignole des sons dont les oreilles gavées et un peu averties vont se régaler, tant la palette d’inspiration est large et bien assimilée. C’est réfléchi mais ça swingue aussi, même quand ça n’en a pas l’air, c’est psychédélique, par touches, mais l’esprit est là, c’est post jazz, post rock et post bien d’autres choses, mais ça veut dire qu’ils ont synthétisé, c’est kraut aussi, avec quelques riffs si bien placés qu’ils affolent, on sent aussi qu’ils ont écouté tout ce qui est progressif, leur son est claquant et gorgé d’épaisseur, chaque morceau plane et est dansant en même temps, c’est expérimental dans le sens où c’est une nouvelle expérience pour l’auditeur. Chaque plage est une perle, un petit truc tellement bien fait qu’il se suffit à lui-même, il tient debout tout seul. C’est très bon et ça promet. On oubliait, c’est soul aussi, ça respire l’émotion. [DS]
Faits bleus de Pauline Drand
Pauline se défie des étiquettes et on ne va pas ici essayer de la décrire, tout au plus peut-on la situer, mais c’est à nos risques et périls, ceux de s’enfermer dans un système de perception qui finira par empêcher une écoute décadrée. Donc, on citera deux exemples de grandes « décadreuses », d’abord Barbara, la grande Barbara, la voix de Pauline y fait presque immanquablement penser ; ensuite Françoiz Breut, la voix aussi peut-être, et d’autres subtilités, mais pour le reste mieux vaut s’en tenir à la légère ivresse que sa manière particulière finit par provoquer, l’ivresse d’une bonne chanson à l’apparence simple et déjà familière à l’oreille quand on réalise que quelqu’un l’a faite à sa manière et qu’elle se met à nous parler. Elle fait donc bouger les genres, elle synthétise (elle se synthétise sans doute elle-même). Pour juger de son inventivité et du côté entêtant de sa manière d’aborder l’art de la chanson, il suffit d’écouter le petit fragment de « Soleil noir », dominé par le côté répétitif d’un motif au piano. Cela donne le frisson, qui est le fondement d’un bon titre. [DS]
Coin Coin Chapter Four – Memphis de Matana Roberts
Le quatrième volet de la fresque musicale consacrée par Matana Roberts à une figure emblématique de la culture afro-américaine. Coin Coin est le surnom de Marie-Thérèse Metoyer, qui est la fondatrice d’une communauté créée à la fin du 18ème siècle et où les Noirs trouvaient respect et dignité et dont les luttes pour les droits civiques seront une lointaine extension et un approfondissement. Matana Roberts est saxophoniste, sa musique est le jazz et ce disque en propose une exploration très particulière. Dans cet hommage à la ville de Memphis, on sent une certaine colère, peut-être générée par la situation politique actuelle aux États-Unis, et le free émerge de façon explicite, mais il baigne dans un environnement très riche, que ce soit du blues ou du gospel revisités, des éléments psyché ou des excavations vocales fort émouvantes. Mais il ne faut pourtant pas se tromper, sous une apparence quasi expérimentale, c’est la tradition qui est mise en musique, celle d’un enracinement culturel dont le besoin se fait toujours ressentir et dont Matana n’a pas perdu le fil. Cette œuvre est musicalement profondément originale et sa forme épouse l’idée d’une culture en perpétuelle recherche de sa véritable reconnaissance. [DS]
Les coups de cœur du PointCulture Namur
Cinéma : Astrid Jansen ; musiques : Daniel Schepmans
image de bannière : Matana Roberts (label Constellation)