Crépuscule du tourment de Léonora Miano
L’homme qu’elles interpellent, Dio, a pris la fuite ; sa disparition aura donc été nécessaire pour que ces femmes rompent enfin le silence auquel elles se croyaient jusqu’alors tenues. Madame, la mère du fugitif, prend les devants. Femme revêche et hautaine, elle a longtemps consenti, par souci de maintenir son rang, à la violence d’un mari épousé pour le prestige. Sa conduite, pour injustifiable qu’elle puisse paraître, ne serait-ce qu’aux yeux de ses enfants, doit cependant être rapportée à un porte-à-faux qui affecterait en première ligne son milieu, les gens de sa classe et, par contamination, l’Afrique tout entière. Madame passe en effet pour être la représentante idéale de cette sorte de bourgeoisie superlative issue de la colonisation et dont le conservatisme sert les intérêts économiques. C’est donc dans l’idée de préserver les privilèges hérités d’un père administrateur colonial que cette femme entend diriger sa maison. Son intransigeance, son mépris pour les descendants des déportés ainsi que son obstination à sauver les apparences, obstination rendue ridicule par le spectacle qu’elle offre de son corps meurtri, expriment une partie des divisions qui affectent la société africaine jusqu’au cœur des familles. Ce prologue, prononcé d’un ton cinglant, prépare aux voix adverses et non moins belliqueuses d’Amandla et d’Ixora, respectivement amoureuse et fiancée du fugitif. Créole pour l’une et Américaine pour l’autre, elles ont chacune, par l’entremise de l’être aimé, à affronter leurs origines problématiques. À travers leurs récits, ce sont encore d’autres dimensions de l’africanité contemporaine qui s’expriment, éléments que leur condition de femmes, de filles et de mères prédisposent néanmoins à une identification plus large. Cet infléchissement du sujet vers l’universalité révèle son importance dans le quatrième récit, celui de Tiki, la sœur. Avec ce prénom qui renvoie à la culture polynésienne très prisée dans certains milieux occidentaux, on s’attend évidemment à ce que ce personnage présente un certain dépassement de ce qui précède. De fait, cette jeune femme très instruite se révèle confiante et consciente de ses besoins. En place du ressentiment qui brûle la langue de Madame s’épanouissent chez elle des désirs vaporeux, d’ésotérisme et de modernité, de lâcher-prise et de contrôle. Du fait de son ambiguïté même et de la distance (mentale et géographique) qu’il lui a fallu parcourir pour regagner son pays, il ne faudra pas s’étonner que ce choix de l’Afrique, ce réenracinement pourrait-on dire, prenne un tour si personnel, presque égoïste. Car c’est précisément dans l’intimité des foyers, dans les corps frémissants, sous la peau (quelle que soit sa couleur), par le travail sur soi que le colonialisme attend de se soigner.
L’aliénation étant l’état originel de tous les esprits, trouver une parole qui soit la sienne n’incombe pas qu’aux colonisés. Le mécanisme du Crépuscule du tourment veut qu’en l’absence de destinataire, les digues lâchent pour que le message affronte la lumière du dehors. D’une parole qui se cherche, parfois à haute et intelligible voix, parfois dans un râle et parfois encore, dans un mouvement conquérant qui tout à l’ivresse de se sentir exister, s’élève et s’éloigne progressivement du lieu qui l’a vu naître, l’image qui affleure n’est pas celle d’un roman à thèse mais d’un monde – particulier certes, mais, à l’exemple de ce que l’on rencontre aux meilleurs endroits de la littérature, miroitant, propice à l’identification. Il est vrai qu’en usant des ressorts de la tragédie classique, Léonora Miano engage ses personnages dans des expériences communes à l’humanité toute entière. Madame, Amandla, Ixora et Tiki ont beau porter des prénoms évocateurs de leurs destinées singulières, ce fonds inépuisable de la fiction que sont la famille, l’amour et l’échec nous les restituent dans une dimension universelle qui nous les rend proches, familières. La parole vient sans retenue et sans narcissisme, dans l’urgence de la mise en circulation des idées.
Encore ne suffit-il pas de vouloir dire, encore faut-il retrouver sa langue. Ainsi, avant même de livrer accès à l’intériorité qu’il recèle, le monologue fait entendre une voix, la musique propre à chacun. « J’avais envie d’écrire un roman qui s’entende autant qu’il se lise » précise Léonora Miano, et on songe à Faulkner, figure tutélaire majeure pour qui fut bercé dès le plus jeune âge par les grands noms de la culture européenne. Cet inconscient « nordiste » qu’elle porte en elle, comme elle voudrait l’avoir construit elle-même plutôt que reçu en héritage ! Non qu’elle rejette cet héritage, au contraire, « les cultures vivent en moi de façon non conflictuelles » tient-elle à clarifier. Mais ces affinités plus ou moins électives avec Shakespeare, Steinbeck et O’Connor ne la réconcilient pas avec le fait que loin d’être exceptionnelle, de telles préférences prospèrent en Afrique au détriment des productions locales. Les colonisés, explique-t-elle, n’enseignent même pas leur propre langue aux enfants. En matière d’éducation, le lycée français reste la référence absolue. La littérature occidentale doit largement son influence à l’espace qu’elle occupe dans les hautes sphères de la société et dans les écoles. Léonora Miano sait très bien de quoi elle parle puisque après avoir refusé de se rendre au lycée français auquel le statut social de ses parents lui donnait accès, elle a fini par consentir à poursuivre des études de lettres américaines en France. C’est encore là qu’elle réside aujourd’hui et que se construit une œuvre entièrement rédigée en français. En aucun cas son histoire et sa réussite personnelles ne l’autorisent à acquiescer au déni culturel dans lequel s’obstine l’Afrique.
Le Cameroun, qui enseigne prioritairement le français et l’anglais à ses enfants, compte plus de deux cents langues. À l’instar de Léonora Miano mue par la passion des mots, on ne peut que sentir la détresse inhérente au fait d’avoir vécu ses premières années dans la censure de la langue maternelle. La conscience aigüe de ce manque trouve son apaisement dans l’écriture. Le français a suffisamment d’ampleur pour accueillir avec grâce les expressions étrangères. Plus même, les imaginaires d’Afrique viennent le ressourcer. Précédant ses intentions politiques, ce sont eux qui confèrent à la phrase de Léonora Miano une étrangeté qui n’a rien d’exotique mais qui plutôt transcende l’usage commun. Si quelques essais figurent au nombre des livres publiés, son attachement au style et au rythme montre qu’elle est avant toute chose poète. Par un lexique très personnel, elle affirme son intention de dépasser les idéologies dominantes. Les blancs se voient ainsi renommés « leucodermes », les noirs s’identifient aux « kémites », la traite négrière devient la « déportation transatlantique des Subsahariens ». Pétris d’énoncés théoriques et politiques, les personnages du Crépuscule du tourment repoussent avec impétuosité les limites des discours et des évènements qui les traversent. Il faut insister sur la qualité particulière que revêt un discours politique dans la forme du monologue. Conçu comme un « outil d’auscultation de soi et du monde », la pensée s’y engage nue et fragile. Là où la pensée se montre vulnérable, elle se révèle aussi politique. Par la découverte puis par le refus de ce qui la nie, de ce qui l’étouffe, la fausse. Ainsi, en se défaisant, si elle y parvient, des éléments de langage, des mots étrangers, des stéréotypes qui l’encombrent, en frayant sa propre voie à travers le bruit du monde, elle met au monde une personne, quelqu’un que ne définit ni la couleur de sa peau ni son genre ni sa classe sociale. Premier mouvement dans la constitution d’une conscience de soi.
Sous son versant le plus intime, Le Crépuscule du tourment parle beaucoup de sexualité. Malheureuse, celle-ci reconduit immanquablement au fait politique. Les hommes afrodescendants et subsahariens nous dit-on, usent des femmes comme d’un exutoire à leur condition d’infériorisés. L’équation est connue : la violence sociale se retourne en violence domestique. Pour ne pas s’en tenir à la déploration, de nouvelles façons d’aimer et de jouir se dégagent des parcours individuels. À elles seules peut-être ces expériences recèlent le tout le potentiel d’espoir contenu dans le titre. À cet égard, le livre se présente aussi comme un plaidoyer pour la rencontre et l’inventivité érotique. Par exemple, on aurait tort de considérer que l’homosexualité féminine ne doit advenir que par opposition ou en compensation à la violence masculine. Ce n’est en aucun cas un second choix ou un choix par défaut. Ce qui se révèle dans ce type de rencontre entre femmes (et c’est pourquoi il s’agit de rencontres et non, au sens strict, de relations, la plupart n’étant malheureusement pas vouées à durer) revêt une telle force de vérité et d’accomplissement que la notion même de préférence sexuelle perd à ce moment-là tout son sens. Pour le dire autrement, l’amour l’emporte sur le genre. En revenant sur sa propre histoire, Léonora Miano confie à ce propos s’être toujours sentie plutôt « neutre », le féminin n’étant pas pour elle un trait exclusif propre aux femmes, mais plutôt une « énergie, un principe qui ne s’accorde pas exclusivement aux femmes ». Reste que l’homosexualité ne se présente pas non plus comme l’unique issue à l’absence d’amour. D’autres hypothèses de rencontres s’esquissent entre sexes opposés, et la manière dont elles se produisent, étant à la fois le fruit d’une recherche intime et d’un échange interpersonnel, laisse penser qu’il en existe encore bien d’autres, qu’au fond, rien de ce qui relève de l’amour et du désir ne devrait être tenu pour acquis ou donné d’avance. Politique, cette théorie l’est assurément puisqu’elle vaut également pour ce qui constitue l’arrière-plan spirituel de chaque être, la culture : « On ne conquiert pas sa propre culture, on doit la recevoir ou ne jamais la posséder, donc ne pas lui appartenir non plus. »
Catherine De Poortere
Bibliographie
Léonora Miano, Crépuscule
du tourment
(Grasset, 2016)
Toutes les citations sont extraites du roman ou des documents suivants :
« Crépuscule du tourment » de Léonora Miano, une œuvre féministe et postcoloniale, Françoise Alexander, Le Monde, 24/08/16
Léonora Miano, lettre indomptable, Cécile Daumas, Libération 06/12/16
L’Impératif transgressif de Léonora Miano. Baliser et renouveler les pensées afrodiasporiques, Alice Lefilleul, Africultures, 07/07/16
Crépuscule du tourment de Léonora Miano, Marie-Julie Chalu, Africultures, 23/08/16
Décoloniser la France, Sylvain Bourmeau, La Suite dans les idées, France Culture, 05/11/16
Léonora Miano à la matinale de France Inter, 23/09/16