Cyril Albrecht et Lucas Leffler chez Contretype – l’eau et l’argent
La conquête de l'Ouest
Le photographe français (habitant aujourd’hui en Belgique) Cyril Albrecht est fasciné par les grands espaces de l’Ouest américain et le développement paradoxal de ses grandes villes, Los Angeles, Phoenix, Las Vegas, dont beaucoup ont été conquises sur le désert ou la montagne. C’est en 1902 que le congrès américain a voté le Newlands Reclamation Act (du nom de son auteur, Francis G.Newlands), un projet de très grande envergure consistant à vendre des terres publiques fédérales pour financer d’immenses travaux d’irrigation dans 16 états de l’Ouest. Près de 12.000 barrages, et des milliers de kilomètres de canaux, ont ainsi transformé des régions jusque-là arides en terres cultivables et permis la croissance de ces centres urbains.
Cyril Albrecht a sillonné cet « empire hydraulique » et documenté les métamorphoses du paysage et les altérations radicales que l’homme y a apportées pour accumuler, détourner, ou acheminer l’eau. Beaucoup de ses photos sont des prises de vues aériennes, qui témoignent de l’ampleur de l’entreprise et mettent en lumière les prouesses techniques qu’elle a demandée mais aussi la violence parfois causée à l’environnement.
Les images sont présentées dans des tirages de grand format afin de restituer l’immensité des espaces et les défis auquel ont dû répondre la technologie. Le regard y plonge et s’y noie dans la richesse des détails. Elles racontent la lutte entre la nature qu’on qualifie généralement de sauvage et hostile, et l’ambitieuse volonté de l’homme de la domestiquer et de la civiliser à n’importe quel prix. Certaines soulignent l’aspect brutaliste de l’architecture industrielle, d’autres plus légères montrent avec une touche ironique l’usage fait de ses territoires terraformés par une culture de divertissement.
De la boue à l'image
Le belge Lucas Leffler s’est lui penché sur l’argent (Ag, l’élément chimique n°47) et son usage en photographie, qu’il examine dans une démarche à la fois documentaire et artistique. Son projet, rassemblé sous le titre Zilverbeek (le ruisseau d’argent) se décline sous diverses formes, passant par la narration, la fiction, la mise en scène et différents processus photographiques expérimentaux. Il est né d’une carte blanche accordée au photographe par la galerie contretype en 2018.
Le point de départ de cette exploration quasi alchimique des propriétés de l’argent est l’histoire (réelle ou fictive) du Grensbeek, une rivière non loin d’Anvers, dans laquelle l’usine Agfa-Gevaert a déversé pendant des années des résidus d’argent. Ces déchets provenant de la fabrication de papier photographique ont longtemps pollué les eaux du ruisseau, le colorant en noir et lui donnant ses sobriquets de « zwarte gracht » (fossé noir) ou de « zilver beek » (rivière d’argent).
La légende raconte que dans les années 1930, un employé de l’usine a mis au point en secret un procédé pour drainer et filtrer les eaux et ainsi récupérer une quantité fort estimable d’argent. Il aurait poursuivi ce manège pendant près de trente ans, jusqu’à ce que l’usine installe une station d’épuration afin de stopper ce gaspillage inconsidéré du précieux métal. Le photographe a illustré cette histoire en se mettant lui-même en scène dans le rôle de l’ouvrier rusé, la pelle à la main, retournant la boue sur les rives de la rivière. Il a ensuite utilisé cette même boue, pour y imprimer, selon un processus de son invention, des tirages photographiques. Il a ainsi reproduit artificiellement cette boue légendaire, chargée de traces d’argent, en mélangeant à la terre différents agents réactifs et en l’utilisant comme plaque photo-sensible.
L’exposition présente ces mudprints, ces tirages sur boue, ainsi que des tirages de grands format sur plaque de métal oxydé, de même qu’une documentation du projet et de ses origines, et des hommages à d’autres démarches expérimentales du passé comme les célestiographies d’August Strindberg ou les travaux au nitrate d’argent de Lilly Kolisko. La dimension ésotérique de ces expériences fait ainsi écho à la démarche de transmutation entreprise par le photographe. Boue, acier et argent sont ainsi chez lui à la fois support et sujet, matière concrète et récit légendaire.
(Benoit Deuxant)
CYRIL ALBRECHT - Empire hydraulique
LUCAS LEFFLER - Sludge, steel and silver
Expositions visibles du 26 janvier au 13 mars 2022, chez Contretype
Cité Fontainas, 4 A, 1060 Bruxelles – Belgique
Cette exposition se déroule dans le cadre du sixième festival PhotoBrussels, organisé par le Hangar , qui rassemble des expositions consacrées à la photographie dans plus d’une trentaine de galeries à Bruxelles.
(image de bannière: Steel-plates II, de Lucas Leffler, 2020)