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Daniel Johnston (1961-2019)

Daniel Johnston - Hi How Are You.jpg
Souvent mal compris – par la presse ou le grand public – le "songwriter" et dessinateur texan Daniel Johnston a d'abord été apprécié par ses pairs musiciens, admiratifs de l'orfèvrerie brute de ses chansons : Kurt Cobain, David Bowie, Tom Waits, Dominique A , etc.

Sommaire

Une chanson seule / cent chants de solitude

Daniel Johnston, génie d’enfer — La Libre Belgique, novembre 2008
Daniel Johnston, l’exorcisé — La Libre, avril 2010
Roky Erickson et Daniel Johnston : les fous alliés — Les Inrockuptibles, avril 2010
Daniel Johnston : par démons et par vaux — Libération, mai 2010

L’approche récente du songwriter et dessinateur texan par la presse francophone relève souvent (et en particulier dans les accroches par essence racoleuses des titres de journaux) d’un certain sensationnalisme digne des freakshows d’une autre époque.

Une approche qui ne date cependant pas d’hier et de la découverte quelque peu tardive de l’artiste par les presses culturelle et généraliste de la vieille Europe. Déjà il y a trente ans, au début de son parcours, sur la cassette Songs of Pain 1980-1981, Johnston chantait :

The days go so slow / I don’t have no friends / Except all those people / Who want me to do tricks for them / Like a monkey in a zoo — Daniel Johnston, « Like a Monkey in a Zoo »

Daniel Johnston au travail - photo de presse Homestead records.jpg

Dans l’intervalle, vers 1992, à l’époque où je découvrais les chansons de Daniel Johnston, entre autres par la diffusion sur France Inter, par Bernard Lenoir et Arnaud Viviant, de morceaux de l’insurpassé quatre titres Laurie (notamment un « The Monster Inside of Me » dont l’intitulé nous rappelle au passage que le musicien n’est pas dupe quant à sa propre psyché), Les Inrockuptibles (encore mensuel et en noir et blanc) lui consacre un premier articulet reprenant – si ma mémoire est bonne – une photo déjà ancienne de son passage en tant que serveur chez McDonald’s, et quelques lignes oubliant presque de parler de musique au profit d’anecdotes dignes d’une rubrique « faits divers » (le fameux épisode où, perdu et déboussolé dans une ville qu’il ne connaît pas, quelque part entre chez Jad Fair – avec qui il vient d’enregistrer ce qui donnera l’album It’s Spooky – et chez ses parents, Johnston fait tellement peur à une vieille femme qu’il pense possédée, qu’il la pousse à sauter par la fenêtre, du premier étage de sa maison).

« Ceux qui parlent de pathologie plutôt que de songwriting n’ont rien compris »

Ce qui, en 1993, pousse Emmanuel Levaufre à écrire – dans un papier pour le fanzine Bardaf! (tout en reprenant en incise une citation du producteur Kramer dans un autre fanzine, Combo) et qui demeure selon moi le meilleur article écrit à ce jour en français sur le musicien – que :

Ceux qui parlent de pathologie plutôt que de songwriting n’ont rien compris. Adeptes d’une beauté sans danger, ils sont incapables d’entendre à la fois la simplicité de la mélodie et la détresse d’où elle se détache. Daniel Johnston a beau le répéter dans « Easy Listenning » et dans « A Lonely Song », ceux-ci, en se complaisant dans un discours insipide sur la folie, y resteront toujours fermés. " Il me semble que parmi tous les gens que j’ai pu rencontrer, Daniel Johnston est celui qui a la faculté d’extérioriser le plus ses sentiments profonds, ses émotions, sa tristesse, sa souffrance. Je n’en ai rien à foutre qu’il soit fou. Je n’en ai rien à foutre qu’il soit en institution. Je l’ai produit parce que j’adore ses chansons " (Kramer) . — Emmanuel Levaufre (et le producteur Kramer)

Une série de cercles concentriques

Non pas économiquement (Fun, son seul album pour une major – Atlantic – en 1994 sera un échec commercial sans lendemain), mais spatialement, le parcours de Daniel Johnston peut être visualisé comme une série de cercles concentriques qui partent de sa chambre, lieu matriciel et capharnaüm symbolique où s’entassent piano, disques, dessins, comics, photos des Beatles et où, de 1981 à 1988, il enregistre une douzaine de cassettes qu’il commence par offrir gratuitement dans les rues d’Austin, avant que le label local Stress n’en assure aussi l’écoulement.

La ville d’Austin et l’État du Texas représentent donc le second cercle ; New York et les autres grandes villes des réseaux underground américains, le troisième cercle ; l’Europe branchée le quatrième; un public plus mainstream le cinquième. Tout au long de ces trente ans de musique et de dessin, des intermédiaires proches ou plus éloignés, sans doute souvent bien intentionnés (comme le documentariste Jeff Feuerzeig qui, en 2006, lui consacre le film The Devil and Daniel Johnston, ou Kathy McCarthy qui, déjà en 1994, avait enregistré un album entier de reprises de ses chansons), ont régulièrement tendu soit vers la poursuite d’une certaine normalisation (p. ex., faire reconnaître ses chansons, au-delà de leurs conditions d’enregistrement précaires, comme des productions d’une écriture pop certes singulière, mais qui peut aussi se mesurer aux canons du genre), soit vers le soulignage de son a-normalité (parce qu’elle donne le piquant de sa mythologie et permet d’aiguiser la curiosité de nouveaux publics).


Les allers-retours de la reprise

La question de la reprise au sens large (en incluant les emprunts, citations et hommages; tant en chansons qu’en dessins) me paraît particulièrement éclairante par rapport à ces questions. Chronologiquement, les chansons de Johnston sont d’abord reprises par des proches (au sens amical et géographique) du second cercle texan (les Dead Milkmen, p. ex.) puis par des musiciens underground des troisième et quatrième cercles (Jad Fair, Moe Tucker, Yo La Tengo, Kramer, les Pastels, etc.) qui sont plus attirés qu’apeurés par la part singulière de sa musique. Ils y trouvent l’écho de leur propre position en porte-à-faux tout en y décelant immédiatement, sans qu’on ait à leur expliquer, les qualités lyriques et mélodiques exceptionnelles.

Plus tard, vers 2005, juste avant la sortie du film de Feuerzeig qui semble poursuivre le même but, sort la double compilation The Great Late Daniel Johnston sur laquelle une série de musiciens plus connus (Tom Waits, Beck, les Flaming Lips, Vic Chesnut, etc.) réinterprètent une de ses chansons (souvent de la période « cassettes » des débuts, d’ailleurs).


Plus dans le chef des producteurs et commanditaires du projet que dans celui des musiciens cités (certains sont fans depuis longtemps), on sent ce processus de recherche de reconnaissance. Mais reprendre des chansons aussi personnelles, relevant à ce point d’une écriture à la première personne du singulier, touchant à l’origine littéralement au journal intime, à la solitude et à une certaine détresse, n’est pas aisé. Dans « A Lonely Song », Johnston précise littéralement à l’adresse de ses auditeurs :

I bet your never knew / What I went through / And what I had to do / Just to bring you / A Lonely Song. — Daniel Johnston, « A Lonely Song »

Dans ces processus entre la copie et la transformation que sont les reprises, et, dans le cas précis de celles de chansons de Daniel Johnston, la mélodie proprement dite et une partie de la mélodie textuelle et, bien sûr, du sens général, passent ; mais le sentiment d’urgence et d’intensité se perd.


Et, en même temps, même ces versions quelque peu polies – comme tous les emprunts et citations dans le chef de Daniel Johnston lui-même (son obsession pour les Beatles, King-Kong et Frankenstein, les comics Marvel, Captain America, Casper The Friendly Ghost, etc.) – sont des leviers qui font partiellement sauter les verrous de sa solitude, puisqu’ils l’inscrivent dans un champ culturel commun, dans une filiation symbolique partagée, voire dans une communauté d’amis et de pairs.

Philippe Delvosalle
texte écrit à l'origine pour La Sélec n°25 de février 2013