De la fête de l'âne à l'ode à la joie
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Elle qui est toujours de toutes les fêtes, de toutes les célébrations, qui fut, à une époque lointaine, un des quatre piliers du quadrivium, à l’égal de l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie, la voici, en France depuis 1982 et aujourd’hui dans plus de 120 pays, partageant la 365ème partie du calendrier avec Saint Louis de Gonzague, Saint Raoul et le solstice qui lui accorde, en compensation, la nuit la plus longue de l’année. Et pourtant, réunir les mots fête et musique dans une même proposition réveille une parenté bien plus profonde. Si, en général, les fêtes sont perçues comme des exutoires, des excursions nécessaires hors des contraintes de l’existence, elle semble aussi révéler une réalité plus subtile, liée à une force vitale dont la nature est de renverser le socle sur lequel elle repose, de ronger ses propres formes, de sortir de la logique de la survie, de la maintenance, du formatage pour un état de suspension, pour le sentiment , même s’il n’est que passager, d’appartenir à une histoire, à un corps plus grand. Le propre de la fête est d’amener à une forme d’oubli de soi, de faire disparaitre les individualités autour d’un même événement, dans un même espace. Ce dernier, en effet, fut de tous temps le lien matriciel entre la fête et la musique, quitte à être décliné au pluriel comme le laissait entendre la devise de Maurice Fleuret « La musique partout et le concert nulle part » lorsqu’il créa la fête de la musique en 1982 à l’instigation de Jack Lang.
Si de la vibration sonore au mouvement il n’y a qu’un pas, le répertoire hérité du Moyen-âge, ignorant encore la rue et des traditions populaires, se révèle plutôt vertical et statique, essentiellement liturgique, n’abordant le mouvement qu’au travers de processions ou de fêtes paraliturgiques comme la « Fête de l’Âne » ou la « Fête des fous ». Il ne faudrait pas sous-estimer cependant l’importance de la dimension festive dans la musique sacrée: les messes ne sont-elles pas aussi des fêtes du souvenir ? Les premières émancipations mélodiques ne sont-elles pas nées d’un cri d’exaltation comme l’alléluia ? Et les cathédrales, véritables résonateurs d’une musique de plus en plus subtile, n’ont-elles pas offert leurs parvis à toutes sortes de manifestations festives ? Il faut attendre la Renaissance avec ses danses et ses instruments pour révéler que le soleil de la fête pouvait briller aussi sur l’univers des princes, et ensuite la musique baroque qui, s’ingéniant sans cesse à dépasser la forme par la forme, édifia une architecture grandiose dédiée à l’exaltation spirituelle des uns et à la soif de grandeur des autres. Véritable concentré de fête, cette musique enivre les voix, fait rutiler les cuivres comme des soleils et fait vibrer l’orchestre comme un bouquet de nature féérique.
Cette fête somptueuse, cependant, n’éclairait guère le quotidien des peuples et s’apparentait, pour la plupart, à un astre lointain. S’il arrivait à la musique de descendre dans la rue, c’était lors de parades et de défilés militaires qui, d’ailleurs, devaient devenir par la suite les vecteurs majeurs de la fête citoyenne, lorsque les pouvoirs absolus seront renversés et que les peuples, les nations et les idées auront droit aussi à leurs célébrations. Après la révolution française, la musique investira l’espace public et, à l’image des peuples, se mettra en mouvement ; les premiers conservatoires sont créés, les orchestres d’amateurs se multiplient, la musique est en marche et fait résonner l’espace publique au rythme des commémorations, des anniversaires, des victoires et vole parfois même la vedette aux processions lors des fêtes religieuses. Les harmonies et les fanfares qui, il y a peu de temps encore, marquaient toutes les fêtes et célébrations, sont un héritage de cette démocratisation de la musique.
A côté des marches, hymnes, chants patriotiques et autres musiques composées pour les circonstances, tous les genres et formes musicales respireront cet air nouveau, même là où le pouvoir absolu est encore bien en place, comme dans l’Autriche de Haydn et de Mozart par exemple. Au détour d’un trio, d’un opéra ou d’une symphonie surgiront ici un hymne à la fraternité, là un chant de révolte ou encore une marche joyeuse. Certaines de ces pages musicales auront même droit à plusieurs vies au fil de l’histoire : ainsi la neuvième de Beethoven, qui à sa création choquait certains esthètes par son mélange de religiosité et de profane, fut accueillie ensuite comme l’emblème d’un monde futur où règne la fraternité, ce qui ne l’empêcha pas d’être récupérée aussi par les nazis, avant de redevenir un symbole de fraternité sous la troisième république et d’être chanté dans toutes les écoles bien avant que l’Europe n’ en fasse son hymne. Sans oublier son immense succès au Japon où elle accompagne immanquablement les fêtes de fin d’année, faisant même l’objet à Osaka d’une interprétation annuelle monumentale. Aujourd’hui bon nombre de ces musiques qui ont été à la fois les reflets et les ferments actifs de changements sociaux et historiques semblent avoir perdu leurs aiguillons et derrière une musique désormais inoffensive, on a peine à reconnaitre le spectre de cette époque des Lumières où la fête ne bornait pas à faire tourner les têtes mais les faisait tomber aussi.
Jacques Ledune