"Delphine et Carole, insoumuses" : interview de Callisto McNulty
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Peu de temps après mai 1968, Jean Genet conseille à Carole Roussopoulos, une jeune valaisanne montée à Paris, d’utiliser son indemnité de licenciement de chez Vogue pour acheter un système d’enregistrement vidéo portable Portapak de Sony. Avec ce nouvel outil audiovisuel maniable par une seule personne, Carole Roussopoulos sera très vite au cœur des luttes et du mouvement féministe, aux côtés du Mouvement de libération des femmes (MLF) et du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR). Tout au long de son œuvre qui compte près de 100 films, elle donnera la parole à celles et ceux à qui les médias traditionnels n’offrent quasi aucune attention (« Ma caméra est là pour ceux qui ont juste le droit de la boucler »). Dans un premier temps, elle montre ses vidéos à l’arrière d’une petite voiture sur les marchés de France en compagnie de Brigitte Fontaine et de l’accordéoniste Julie Dassin.
En 1976, elle rencontre l’actrice Delphine Seyrig lors d’un atelier d’initiation à la vidéo qu’elle anime. À deux (et parfois à quatre avec Nadja Ringart et Iona Wieder) elles réaliseront plusieurs films dont Maso et Miso vont en bateau (détournement, droit de réponse et remontage critique d’une émission Apostrophes particulièrement carabinée sur l’Année de la femme) et Scum Manifesto (d’après le texte de Valerie Solanas).
C’est à cette amitié, cette complicité, ce féminisme partagé et cette action commune que Callisto McNulty a consacré le film de montage Delphine et Carole, insoumuses (2019), se réappropriant à sa manière le film jamais achevé de Carole Roussopoulos sur Delphine Seyrig.
Delphine et Carole
- Pourrais-tu réexpliquer comment ton propre film part d’un projet de film de Carole Roussopoulos, ta grand-mère ?
- Callisto McNulty : Carole Roussopoulos avait initié un projet de film, environ un an avant sa mort en 2009, à travers lequel elle voulait dévoiler un visage un peu moins connu de Delphine Seyrig : son féminisme. On la connait aujourd’hui surtout en tant qu’actrice mais le film voulait aussi rendre hommage à l’engagement d’une femme très forte et très libre. Carole et Delphine avaient été très amies et complices et ce film tenait donc fort à cœur à Carole. Quand elle est morte, il y avait une maquette de ce film, faite d’images d’archives et d’extraits de films (mais des extraits qui ne sont pas les mêmes que ceux qu’on retrouve aujourd’hui dans mon film).
- Quand tu dis « maquette », c’était une sorte de pré-montage ?
- C’était une sorte de montage mais c’était une maquette dans le sens où toutes les transitions n’étaient pas faites. Elle avait plutôt mis toutes les archives bout à bout. Ce n’était pas un film terminé.
Pendant environ une dizaine d’années, il y a eu l’envie de faire quelque chose à partir de ce projet très fort avec le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir [que Carole Roussopoulos avait créé avec Delphine Seyrig et Ioana Wieder en 1982] et Alexandra et Geronimo, les enfants de Carole. On s’est dit qu’on pourrait essayer de mener à bien ce projet, de finir le film à partir de cette maquette. On a réfléchi, j’ai commencé à faire des recherches, j’ai découvert d’autres images, d’autres interviews de Carole. Assez vite il est apparu que cela n’avait pas tellement de sens de terminer de manière posthume le film de Carole et qu’il valait mieux en faire autre chose, raconter leur histoire à elles deux.
Il y a quelque chose de leur histoire ensemble, de leur collaboration, qui me plait beaucoup. Plus que juste Delphine, je voulais vraiment raconter Delphine et Carole. Il y avait chez elles de la colère, de l’engagement, mais aussi beaucoup d’humour et d’irrévérence. Et aussi une énergie qui m’inspirait beaucoup et que j’avais envie de partager. — Callisto McNullty
Je suis restée fidèle à la démarche de Carole qui était de n’utiliser que des images d’archives. Carole elle-même préférait donner la parole aux personnes directement concernées, sans passer par des témoignages indirects. Donc pour moi, cela avait du sens qu’elles se racontent elles-mêmes à travers leurs propres films, leurs interviews. J’ai tricoté le film à partir de tout ça.
Apprentissages : du féminisme et des Gender studies au cinéma
- Delphine et Carole ont fait des films sans suivre les cours d’une école de cinéma classique. Carole a appris par la pratique, en filmant, Delphine s’est inscrite à un atelier de vidéo de Carole… Qu’en est-il pour toi ? As-tu suivi une école de cinéma ?
- Non, je n’ai pas suivi d’école de cinéma. J’ai fait une école d’art à Londres mais c’était plutôt une école théorique, de la théorie de l’art, de la sociologie. J’y ai fait un master en Cultural studies et Gender studies, j’ai travaillé sur l’imbrication des questions de classe et de race, ce genre de questionnements-là. C’est plutôt via la recherche que je me suis retrouvée à faire du cinéma.
J’ai coréalisé – avec Anne Destival – un premier film avant celui-ci : Eric’s Tape, en 2017. Un film très différent.
- Un film autour d’une mystérieuse cassette audio, non ?
- Oui, c’est une enquête autour d’une cassette quasi inaudible.
- Même si les deux films sont très différents, on y retrouve l’idée d’une archive…
- À l’époque, j’étais traductrice et un ami artiste (qui possède cette fameuse cassette depuis plus de trente ans, une cassette qu’il a dénichée à Rome dans des conditions assez mystérieuses) m’a demandé d’en traduire le contenu. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il s’agissait d’Andy Warhol qui parlait avec deux autres personnes. De façon un peu obsessionnelle, j’ai passé des semaines à essayer de comprendre ce qui se disait sur cette cassette. Au fur et à mesure, je me suis pas mal identifiée à la femme qu’on y entendait, j’ai aussi identifié les interlocuteurs de Warhol. En découvrant l’identité de cette femme, il y a eu l’envie de faire quelque chose à partir de là. Avec Anne Destival qui faisait déjà de la vidéo, on est parties mener une enquête sur ces protagonistes. On a aussi monté une sorte de trame narrative dans la mesure où Eric Bauer, le propriétaire de la cassette, s’en désintéressait de plus en plus, au fur et à mesure que je lui révélais des informations. Il y a dans le film des sortes de petites saynètes liées à cette métaphore amoureuse du fantasme, du désir et du désintérêt progressif. C’est un film sur le « rien », ce qui est très différent de mon deuxième film, Delphine et Carole, insoumuses.
- Carole Roussopoulos a tourné près de cent films de 1970 à 2009 ; en te focalisant sur la période de son parcours commun avec Delphine Seyrig, tu évites de te perdre dans une matière extrêmement foisonnante.
- Il fallait bien ! Sinon ça aurait été un peu écrasant, cette énorme montagne de matière. Mais ça s’est fait de manière assez naturelle. Comme Delphine et Carole se sont rencontrées et ont travaillé ensemble des années 1970 à la moitié des années 1980, c’est cette période-là qui est apparue comme une sorte d’évidence. On ne peut pas parler de tout. Je voulais raconter un pan de cette histoire même si, plus tard, d’autres films devront être faits sur d’autres aspects de la filmographie de Carole Roussopoulos.
- Je me demandais si, venant de la sociologie, de la recherche, le fait d’avoir déjà coréalisé un premier film au préalable t’avait donné le courage pour te frotter « en cinéaste » à ce sujet pour ce second film…
- Oui, je pense que cela m’a donné du courage. Mais ce premier film était quand même un film auto-produit, je n’étais quand même pas si à l’aise que ça en commençant le second. Je dirais que c’est maintenant, aujourd’hui, que j’ai vraiment confiance en moi, que je me sens armée. Mais comme Delphine et Carole, insoumuses est un travail d’archives et de montage, à mes yeux, c’est aussi un travail de recherche. Ce n’est pas si éloigné que ça de l’écriture.
Courage et passage à l’acte
- Et peut-être qu’une partie de ce courage est venu du matériau sur lequel tu travaillais…
- Complètement ! Je savais que je travaillais à partir d’une matière dont j’étais fière. Il y avait des choses tellement belles dans ce qu’elles disaient ! Je me suis fait vraiment plaisir !
- Derrière leurs images elles-mêmes, il y a aussi l’idée d’un passage à l’acte, l’idée qu’il faut faire, plutôt que de ne pas oser faire – quand Carole apprend l’occupation de l’église par les prostituées à Lyon, elle y va sur la champ…
- Carole rappelle souvent qu’elle n’était pas intellectuelle. Je pense qu’elle avait une intelligence de l’action. Et si je dois mettre ça en perspective avec mes propres pratiques, qui sont plus liées à l’écriture, je trouve ça très rafraichissant d’entendre des femmes qui s’expriment dans un langage assez simple, qui parle à tout le monde, qui est généreux, qui ne relève pas d’un jargon universitaire… Je pense que c’est aussi pour ces raisons-là que ce film féministe parle à beaucoup de gens. Je l’ai montré en Corée du Sud, en Algérie, etc. et partout je sens que ce film touche le public.
La parole et l’écoute
- Un aspect qui m’a fort marqué chez Delphine et Carole, c’est à quel point elles insistent sur le mot « parole » quand elles évoquent leur démarche. Bien sûr les questions d’image, de cadre, de mise en scène comptent dans leurs films mais j’ai l’impression que la récolte, l’enregistrement et la diffusion de cette parole longtemps maintenue sous l’étouffoir est au centre de leur théorie, de leur théorie par la pratique…
- La question de l’écoute aussi. On pourrait presque dire que Carole n’a fait que ça : créer un espace d’écoute et de confiance. Elle était très ouverte à l’autre.
- Le fait qu’elle ait réussit à faire parler des femmes aussi différentes les unes des autres, de sujets aussi différents – et parfois très sensibles, comme l’avortement, le viol, l’inceste, la mort – et d’une manière aussi différente de celle des médias de l’époque, devait être lié à une capacité de contact très exacerbée.
- Oui. En même temps, par rapport aux sujets sensibles, elle disait qu’elle ne travaillait jamais avec des gens qui étaient au fond du trou. Elle interrogeait des femmes qui avaient vécu des choses très difficile mais qui s’en remettaient. Elle ne voulait absolument pas d’une posture de voyeur. C’est quelque chose qu’on théorise souvent sous l’angle de l’éthique mais qu’elle faisait très spontanément. Il y a par exemple cette intervention de Monique Piton, l’employée et militante de LIP, dans LIP : Monique (1983), c’est une vraie comédienne !
Je vais raconter un peu ce qui se passe chez LIP, à propos des femmes. Mais je vais remplacer à chaque fois le mot « homme » par le mot « Blanc » et le mot « femme » par le mot « Arabe ». À chaque fois que je dirai « les Arabes », ça voudra dire « les femmes ». Alors… Donc, chez LIP il y a la moitié de Blancs et la moitié d’Arabes. Naturellement, les grands chefs sont des Blancs. Il n’y a pas de grand chef arabe. Les grands chefs blancs pensent, réfléchissent et parlent. Nous, les Arabes, on pense aussi – moi je le sais puisque je suis un Arabe. Mais les grands chefs blancs ne savent pas qu’on réfléchit parce qu’on n’a jamais le droit de rien dire. — Monique Piton, employée de LIP dans « LIP : Monique » (1973)
- C’est incroyablement inventif comme dispositif narratif !
- C’est tellement intelligent et drôle !
- Sans vouloir du tout diminuer le mérite de Carole et Delphine, on peut cependant remarquer qu’elles étaient en phase avec le mouvement féministe de l’époque dont elles faisaient partie. Quand elles parlent des premières réunions féministes de l’époque, il y a aussi l’évocation d’une qualité d’écoute très précieuse et de l’émergence d’une parole autour de sujets jusque-là considérés comme inintéressants ou appelés à rester tabous.
- Il y avait beaucoup de honte à parler de certains sujets – et ça continue en partie aujourd’hui – auxquels les médias n’offraient aucune place. L’avortement, la sexualité des femmes, cela reste encore tabou aujourd’hui. Pour moi, à ce niveau-là, la vidéo rejoint un peu ces groupes de parole, de consciousness raising où on peut parler, être écouté, faire des rapprochements entre ce qui nous arrive. J’ai l’impression que la vidéo était un peu un espace de cet ordre-là. Contrairement au cinéma, en vidéo, on pouvait laisser tourner la caméra, ça coutait nettement moins cher que la pellicule. Du coup, on coupait moins, on enregistrait les silences, l’épuisement de la parole, etc.
- Il y a aussi ce dont elles parlent dans ton film : la possibilité de réécouter ensemble, de regarder les rushes, de décider ce qu’on diffuse ou pas. C’est très très beau, je trouve, le dispositif mis en place au moment de l’occupation de l’église lyonnaise par les prostituées : il y a une barrière, une grille, elles sont de l’autre côté de la barrière, si elles sortent c’est fini pour elles, mais en même temps la barrière empêche que leur discours passe (à part quelques calicots), que leur action soit publique et donc c’est la vidéo qui fait passer leur parole à travers les barreaux de la grille ! Mais ce n’est pas quelqu’un d’extérieur qui va enregistrer leur parole et s’en emparer ; elles contrôlent ce qui va être diffusé sur place sur des moniteurs devant l’église !
- C’est une vraie collaboration. D’une certaine manière, ce sont même elles, les prostituées, qui sont les auteures des images. Ça n’était pas gagné d’avance, elles ont dû discuter deux heures pour être convaincues mais je pense qu’assez vite elles ont compris qu’il y avait moyen de regarder les images sur place et d’effacer ce qu’on ne voulait pas garder. Ce que ne permettait pas le cinéma en pellicule.
Années 1970, 1980, 1990… et 2010, 2020
- Est-ce qu’il n’y a pas un mini risque qu’avec la multiplication de films sur Carole Roussopoulos, on connaisse plus son œuvre par des extraits que par ses films eux-mêmes ? Les films comme le tien donnent aussi envie de voir les films originaux, en entièreté. Mais, j’imagine que, par exemple, le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir travaille à l’archivage, la restauration et la diffusion de ces films ?
- Oui, bien sûr. Et pas juste les films des années 1970, qui sont les plus montrés, parce qu’on idéalise aussi les années 1970, l’image en noir et blanc, etc. Les films des années 1980 et 1990, avec leur image vidéo un peu ingrate, les couleurs saturées, sont aussi importants. Mon film n’a pas la prétention d’être un film sur toute l’œuvre de Carole. C’est juste une porte d’entrée. Mais, après, il faut aller voir ses films, entre autres via le Centre Simone de Beauvoir.
- Justement, par rapport à cette manière dont ces films d’il y a quarante ans résonnent avec des questions pas résolues aujourd’hui, encore très actuelles, n’as-tu jamais imaginé – ne fût-ce qu’un instant – d’inclure dans ton film, non des témoins privilégiés de l’époque, des experts, mais des femmes d’aujourd’hui, plus jeunes, qui auraient parlé de ce que ces films provoquent en elles ? Ou alors pour toi, cet aspect-là, c’est clairement lié à la place de spectatrices ?
- À mes yeux, comme cela reste une histoire peu connue, il était important de lui donner la place la plus importante. À partir de là, chacune ou chacun y trouve des résonances. Je pense qu’elles sont assez explicites. Certains sont déçus que je ne fasse pas plus de parallèles, qu’il n’y ait pas de voix off, pas de cartons comme elles le faisaient… mais pour moi cela n’a pas tellement de sens !
Par contre, j’ai un autre projet de film où on va montrer Scum Manifesto à un groupe d’hommes – blancs, hétérosexuels, cisgenres, valides, de classe moyenne supérieure – pour leur faire parler de masculinité et de leur place par rapport au féminisme. Là, il y aura une confrontation. Mais pour ce film-ci, j’avais besoin qu’on entende Delphine et Carole au mieux.
Interview et retranscription : Philippe Delvosalle
Bozar (Bruxelles, septembre 2019)
> En ligne jusqu'au samedi 2 mai 2020 sur Arte TV
D'autres documentaires consacrés (en tout ou en partie) à Carole Roussopoulos dans nos collections :
- E. de RIEDMATTEN : Carole Roussopoulos, une femme à la caméra (2011)
- J. BRODA : Le Deuxième cinéma, de Beauvoir à Bigelow... (2010)
- A. AVELLIS : La Révolution du désir (2006)