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Depuis 60 ans, la « contrebasse-milieu » de Joëlle Léandre

Joëlle Léandre en concert en 2018 - photo Creative commons Schorle.jpg
Un monument de la contrebasse. « Un » qui est « une ». Elle joue depuis soixante ans. Et, sans forcer l’approche « genre », si elle a tellement défriché et innové, c’est en partie grâce à l’interrelation entre son instrument et son être et statut de femme.
En janvier 2019, je vois passer l’information sur Internet : « carte blanche à Joëlle Léandre », aux Instants chavirés (à Montreuil, tout près de Paris), histoire de fêter ses 60 ans de pratique musicale. — Pierre Hemptinne

D’un coup, on mesure le temps qui passe ! Mais aussi, surtout, ce que dépose le temps, ce qu’il apporte, ce qu’il apprend, à travers l’expérience et la créativité d’autres. Car 60 ans de pratique de la contrebasse, à la manière de Joëlle Léandre, ce n’est pas simplement l’homologation comptable et esthétique d’une carrière musicienne, c’est l’élaboration d’une pensée de vie, globale. À l’image de l’instrument, imposant, qui fait part égale avec le corps de la musicienne et accentue, rend plus explicite la façon dont se construit un langage musical : dans un corps à corps, une recherche permanente de positions, une prise en considération constante des caractéristiques, des volumes, des vides, des techniques et de leur logique d’interdépendance, de partenariat entre l’humain et l’instrument.

Il y a près de 35 ans que Joëlle Léandre est entrée dans mes habitudes d’écoute. D’abord intrigué par la figure : une femme avec une contrebasse. Puis, surtout, par le boulot. En travaillant à la Médiathèque, en effet, on se trouve dans une dynamique d’écoute plus professionnelle, plus systématique de tout ce qui diffère, étonne, ouvre des pistes latérales, minoritaires, puisqu’on est en situation de médiateur culturel, de rendre accessibles ces langages musicaux du monde que les grands médias ne relaient pas. Je me suis trouvé « pris » par le flux de ses nombreuses éditions discographiques, accompagnées d’écoutes collectives avec des collègues, discutées, débattues selon l’esprit d’attention et de découverte de la Médiathèque.

Joëlle Léandre a essaimé ses sons, ses phrases, ses rythmes, son langage en pas moins de 180 enregistrements. Une bonne partie se trouve dans les collections de PointCulture : 134 du côté non-classique, dont 41 à son nom. — Pierre Hemptinne

Essentiellement dans le jazz, où se trouvent toutes les évolutions des formes improvisées. Et 6 titres ont été plus spécifiquement classés en musique classique contemporaine. Parce que, caractéristique célébrée dans tous les articles à son sujet, elle est inclassable, mieux, elle cultive l’inclassable comme ressource. Comme matière d’où peuvent émerger sans cesse de nouvelles propositions.

L’inclassable, du plus simple au plus complexe, ressemble ainsi au milieu où l’on baigne – au vivant –, qu’il s’agit de décrypter, d’interpréter, de faire parler et chanter. — Pierre Hemptinne

De grands compositeurs ont écrit pour elles, elle a joué avec les personnalités les plus réputées des musiques improvisées ou régies par des formes d’écritures non classiques.

Urban Bass (1991)

Urban Bass rassemble les multiples facettes de la musicienne et décline de façon diversifiée son alphabet si particulier. La contrebasse nue, élémentaire ou augmentée d’organismes magnétiques, de systèmes de résonances, de capacités d’analogies, de potentiels animistes.


Joelle Leandre - Urban Bass 1991.jpg

Je me tourne vers ma discothèque, soudain désireux de profiter de cet anniversaire pour replonger dans ce monde sonore. Prendre conscience du tracé singulier qui se crée d’avoir cheminé au fil des années avec le travail de cette musicienne-penseuse. Du fait que les choses d’elle écoutées, scrutées, même longtemps après dans le silence, ont continué à dérouler leurs propos, leurs combinaisons harmoniques et percussives, leurs concepts soniques dans le cerveau, tout l’appareil sensible, ont influé dans la suite sur mes rapports au monde. Je choisis au hasard Urban Bass, année 1991. C’est un bon titre pour faire connaissance ou renouer. Il rassemble les multiples facettes de la musicienne et décline de façon diversifiée son alphabet si particulier. La contrebasse nue, élémentaire ou augmentée d’organismes magnétiques, de systèmes de résonances, de capacités d’analogies, de potentiels animistes. La contrebasse, de plain-pied dans la tradition orale ou à l’aise dans l’écriture savante, et puis mixant les deux, circulant entre les registres, œuvrant à de nouvelles « savantisations » plus démocratiques. La contrebasse sans complexe, s’amusant de sa pesanteur, jouissant de ses légèretés aériennes, explorant le sombre, révélant des luminosités aurorales, incarnant des mouvements telluriques, célestes ou océaniques, évoquant comme ces retournements presque liturgiques de cétacés argentés dans les tréfonds primaires. Littérale ou métaphorique. Bavarde ou mutique. Douce ou rêche. Frottée, caressante, frappée, pincée, scandée, enveloppée, décarcassée. Lyrique ou percussive.

À la manière de Joëlle Léandre, on ne crée, on ne chante, on ne joue d’un instrument qu’en recyclant déjà tout ce qui a été fait, tous les fantômes d’une histoire caractéristique de cet instrument, de ses avatars, de ses liaisons avec les humains qui l’ont fait vibrer

Sa langue contrebasse n’est jamais descendante, autoritaire, jamais affiliée à une esthétique ou un récit voulant dominer la nature, mettre la création humaine au-dessus de quoi que ce soit. C’est par là que les circonvolutions, les couches qu’elle fait résonner œuvre après œuvre, enregistrement après enregistrement, concert après concert, atelier après atelier, cours après cours (elle a enseigné aussi, bien entendu), ne cesse d’intégrer ce qu’il y a autour, de prendre en compte tout ce qui « résonne avec », de dialoguer avec toutes les caisses de résonance. Disons que ses explorations à la contrebasse ont probablement anticipé et recoupé des parcours plus intellectuels comme ceux de Dona Haraway ou Judith Butler ou Isabelle Stengers (pour prendre quelques-unes d’actuellement très connues). Ont contribué à rendre possible ces réflexions.

Cette dimension « prise en compte du milieu » et du social, de toutes ses dimensions vécues, s’exprime dans la courte pièce « Taxi » où elle ressasse tous les commentaires entendus, en tant que femme et contrebassiste, chaque fois qu’elle a dû prendre un taxi avec son instrument. — Pierre Hemptinne

Les accointances avec les chemins philosophiques évoqués sont palpables dans « Final », respiration qui arrive à son terme, esquisse un adieu de façon répétitive, où se mêlent plaisir d’en avoir fini et regret du départ, étreintes ambivalentes et, au fil de ce bégaiement, le « Final » ressemble à de premiers souffles, à un début, une irruption progressive, une naissance. Dans les autres œuvres, il y a des réminiscences de plain-chant, des horizons lointains, de l’argot râpeux, de la poésie fleur bleue ou absconse, des échappées symphoniques – le corps musicien et le corps contrebasse se conjuguent en orchestre. Mais aussi des citations et des références déconstruites, recomposées, recrachées : on ne crée, on ne chante, on ne joue d’un instrument qu’en recyclant déjà tout ce qui a été fait, tous les fantômes d’une histoire caractéristique de cet instrument, de ses avatars, de ses liaisons avec les humains qui l’ont fait vibrer. Il y a des narrations planantes, irrationnelles, des actes de magies, des sorts de sorcières, et aussi des assèchements, des rigueurs cristallines, des écritures exigeantes. Le chaos urbain, stressant et inspirant et, au loin, les perspectives champêtres, l’infini, le ciel, à la manière des toiles de la Renaissance. Tout un monde, plus exactement « des mondes » et l’archet, les doigts sur les cordes déclenchant, organisant des passages.

Il y a des narrations planantes, irrationnelles, des actes de magies, des sorts de sorcières, et aussi des assèchements, des rigueurs cristallines, des écritures exigeantes.

Il y en a d’autres qui ont métamorphosé la contrebasse, longtemps reléguée aux rôles discrets d’accompagnement. Peter Kowald, Barre Philips, William Parker, etc. Avec lesquels elle a dialogué. Mais il reste à écrire, à préciser en quoi les avancées, les innovations qu’elle apporte restent entrelacées, tissés à tout ce qui touche à la place de la femme dans la société, dans le monde musical et aux histoires de son émancipation. Du plus prosaïque, du plus politique au plus poétique et métaphysique. Une pensée contrebasse, l’image sonore d’un milieu où vivre autrement.

Pierre Hemptinne
photo de bannière : Joëlle Léandre & Sebastian Gramss playing as doublebass-duo in Club W71, 2018. (par Schorle, licence Creative commons)



Courte interview dans Le Monde

Biographie Wikipédia

Chaîne YouTube de Joëlle Léandre


Urban Bass (1991)

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