« Désordre et résistance contre l’homogénéité, voilà ce qui nous caractérise.»
Sommaire
« Etre la caisse de résonance des enjeux contemporains, témoigner des audaces passées et préfigurer celles du futur, telle est l’ambition des Halles. — »
Les patrimoines en question
- Dans le texte qui introduit le projet des Halles Saint-Géry pour le site, il est frappant de constater que le terme « patrimoine » ne figure que pour être longuement interrogé. Est-ce là ce qui vous permet d’articuler le double enjeu de cette agora qui est de prendre soin de l’héritage du passé tout en vous tournant résolument vers l’avenir ?
- Stéphanie Pécourt : C’est de manière critique et « polysémique » que j’ai souhaité aborder mon projet curatorial au sein des Halles Saint-Géry. La question du patrimoine constitue à l’heure actuelle un enjeu majeur. De la même façon qu’il faudrait toujours parler de cultures avec un « s », pour Bruxelles le pluriel concerne aussi la question du patrimoine. Au sein des Halles, nous avons tenté de déployer un programme qui vise à valoriser les communautés et identités patrimoniales, de l’underground à l’officiel.
J’aime beaucoup cette phrase : ne pas confondre les choses de l’ordre avec
l’ordre des choses. Je crois essentiel de toujours adopter à la manière de
Foucault une attitude critique, archéologique sur ce qui nous apparaît comme
naturel et établi. Au travers des projets et collaborations engagés aux
Halles, nous veillons à poser à la fois un regard critique et résolument
prospectif sur ce qui distingue la région de Bruxelles-Capitale.
- Vous dirigez les Halles depuis octobre 2016. Avant cette date, vous étiez à la tête de l’Agence Wallonie-Bruxelles Théâtre / Danse. Pendant ce temps, vous avez également fondé le Belgian Artistic District, une sorte de plateforme artistique provisoire installée dans un immeuble promis à la démolition. De toute évidence, vous n’êtes pas arrivée au poste de directrice des Halles les mains vides. Vous êtes sociologue de formation, vous avez également étudié l’épistémologie. Le prochain événement aux HSG intitulé « Topographie de la subversion. Bruxelles révolutionnaire » appelle assez naturellement à se demander si, dans la conduite de votre travail, et plus généralement dans votre cheminement au sein des institutions culturelles, vous vous employez aussi à poursuivre un projet politique ou un projet social ?
- Je crois que quel que soit l’endroit où j’ai travaillé,
la question du sens a toujours guidé mon action. J’ai besoin de croire et
m’engager dans ce que j’entreprends. Ce qu’on fait nous engage et porte
témoignage de ce que nous sommes. Pourquoi monter une exposition sur la
sexualité dans les espaces publics, pourquoi une autre sur la subversion et
l’esprit révolutionnaire, tout cela n’a rien de neutre et procède d’une volonté
de contribuer à appréhender notre quotidien de manière éclairée et à viser à
donner les clés d’une compréhension critique. Ça semble très
« tragique » mais en adepte de la philosophie de « l’absurde, »
je crois que les actes et rien que les actes comptent.
- Vous ne devez pas répondre à des commandes ?
- Nous travaillons au sein des Halles dans un dialogue permanent avec mon CA, très investi, qui m’accorde et c’est heureux une liberté de proposition. Un CA qui en me nommant a lui-même posé un acte. Le métier de curateur comme celui de directeur de lieu est intrinsèquement politique. Si mes engagements ne se manifestent pas au travers d’une adhésion partisane, en revanche, ils s’incarnent pleinement dans les projets que j’entends promouvoir. J’en reviens à la racine du mot politique : polis, la cité. Les Halles Saint-Géry sont une agora, c'est-à-dire, un terrain privilégié où sont convoqués des « points de vue » sur la région, sur l’urbanité, sur les enjeux patrimoniaux. C’est assez rare je crois.
Bruxelles me semble dans une large mesure être un laboratoire. Désordre et résistance contre l’homogénéité, voilà ce qui nous caractérise. Depuis les années 1800, beaucoup de penseurs, de révolutionnaires et d’artistes étrangers ont trouvé refuge dans notre capitale. Pour des raisons diverses telles que, par exemple, une moindre pression de la censure. Et puis, au sein de notre flou administratif, il y a toujours eu de la place pour que les dissensus puissent s’exprimer. N’oublions pas que la Belgique est un état jeune. Le récit qui entoure la naissance de ce pays est emblématique de la positivité du trouble qui y règne. Que s’est-il passé à l’opéra de la Monnaie le 25 août 1830 ? Ce soir-là, à la fin de la représentation, des spectateurs se sont levés pour porter le cri de la Muette de Portici dans la rue : « Vive la liberté ! » Si ça ne nous prédestinait pas à un destin surréaliste et théâtral !
Être la caisse de résonance des enjeux contemporains, témoigner des audaces passées et préfigurer celles du futur, telle est l’ambition des Halles.
Un reflet plus exact des réalités démographiques
« Ne dit on pas que "les musées sont le reflet de la nation" ? Si seulement c’était vrai ! — »
- Comment la diversité et le multiculturalisme qui définissent l’actuelle scène artistique bruxelloise composent-ils avec le peu de visibilité accordée à ce jour encore aux femmes et aux minorités ?
- C’est en effet le paradoxe qui se pose à nous, comme à toutes entités soit-disant culturelles. Comment ne pas se contenter d’ethnocentrisme ? Comment se montrer attentif à la question du genre ? Bruxelles est le territoire d’une grande diversité. Nombre d’artistes femmes y œuvrent et y résident ; ce n’est pas donc pas « logique » que si peu dans les programmations leur rendent hommage. Trop souvent l’histoire est écrite par et pour les hommes ; ne dit on pas que « les musées sont le reflet de la nation » ? Si seulement c’était vrai ! À nous d’être les passeurs du tissu hétéroclite qui nous entoure.
- Pour ne pas se contenter de représenter les classes dominantes ?
- Il n’y a pas de complot, ce serait ridicule de parler d’une entente entre les programmateurs pour évacuer du champ de la représentation tout une partie de la population, je crois que cela procède plus de logiques structurelles et de réflexes que l’on a à questionner, en permanence, on se fait souvent l’économie d’une pensée critique. L’ethnocentrisme ne concerne pas uniquement le secteur culturel. C’est le propre de l’humain de rechercher du semblable, de l’évidence, qui réclame qu’on se mobilise, de se mettre du côté de ce qui diverge, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas évident. Je ne milite pas pour qu’on nous impose un système de discrimination positive. Mais on ne peut pas faire l’impasse d’un travail critique. Aux Halles, on souhaite que notre programme soit un reflet plus exact de la réalité démographique et sociale de Bruxelles.
Il faut encore être vigilant sur un point. Pour les artistes issus de l’immigration, la demande risque encore de ne porter que sur cette dimension-là. On a tort. On n’a pas à attendre d’un artiste originaire du Maroc, par exemple, qu’il ne s’exprime que sur son héritage migratoire.
- De même qu’il ne faut pas attendre des artistes femmes qu’elles aient forcément quelque chose à dire sur la condition féminine.
- En effet et j’espère qu’un jour l’opportunité d’opérations spécialement dédiées aux femmes sera devenue obsolète. À l’heure actuelle, l’idée est d’attirer l’attention sur des travaux d’excellence qui ont vocation être programmés dans n’importe quel autre cadre.
- Comme toutes les institutions culturelles, les Halles Saint-Géry incluent désormais les outils numériques dans leur fonctionnement et le développement de projet. Le recours à ces nouvelles technologies s’accompagne-t-il d’une réflexion de votre part sur le rôle ou le sens que vous mettez dans ces pratiques ?
- Les outils numériques permettent de renouveler le rapport au spectateur. Ils se prêtent à une approche potentiellement plus inclusive, plus directe. Mais ne soyons pas non plus naïfs. Il ne s’agit pas seulement de numériser et puis de poster le résultat. Bien plus, il s’agit de mettre en forme, d’informer au sens premier du terme. Au travers des outils technologiques, c’est tout un reformatage du contenu qui doit être pensé. En développant ses propres outils pour les saisons prochaines, les Halles visent aussi à toucher de nouvelles audiences. Une part du public ne franchit pas les portes, celles des Halles pas plus que celles de n’importe quelle autre institution culturelle. Selon la notion d’habitus introduite par Bourdieu, pour s’approprier un objet culturel il faut être prédéterminé à le faire. Une série de conditionnements sociaux font que certaines personnes n’estiment pas avoir le prérequis nécessaire pour développer une relation gourmande avec la culture. Les outils numériques permettent d’aller à la rencontre de ces publics. On ne peut bien évidemment pas se contenter de rendre l’information accessible, un travail de médiation s’impose. Pour nous aux Halles, l’enjeu est de parvenir à toucher ces publics, notamment des publics jeunes, urbains, via les outils qui sont les leurs et qui nous demandent de reformuler nos discours de façon radicalement différente.
Une ville de contrastes
- Une question plus personnelle mais indispensable pour qui veut vous connaître un peu : où puisez-vous votre inspiration ? Quelles ont été les rencontres formatrices dans votre parcours sous l’angle de l’art, de la science, de la philosophie ou de la littérature?
- Mon inspiration me vient du quotidien. J’ai un
appétit, une insatiabilité permanente. Stig Dagerman a écrit un texte
intitulé : « Notre besoin de consolation est impossible à
rassasier. » Il parle d’un manque mais je crois que la vie est un constant
sujet de frustration. De là mon appétit pour les rencontres, les découvertes.
Tout est inspirant. Les flâneries en rue et l’actualité offrent à l’esprit des
matières riches et variées. Certains artistes suscitent en moi des envies de
leur répondre. Vous savez, le travail de curateur est aussi un travail de
création. Il s’agit de rassembler, de mettre en relation, de disposer dans
l’espace, de construire des narrations. L’exposition « Topographie de la
subversion. Bruxelles révolutionnaire » réunit dix artistes qui travaillent sur
la photo ou sur des enjeux numériques, ou sur des installations de lumière. On
a la responsabilité d’un discours, d’une narration, de mythologies collectives.
C’est pourquoi le quotidien m’inspire dans ce qu’il a de plus banal, de plus
trivial, de plus absurde.
- Vous voyagez certainement beaucoup, votre métier vous amène à fréquenter d’autres capitales européennes. Avec tout cela, quel regard portez-vous sur Bruxelles ? En tant qu’ « insider » et tant que « simple citoyenne » ?
- Depuis mon départ de Wallonie-Bruxelles Théâtre / Danse, je voyage moins à titre professionnel, mais j’ai le plaisir de partager ma vie avec un artiste étranger qui voyage beaucoup, un artiste numérique qui travaille sur l’archéologie des médias, professeur au Fresnoy et à Marseille. Donc je voyage tout de même pas mal. Mais je reste très attachée à Bruxelles. J’aime cette citation d’Anne Morelli : « Faute d’être belle Bruxelles peut-être re-belle ». Originaire de Mouscron, je suis arrivée à Bruxelles il y a maintenant vingt ans et j’ai d’abord eu un mouvement de répulsion. Je connaissais bien Paris où, enfant, je me rendais souvent avec mon père. Par contraste, Bruxelles me semblait manquer d’harmonie. Pourtant, c’est un endroit qu’on s’approprie, à force de le scruter mais aussi, par une sorte d’inversion du regard. Tout ce qui me paraissait laid initialement a fini par me séduire, tout ce qui me semblait épuisant m’est apparu comme autant de sources de liberté. Ce que j’adore, c’est qu’en l’espace d’une journée il est possible de croiser une multitude de visages et de langues différentes. Bruxelles a quelque chose d’une tour de Babel, d’un lieu d’expérimentation permanente. C’est une ville de contrastes qui s’inscrit toujours en faux contre toutes les entreprises de lissage. Il y a une vertu à ne pas se laisser résumer en un tweet. J’aime cette ville parce qu’elle est rebelle, parce qu’elle n’est pas belle.
- Il y a un point où les défauts de Bruxelles deviennent ses qualités.
- Absolument. C’est une ville qui intrigue, qui interpelle. Ce n’est pas une urbanité vécue facilement.
Interview et retranscription :
Catherine De Poortere
Halles Saint-Géry
1 place Saint-Géry
1000 Bruxelles
Cet article fait partie du dossier Bruxelles.
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