Au Vecteur (Charleroi) : dessin et design, tracer d’autres sentiers
Sommaire
Au début, la ville tentaculaire
Il faut entrer là après une certaine errance alentour et en ayant capté les tensions qui agitent les rues, entre parties en régénérescence comme bien public, implantation massive du triomphalisme marchand, quartiers à l’abandon, artères et tissus moribonds, vestiges historiques discrets, lignes d’horizon avec repères industriels momifiés, espoir d’une ville apaisée qui pointe timidement dans certaines zones réaménagées. On flâne comme dans un grand coquillage où bruissent les échos lointains des « villes tentaculaires » d’Émile Verhaeren (repris dans le guide du visiteur). L’activité industrieuse et ronflante des usines et fabriques dévorantes s’est retirée, comme une marée qui désinvestit un littoral, et la misère reste, latente.
Bleu du ciel, romantisme et industrie
Alors, franchir le seuil du V2, et aussitôt, quelque chose lâche, se dérobe, on accuse un bref et subtil effet de vertige. Un trou d’air. Le poids du passé s’est transmué. Comme de se retrouver soudain en élévation, la tête dans les vapes, sans rien de très solide sous les pieds. Toute la lourdeur des contextes hérités s’est dématérialisée, ils retournent dans les limbes, en cours de recomposition, reprennent à zéro leur morphogenèse sociale. Dans le bleu nuageux, en ce point indistinct où les rêves d’enfant fabriquent le monde et expliquent les phénomènes naturels à leur manière, naïve et poétique.
S’avançant vers l’image principale, flottante et immersive, volumineuse et fluide, le visiteur plonge dans un tableau à plusieurs dimensions, trois voiles superposés dont la transparence mélange les motifs distincts.
Une perspective qu’il découvre d’un point de vue déterminé par Rémy Hans, auteur de l’installation. Campé sur des monticules de déchets industriels, dans l’attitude d’un voyageur contemplant une mer de nuages depuis la cime d’une montagne abrupte. Se superposant au personnage vu de dos d’une toile du peintre Caspar Friedrich. Mais la vastitude vaporeuse qu’il cherche à embrasser est une nature artificielle, terrils et reliefs comme autant de traces de ce que l’extractivisme capitaliste a fait à la terre. Et comment la terre, exténuée, vide, reprend vie, réinvente ses reliefs et les interdépendances avec la faune et la flore. Au loin, superbes, les profils glorieux de l’industrie qui a sombré, mât rectiligne d’une cheminée, architecture complexe d’usine métallurgique. Sans rien de pesant. Juste leurs idées, décantées.
La perspective magique réunit, dans le même point de fuite, le rêve machinique d’une prospérité rationnelle et la fascination romantique pour la nature sauvage et le sublime. Les tulles imprimés oscillent, frémissent, et invitent à se défaire des façons dont ces rêves se sont incarnés, pour en revenir aux forces oniriques originelles, reprendre le rêve à ses sources, recommencer à rêver. Les choses ne sont plus des carcans solides, avec leur histoire et leurs leçons, mais renouent avec leur état brumeux, leur plasticité spirituelle initiale. Disponibles pour un nouvel élan.
Récit d’évasion brumeuse
Ce que l’installation ouvre ainsi, au cœur de l’espace d’exposition, en une souple et ample déchirure de ce qui enferme la possibilité de projeter un futur, se raconte ensuite en détails dans une série de planches de B.D., alignées au mur.
Le rythme des cases, la dynamique évanescente du dessin au porte-mine bleu pâle, évoquent un récit d’évasion sans parole, une échappée abstraite.
Le genre de rêverie infinie au gré des nuages qui défilent et décentrent peu à peu l’attention, au point que le rêveur quitte son corps. Ce sont des topographies de ciel et de terre, de vapeurs et de pierres, de civilisations humaines et extra-humaines. Il faut s’approcher pour scruter et reconnaître la riche diversité de ce qui est invoqué dans la trame des traits. Des formes fantomatiques. Des ombres. Des fragments hyper précis. Des choses connues, archéologiques, mais qui, surgies du brouillard, semblent naître à l’instant, éléments d’une civilisation à venir. Colonne de refroidissement. Carcasse de hauts-fourneaux. Terrils nus et ensauvagés. Carrière remplie d’eau. Silhouette de refroidisseur. Percée dans la brique d’un vieux mur d’enceinte (Porte d’Hadrien). Station de contrôle. Station de métro. Volume géométrique comme tombé du ciel, perdu. Ces images fragiles dérivent dans un tissage d’éblouissements et d’absences, de végétations drues, opiniâtres. Au bord de la perte. Au bord de la renaissance en autre chose. Au bord, sans certitude, réalités intangibles.
Design et jardin intérieur
Cette énergie à préserver les chances de renaître, on la retrouve, colorée et lumineuse, en traversant la rue pour rejoindre un autre espace chaleureux et réconfortant du Vecteur, le Rayon, lieu de lectures, de paroles, de rêveries et de paroles partagées. Lysiane Ambrosino, autre artiste en résidence, y expose les éléments de son jardin extérieur. Diplômée en design textile à La Cambre, membre du collectif Cuistax, travaillant comme créatrice de motif pour des marques connues,
ce qu’elle livre ici est un alphabet floral et géométrique qui lui permet de dialoguer avec un passé et des souvenirs enfouis dans des lieux, des maisons, des gens rendus difficilement accessibles, en vrai, du fait de la pandémie.
À travers ses fleurs à la gouache sublimées par la luminosité du noir, ses formes de glaise pétries à la manière d’une enfant jouant au jardin et mimant des formes vues sur les portes et les façades des maisons, le rideau de perles que l’on sent glisser sur son visage rien qu’à le regarder, c’est bien le Sud dont elle est native qui nous éclaire. En tournant les pages de son cahier qui rend compte de son travail de deux semaines en résidence, s’attardant aux esquisses et aux notes, qui s’épanouiront dans les œuvres parfaitement intégrées à la bibliothèque, on se dit qu’avant même de produire du « design textile », il faut designer son imaginaire, trouver et formaliser le vocabulaire de son jardin intérieur. S’assurer que les motifs qui seront multipliés et dispersés restent ancrés, vibrants, magiques, symboles transitionnels pour garder le don de converser intimement avec les régions éloignées, où il est difficile de retourner pour les retrouver telles qu’elles étaient avant. Au plus proche des sources oniriques de l’enfance.
Ce que Lysiane Ambrosino réussit à merveille. Ainsi, les fleurs représentées ne sont pas abstraites mais sont irriguées d’un vrai dialogue avec l’inventivité de la flore, comme en témoignent les bouquets choisis par elle, sur la table.
Pierre Hemptinne
Le Vecteur :
https://www.vecteur.be
Rémy Hans :
https://www.instagram.com/remy.hans1/?hl=fr
Lysiane Ambrosino :
http://lysianeambrosino.com
Cuistax :
http://cuistax-cuistax.blogspot.com