Disco Elysium : du roman noir sous forme de jeu vidéo comme moteur d’éveil politique
Sommaire
Au centre d’un rond-point trône une statue équestre ravagée par une explosion. Autour d’elle, les camions s’égarent dans leur immobilisme. C’est la grève ! Personne ne porte de gilet jaune mais des dockers décidés bloquent l’accès au port industriel qui, en temps normal, irrigue la ville et les territoires de ces flux de marchandise et de valeur. Derrière le cheval, on devine un hôtel ; derrière l’hôtel, un pendu ; dans l’hôtel, un enquêteur gavé d’alcool et de stupéfiants s’éveille.
Bienvenue à Martinaise, un quartier de l’ancienne capitale du monde civilisé, piétinée quelques décennies auparavant par les bombardements des forces centristes du progrès viscéralement décidées à mater dans le sang l’insurrection populaire de la Commune de Revachol.
Disco Elysium se voulait révolutionnaire et il le fut. Il y a d’abord l’évidence d’une direction artistique et d’un récit hors du commun dans un jeu vidéo basé exclusivement sur du texte et la mise en jeu, aussi drôle que fine, des vies intérieures de l’enquêteur. Un antihéros marqué par les stigmates de l’alcool, du désespoir et des années, qui noient sa vivacité. Au-delà de cette réussite largement saluée par la critique et les joueurs, il y a aussi cette réarticulation surprenante d’un héritage politique qui a pour matrice l’imaginaire de la Commune de Paris et d’autres révoltes populaires, pour approcher une analyse politique des temps présents marqués par le retournement d’utopies dans les communismes d’État, l’alliance des organisations supra-étatiques type Commission Européenne avec les empires financiers, ou encore une certaine vision du syndicalisme magouilleur. Le voile du récit se lève au lendemain d’une cuite monumentale qui a eu raison de la mémoire du personnage principal. À son image, la ville se révèle amnésique.
Vous : Qui étaient-ils ? / Esprit de corps : Des camarades. De pauvres âmes abandonnées à leur sort qui se sont soulevées contre les horreurs du monde. — Discussion entre Harry et Esprit de corps, l’une de ses voix intérieures
Sur la piste politique liée à la Commune de Paris, c’est au cœur de la ville de Revachol et de l’intrigue principale que se dissémine avec le plus d’acuité la réappropriation d’un imaginaire perdu de l’utopie sociale. Ce rêve maudit de Ravachol – anarchiste français contemporain de la Commune, une référence assumée des auteurs – porte les stigmates d’un idéal qui n’en peut plus d’agoniser.
Mémoire diffuse et silhouettes spectrales
La mémoire noyée des événements surgit au détour de murs troués et d’autres caches aux allures de trous à rats. Des traces de la lutte communarde avec ses armes mais aussi ses manuels de la pensée matérialiste et ses symboles révolutionnaires qui résonnent encore dans le présent du jeu. Cette mémoire morose et chancelante se manifeste tout particulièrement quand Harry Du Bois, l’enquêteur, et Kim Kitsuragi, son acolyte, méditent devant un mur troué qui déploie les blessures profondes que l’histoire officielle a préféré camoufler. La guerre des chiffres et des faits plonge les acteurs des temps présents dans la confusion. En substance, ce mur et ses interprétations embrumées nous racontent un temps violent autant que la confusion qui règne quant à cette histoire. À l’image de l’injonction à reconnaître le caractère sanguinaire de la Commune de Paris malgré l’imparable balance mortifère largement à son désavantage, la discussion entre Kim et Harry laisse planer le flou dans un partage des responsabilités quant au devenir de la Semaine sanglante. La mémoire est instable, tant cette histoire bouscule l’idée de mesure dans la répression d’insurrections par un pouvoir présenté comme légitime. Il faut aux puissants un ennemi présenté comme sauvage et destructeur pour justifier ses massacres ; il lui faut entretenir le flou pour que la nature réelle du sang coulé ne cède le pas à l’indignation, moteur insurrectionnel. Comme l’énonce Kim (voir visuel), le mur à trous est le témoignage d’une barbarie dont plus personne ne sait qui fut le responsable. Ainsi s’incarne dans le jeu la mémoire mort-vivante de la face cannibale du pouvoir en place.
Bientôt ils oublieront tout
La mémoire orale traverse l’espace du jeu grâce à trois personnages que beaucoup de choses opposent sinon l’âge et le vécu de la Commune. Il y a d’abord ce duo d’amateurs de pétanque qui jouent dans un trou d’obus. Amoureux d’une même femme, d’une même ville qui, tous deux, s’éteignent, et camouflent leurs flammes passées et hostiles sous le poids de rides qui les emportent. L’un, René Arnoux, est royaliste, défenseur de la monarchie et de l’ordre ancien. Il vomit les communards – terme utilisé dans le jeu –, qui sont, selon lui, à l’origine de la destruction de la ville et du régime qui lui précédait, la Royauté. René incarne les thèses versaillaises d’un peuple pauvre, inculte et stupide à l’origine de la destruction de la capitale française. Gaston Martin, lui, dépose la haine au loin et, dans une posture d’éternel guetteur d’entre-deux, refuse l’engagement. Un social-démocrate réservé qui préfère voir dans son histoire d’amour passée les relents nostalgiques d’une vie en quête de tendresse. Deux historiens de la déambulation qui, par l’apparition d’une photo désuète, remontent le fil d’un passé à la fois proche et lointain. La Commune de Revachol a 40 ans, pas 150, des témoins peuvent encore la dire, l’articuler. Le souvenir se fait histoire.
Le troisième témoin, Iosef Dros, est la clef de voûte du récit et l’instant où la portée des éléments posés tout au long du jeu se révèlent. Ce survivant communard clôture la trinité entamée par René et Gaston et incarne les entrailles de la ville, son refoulé. À sa rencontre, il nous raconte y connaître ses moindres recoins. Il est la mémoire d’une ville qui se rêvait révolutionnaire, un phare dans le progrès social et la démocratie réelle. Un phare parmi d’autres luttes dont les chants révolutionnaires résonnent dans les entrailles de cet homme qui, horrifié et aigri par la mort de l’utopie et le carnage de l’écrasement des insurgés, en a assassiné une émanation en la personne du mercenaire-colon. Les conteurs s’éteignent mais, par l’enquête, la parole circule. L’homme peut s’en aller et si le coup de force qu’il impose par l’assassinat du briseur de grève est dur, la lutte pour la vie et celle d’un idéal peut reprendre.
L’aire de repos
Disco Elysium ne commémore pas. Il rappelle, il raconte, il met en regard l’histoire de cette ville fictive avec les 150 ans qui se sont écoulés entre la brève utopie de la Commune de Paris et l’attrait infini des supermarchés néons. C’est la mémoire de cet espace, autant que celle de notre histoire, que le joueur est appelé à se réapproprier. La mémoire des luttes est ici au cœur de l’exploration des joueurs et impose un positionnement. Au-delà de la question du souvenir et d’une certaine idée de la commémoration par la réarticulation d’un héritage, Disco Elysium est l’histoire d’une grève et d’un rapport de force favorable aux ouvriers dans un contexte d’amnésie généralisée, un appel à se réapproprier cet héritage protéiforme et à le mettre à jour.
[cette grève] n’est qu’une aire de repos sur le chemin qui mène à travers des plaines ouvertes. — Call Me Mañana – personnage de Disco Elysium
Qu’on ne s’y trompe pas, le jeu est gorgé d’humour, de poésie et d’une direction artistique à peu de chose près inattaquable. À l’image du désastre amoureux dans lequel se noie Harry Du Bois, Revachol ne se relève pas des bombardements qui ont meurtri ses rues, ses façades et ses habitants, et se cherche de nouveaux rêves. Disco Elysium nous raconte le destin de cette ville dont la destruction est le nid consolidant du capitalisme le plus agressif par sa face sanguinaire. Ce jeu nous raconte, entre autres (car il est d’une rare richesse!), qu’il se pourrait que notre (post-)modernité se soit construite sur le massacre d’un idéal incarné par la Commune et de tant d’autres révoltes populaires par les forces en place. Par le jeu vidéo aussi, Disco Elysium atteste sans le moindre détour que l’on peut faire naître et circuler des récits qui fassent vivre l’imaginaire de la lutte, ressusciter son passé et déployer sa mythologie.
Nicolas Bras
pour PointCulture