« Don't Rush » | Nostalgique radio
Trois personnes dans une pièce faiblement éclairée, une nuit en Grèce. Giannis Chatzicharalampous, son frère et son cousin sont réunis sur l’île de Lemnos. Ils partagent un même amour pour le rebetiko, la musique des manghes, les mauvais garçons et mauvaises filles des années 1920. Giannis en fait une émission de radio, où il raconte les chansons, traduit leur argot disparu, explique leur contexte. Les morceaux viennent d’Asie Mineure, d’Anatolie, de Turquie et ont été ramenées en Grèce par les réfugiés de la Grande Catastrophe, comme on l’appelle là-bas, durant laquelle la Turquie a chassé de son territoire un million et demi de Grecs qui y vivaient depuis des siècles.
Les chansons parlent de haschisch, d’alcool, du malheur de l’exil, des abus de la police. Ce sont des chansons d’amour, parfois heureux, souvent tragique. Ce sont des chansons de réfugiés, de marginaux. Giannis fait très rapidement le lien entre ces textes anciens et la Grèce actuelle. L’île de Lemnos où il se trouve est en plein centre de la route des migrants venant du Moyen-Orient via la Turquie. L'accueil qui les attend est aussi peu chaleureux que celui que reçurent les réfugiés des années 1920. La population locale craint pour l’impact de la situation sur le tourisme, dont l’île dépend, les autorités veulent donner des exemples de fermeté, la police et l’armée patrouillent les frontières de l’Europe.
Les migrants du siècle passé se sont retrouvés à Athènes, et surtout dans son port, le Pirée. Ils y ont survécu, marginalisés dans une nostalgie de leur Orient si différent de la Grèce de la métropole. Beaucoup ont vécu de trafics divers. Beaucoup ont noyé leur chagrin dans l'ouzo et les stupéfiants. Giannis et ses amis comprennent assez bien cette vie. Ils partagent une même affection pour la fumée de haschisch que célèbrent inlassablement les rébètes. Leurs rapports avec les autorités sont assez semblables. La pièce dans laquelle ils se trouvent n’est pas vraiment un tekes, un de ces lieux, entre la fumerie d’opium et le cabaret, entre le tripot et le bordel, où se retrouvaient les manghes, les marginaux, les rebelles, mais dans la torpeur de cette nuit grecque, la voix de Giannis réussit à en donner une assez bonne reconstitution.
Ce n'est pas le premier film qu’Elise Florenty et Marcel Türchowsky consacrent à la Grèce. Un précédent film, Back to 2069, mettait en scène l’île de Lemnos, à la fois dans l’Antiquité mythique d’Homère et dans la vision futuriste d’un jeu vidéo. Le travail des deux réalisateurs est avant tout destiné à être exposé dans le cadre d’installations. Le film Don’t Rush a été conçu comme un complément à Back to 2069. Là où ce dernier était rapide et bruyant, présenté sur trois énormes écrans, ce nouveau film venait apporter un contrepoint intimiste. L’émission fictive de Giannis raconte à l’oreille du spectateur les histoires derrière ces morceaux étonnants. Il les accompagne de commentaires qui prennent souvent un tour politique, contre la militarisation des frontières de l’Europe, contre la pénalisation des drogues, mais aussi parfois un tour personnel, avec des salutations et des dédicaces à ses amis, ses parents. Son studio de radio simulé est une tablette et un casque. Pas de vitre, pas de micros, mais un fauteuil, des amis et de la musique. La narration continue qu’il improvise, aussi riche d’informations que d’émotions, peut s’écouter à la volée, comme une radio prise en route, ou s’écouter en boucle. Le film est d’ailleurs conçu comme un loop, pour sa présentation muséale. Le morceau d’intro, seule exception au répertoire des années 1920 (le magnifique « Kegamé Kegamé » chanté par Sotiria Léonardou en 1983 dans le fim Rembetiko), ouvre et finit l’émission/installation.
Don't Rush, documentaire - installation d'Elise Florenty et de Marcel Türkowsky (Belgique, Allemagne, France, 2020 - 53’)
Le Festival de cinéma En ville ! se déroule à Bruxelles du 25 juillet au 7 août 2020.
> Site du festival
Don't Rush sera diffusé le 30 juillet à 20h15 au Cinéma Palace, avec Nuit debout.
> À propos du rebetiko (Mondorama)
Texte : Benoit Deuxant
Images : captures d’écran