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Dossier : Les nouvelles utopies (2)

Utopies

publié le par Catherine De Poortere

Deuxième partie - TRAVAILLER

Silicon Valley

L’oubli du fait politique dans l’imagination utopique est un fait majeur.

Depuis quelques années, l’Américain Fred Turner, historien des idées et professeur en communication à l’université de Stanford, étudie l’histoire intellectuelle d’internet et des nouvelles technologies. Son livre Aux Sources de l’utopie numérique : de la contre-culture à la cyberculture a été abondamment relayé par la presse.

Dans l’entretien que lui a consacré Le Monde daté du mois de février 2015, ce spécialiste des mass media explique qu’il existe, d’après lui, un lien de filiation direct entre les hippies pionniers du Web et la nomenklatura actuelle (Google, Facebook, Uber, etc.) (C’est nous qui soulignons) :

« La contre-culture souhaitait le partage d'une même sensibilité, de mêmes énergies, de mêmes ondes afin de réorganiser la société grâce à ces puissances invisibles. Aujourd'hui, nos ordinateurs réalisent cette vision en ce qu'ils permettent de faire circuler de l'énergie et de l'information, et ainsi de mettre en relation presque tous les habitants de la planète. Mais surtout, la croyance aux pouvoirs bienfaisants de ces technologies est largement répandue. Kevin Kelly, l'un des cofondateurs du magazine Wired et de Whole Earth, y voit même l'œuvre de Dieu. Selon lui, Dieu a choisi de nous lier les uns aux autres par l'entremise de ces technologies.

Un idéal néo-communaliste prend forme et voit dans le réseau de distribution de l'information un moyen pour contourner l'appareil politique et bureaucratique, et ainsi en arriver à une communication sans médiation. Cette idéologie est bien présente chez Google.

Maintenant il faut se poser la question de savoir si cette entreprise exerce vraiment un pouvoir bienveillant. Je ne le crois pas. Mais Google arrive tout de même à profiter d'une image positive. C'est ce qui permet à ses patrons de trouver la sympathie de nombre d'internautes lorsqu'ils s'opposent à l'adoption de lois plus strictes pour encadrer Internet (…)

Le déni était déjà courant dans les communes des années 1960-1970. Sous couvert d'amour libre, d'ouverture absolue à l'autre, d'égalité, ces groupes étaient incroyablement conservateurs. Car le contrôle social, affranchi de la bureaucratie, se fait grâce au charisme des uns, au conformisme social des autres. Les communes que j'ai étudiées étaient dominées par des hommes blancs issus de la classe moyenne supérieure. Il y avait très peu de mixité ethnique, non du fait d'une volonté claire en ce sens, mais plutôt un conformisme qui rejetait la différence, avec des réflexions du genre, « humm, ces gars-là sont pas cool… ». Les femmes étaient reléguées au rôle traditionnel de mère devant s'occuper des tâches ménagères et ne prenaient pas part aux discussions importantes que menaient les hommes (…)

Remarquons cependant qu'aujourd'hui le réseau n'est plus pensé comme un outil pouvant créer des dispositions démocratiques chez l'individu. On le dit plutôt « social », en référence à Facebook, notamment. Le social est devenu l'endroit de collaboration où le soi peut s'affirmer. Et c'est maintenant la dimension politique qui est rejetée pour les mêmes raisons que l'on rejetait le fascisme dans les années 1930-1940, parce qu'il considérait comme étant purement hiérarchique, bureaucratique et poussant au conformisme. »

Source : L’Antipolitique, péché originel de la Silicon Valley, Marc-Olivier Bherer, Le Monde, 19/02/15

Le Festival Burning Man

Festival Burning Man 2

Citant à son tour Fred Turner, le magazine Slate pose un éclairage intéressant sur le Festival Burning Man, dont l’évolution au fil des ans suit de près celle de la Silicon Valley.

Mais de quoi s’agit-il ? Selon le magazine en ligne, le Festival Burning Man serait un « mélange de performances artistiques, d’expériences libertaires et transgressives et de rituels païens – le clou de la semaine étant la destruction par les flammes de la géante sculpture de bois qui représente un homme. Quiconque a déjà vu les reportages réalisés sur place ne peut qu'être en admiration devant la créativité déployée par les quelques 70.000 participants qui doivent, le temps d'une semaine, s'autogérer dans une ville éphémère dans des conditions climatiques difficiles. »

« L’ironie d’un Burning Man étant devenu l’événement couru par les patrons de la Silicon Valley n’a donc échappé à personne et crée un certain malaise. Pourtant, le récit d’un festival créé par des artistes hippies amoureux des situationnistes à la fin des années 1980 et devenu au fil du temps une sorte de Forum de Davos alternatif laisse de côté la partie la plus intéressante de l’histoire. Au-delà de l'hypothèse d'une récupération ou d'une corruption par l'argent de beaux principes d'origine, plusieurs observateurs ont remarqué que Burning Man était en fait une incarnation de l’éthique de la Silicon Valley (…) 

Fortement imprégné d'utopies de contre-culture, le secteur des nouvelles technologies de l'information a conservé des mouvements sociaux des années 1960 l'aspiration individualiste au développement de soi, ce qu'on retrouve dans les principes du Burning Man, qui encourage ses participants à l'expression radicale de leur être (…)

L'économie de l'innovation californienne (…) est une économie capitaliste qui repose sur la mise en commun des savoirs et des actions des individus et qui en bout de chaîne transforme cette contribution des masses en marchandises. »

Source : Avant de s’embourgeoiser, Burning Man était déjà la Silicon Valley, Jean-Laurent Cassely, Slate 28/08/15

Festival Burning Man 3

Le modèle économique de la Silicon Valley 

Dans le même journal, Jean-Laurent Cassely revient sur le modèle économique de la Silicon Valley épinglé par Ted Turner (c’est nous qui soulignons) :

« Car paradoxalement, l’utopie numérique abreuvera largement les discours annonçant le triomphe d’une «nouvelle économie» promue dans les années 90 marquée par les dérégulations, la flexibilité, l’avènement d’un mythe de l’entrepreneur comme nouveau héros et modèle de l’individu épanoui et, par- dessus tout, la croyance fondamentale selon laquelle la technologie est un vecteur de changement social positif (…)

Comment expliquer cette étonnante transhumance des communautés hippies vers les terres numérique, selon la formule de Dominique Cardon dans la préface de l'ouvrage? [il s’agit toujours du livre de Fred Turner] C'est qu'entre-temps les hippies étaient revenus de leurs expériences de communautés, qui se sont révélées désastreuses. Les communautés étaient incroyablement conservatrices. Quand on a laissé tomber la bureaucratie, la loi, ce qui restait c'était le racisme et la ségrégation entre les sexes. La domination à l’état pur, rappelle Turner, contrairement à la présentation souvent faite a posteriori de cette époque.

Ils tenteront de raviver la flamme sur les réseaux dématérialisés, pour reproduire une expérience de vie communautaire débarrassée cette fois pour de bon, pensaient-ils, des origines des individus, des conflits de pouvoir et de la politique dont ils se méfiaient tellement. L'anonymat et la coupure entre réel et virtuel laissant espérer que ce qui avait échoué dans les montagnes ou les déserts américains réussirait en ligne...


L’histoire se termine avec l'émergence d’une presse technophile des années 90, qui associe modes de vie et technologies et dont le magazine Wired, qui jouera un rôle fondamental dans la glamourisation de la technologie, est l’étendard. C'est le moment de convergence (…) entre les idéaux bohèmes de la contre-culture et le libéralisme économique des milieux de la droite américaine, leur foi dans le marché autorégulateur et leur aversion pour toute intervention de l'Etat. C'est aussi le moment où émerge une nouvelle élite des réseaux qui a été désignée par divers néologismes: «digeratis», «netocrates», etc. (…)

Depuis que Turner a travaillé sur sa thèse au début des années 2000 et l’a publiée en 2006, la séduction du modèle californien alternatif, qui aux existences d'automates zombies des cadres d'entreprise substituait le travailleur nomade, libre et rebelle, sorte de cow-boy des autoroutes de l'information, n’a rien perdu de son attrait, en particulier auprès des jeunes générations qui associent l’entreprenariat à une discipline de développement personnel et à un parcours d'accomplissement de soi. (…)

C’est justement le legs principal de l’esprit des communautés (le «Nouveau communalisme») selon Turner : le rêve d’un monde du travail communautaire au sein duquel la vie de tous les jours et le travail seraient la même chose, reliés l’un à l’autre, où on ne serait pas partie prenante du marché, mais dans lequel on serait un paysan, un mari, toutes les choses que nous pouvons être en même temps […]  D’un endroit où on puisse être soi-même, où on puisse être créatif, tout en en faisant son travail. Et c’est un rêve de contre-culture.

 

Occupy Wall Street

Dans la foulée, Fred Turner évoque le mouvement Occupy Wall Street :

« On ne voyait pas de gens protester et former des partis politiques, ce qu’on voyait c’était des gens qui descendaient dans la rue pour “Occuper” en pensant: “Je vais être moi-même en public, et tout va changer”…  Eh bien non! [...] Ca n’a pas eu d’impact structurel, parce que nous n’avons pas fait le travail politique. Alors oui on peut dire “nous sommes les 99%, on se sent bien, c’est super”, mais ça ne change pas les institutions politiques. Et c’est une de mes peurs : je pense qu’Occupy est une des survivances de la période du nouveau communalisme, et du fait de s’être détourné de la politique.

L’autre héritage est bien sûr la foi dans la technologie. Le fantasme d'émancipation par la technologie, qui vient de la contre-culture, est toujours vivace dans de nombreux endroits comme les hacker spaces, le mouvement des makers… En fait c’est presque l’idéologie dominante aujourd’hui. (…)

Chez les jeunes en revanche, le rêve numérique est vécu avec la même ferveur que celle qui animait les pionniers : Ce qui se passe, c’est que le monde de la technologie a capturé le travail d’éducation personnelle que les jeunes doivent réaliser et que d’une certaine manière, la Californie a réussi à convaincre le monde entier qu’il fallait désormais être entrepreneur dans un contexte collaboratif et fabriquer un produit pour devenir une personne accomplie.

Alors qu’avant les jeunes rêvaient d’écrire des poésies ou un roman, la nouvelle manière d’être créatif et de s’exprimer soi-même c’est d’être dans le business. De la même manière que ces jeunes seraient venus à Paris ou à New York pour être au milieu des écrivains, ils viennent en Californie pour être au milieu des techniciens et ingénieurs. De la même manière qu’ils auraient appris les vers et la poésie, ils apprennent le code. »

Source : Comment la gauche et la contre-culture sont tombées dans le piège de l’utopie numérique, Jean-Laurent Cassely, Slate 18/12/14

 

Le mot de Evgeny Morozov

Uber logo

Une sombre vision que l’on peut suivre un peu plus loin, jusque dans les analyses de Evgeny Morozov. En marge de ses essais sur les implications politiques et sociales du progrès technologique et du numérique, ce chercheur américain d’origine biélorusse a publié à ce sujet une série d’articles passionnants dans Le Monde diplomatique.

Lorsqu’il évoque l’économie de l’information et le monopole des grandes sociétés, Evgeny Morozov ne mâche pas ses mots :

« (…) il s’agit de remplacer des intermédiaires analogiques, comme les sociétés de taxis, par des intermédiaires numériques, comme Uber, entreprise financée par les anarchistes notoires de Goldman Sachs. (…)

Il n’est guère surprenant que les catégories sociales écrasées par le fardeau de l’austérité commencent à convertir leur cuisine en restaurant, leur voiture en taxi et leurs données personnelles en actif financier. Que peuvent-elles faire d’autre ? Pour la Silicon Valley, nous assistons là au triomphe de l’esprit d’entreprise, grâce au développement spontané d’une technologie détachée de tout contexte historique, et notamment de la crise financière. En réalité, ce désir d’entreprendre est aussi joyeux que celui des désespérés du monde entier qui, pour payer leur loyer, en viennent à se prostituer ou à vendre des organes. Les Etats tentent parfois d’endiguer ces dérives, mais il leur faut équilibrer le budget. Alors, autant laisser Uber et Airbnb exploiter la « mine d’or » comme bon leur semble. Cette attitude conciliante présente le double avantage d’augmenter les rentrées fiscales et d’aider les citoyens ordinaires à boucler leurs fins de mois. »

Source : De l’utopie numérique au choc social, Evgeny Morozov, Le Monde diplomatique août 2014

Dans un second article, le chercheur appelle à résister contre l’ubérisation du monde.

« (…) Comme les entreprises de technologie ont accaparé l’une des plus précieuses ressources actuelles, les données, elles ont pris l’ascendant sur des municipalités aussi dénuées d’argent que d’imagination, et peuvent se poser en sauveurs bienveillants des ternes bureaucrates peuplant les administrations. (…)

Le problème est que les villes qui font ami-ami avec Uber risquent de développer une dépendance excessive à ses flux de données. Pourquoi accepter que l’entreprise devienne l’intermédiaire unique en la matière ? Au lieu de la laisser aspirer la totalité des informations relatives aux déplacements, les villes devraient chercher à obtenir ces données par leurs propres moyens. Ensuite, elles pourraient autoriser les entreprises à les utiliser pour implanter leur service. Si Uber se montre si efficace, c’est parce qu’elle contrôle la source de production des données. (…) »

Source : Résister à l’uberisation du monde, Evgeny Morozov, Le Monde diplomatique septembre 2015

Enfin, il nous livre une recension d’un livre de Mike Bujalewski, Le Culte du partage.

«  (…) La vision du monde qui prévaut dans la Silicon Valley a pour postulat que dans un monde pourri et corrompu, la seule source de pureté se trouve dans les caves californiennes, où des saints en survêtement tâché de gras sacrifient leur vie à l’évangile des nouvelles technologies et à l’accélération du progrès. Idéologiquement, la Silicon Valley est sur le point d’occuper l’espace traditionnellement dévolu à la droite radicale. En un sens, elle représente une version cosmopolite et technophile du Tea Party : elle voudrait nous faire croire qu’il existerait un capitalisme idéal, idyllique, sans rapport avec l’incarnation abâtardie et dévoyée que nous lui connaissons aujourd’hui. A l’en croire, les citoyens paient au prix fort la collusion entre institutions publiques et vieux milieux d’affaires, que ce soit à travers des coûts de transport et de logement exorbitants, des restrictions scandaleuses au droit de propriété ou de l’insupportable corset que l’Etat fait porter aux entrepreneurs — la seule classe digne d’être défendue.(…)

Il est intrigant d’observer que les jérémiades de la Silicon Valley concernant l’état de santé des institutions publiques paraissent trouver un écho dans les rangs des populismes contestataires de gauche, du moins en Europe. De Podemos en Espagne au Mouvement 5 étoiles (M5S) en Italie, les nouveaux partis surgis au cours des dernières années ont élaboré eux aussi une machine de communication destinée à mobiliser leurs supporters via les réseaux sociaux et les nouvelles technologies. Certes, ils ne partagent en rien le programme dérégulateur et individualiste de la droite silicon-valleyiste, loin s’en faut. Mais ils ne détestent pas recourir à ses méthodes. »

Source : Le Culte du techno-populisme, Evgeny Morozov, blog.mondediplo.net, 04/01/16

Dossier monté et écrit par Catherine De Poortere