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Dossier : Les nouvelles utopies (3)

Utopies

publié le par Catherine De Poortere

Troisième partie - VIVRE

Julien Gregorio 1

Mais… si bien argumentées soient-elles, ces critiques ne nous ont-elles pas fait perdre le fil de notre quête ?

Récemment, Mona Chollet, journaliste au Monde diplomatique et essayiste, s’est consacrée à une passionnante analyse de la question du logement. L’ouvrage intitulé Chez soi comporte quelques pistes intéressantes lorsqu’on consière l’utopie sous l'angle d'un mode de vie alternatif.

Dans le chapitre intitulé L’Hypnose du bonheur familial, elle recense quelques initiatives nées de la nécessité de faire face à la crise du logement. Ces initiatives tournent autour de la mise en commun des espaces de vie.

« Un individu indépendant et pourtant inscrit dans un collectif : c’est d’ores et déjà la situation de ceux – célibataires, veufs, divorcés, parents isolés – qui s’installent seuls dans une colocation ou dans un immeuble d’habitats coopératif. »

Et de détailler les multiples avantages de la vie en semi-communauté : accroissement de lespace (souvent compris dans un cadre vert), entraide, mutualisation des achats, bénéfice écologique, moindre dépendance économique vis-à-vis du monde du travail…

Julien Gregorio 2

L’exemple ultime reste pour Mona Chollet celui d’un mouvement squat dont elle a été témoin grâce à son frère. À Genève, le mouvement a vécu des années 1980 aux années 2000 :

« Réagissant à la spéculation et à la pénurie de logements abordables, ses protagonistes ont aussi changé le visage de la ville. Ils ont ouvert des salles de concert et de spectacle où régnait une effervescence créative renversante, des bars à l’atmosphère unique, des restaurants à prix modique ou libre, des crèches, des librairies de seconde main. (Le futur écoquartier de la Jonction s’élèvera d’ailleurs à l’emplacement de ce qui fut à la fin des années 1990 un immense espace culturel autogéré baptisé Artamis.) Et ils ont bâti des lieux de vie d’une qualité exceptionnelle. Lui-même ancien squatter, le photographe Julien Gregorio a documenté les dix dernières années de cet âge d’or. Il a saisi le bric-à-brac coloré, joyeux et inventif des intérieurs, les détails qui disent l’exubérance de la vie collective : une dizaine de brosses à dents alignées à côté d’un lavabo ; les panneaux émaillés de cœurs, de flèches et de mots en majuscule où les habitants se laissaient des messages au feutre ou à la craie : « Qui peut être là vendredi vers 16h-16h30 pour réceptionner le bois ? » ou, dans le registre vengeur : « Si on met des trucs dans des sacs en plastic dans le frigo, c’est qu’on n’a pas envie qu’un abruti les mange… Genre des merguez. Chier-merde. (…)

 « Le fait de ne pas payer de loyer change absolument tout. Il autorise à travailler très peu, de sorte que les occupants, tout en menant chacun leur vie, conservent une disponibilité remarquable les uns pour les autres. Les enfants, qu’ils aient ou non leurs deux parents dans le squat, sont constamment entourés d’autres adultes. Les réseaux d’amis et de connaissances, les visites et passages incessants créent une dynamique par laquelle on peut se laisser porter, avec sa circulation de l’information et des savoirs, ses opportunités, ses hasard, ses rencontres, ses impératifs (…) Je parlais plus haut de la quasi-impossibilité pour les conjoints soumis à la discipline capitaliste du travail d’entremêler les trames de leurs vies ; ici, des gens qui n’ont ni relations amoureuses (ou pas forcément) ni liens du sang entremêlent très étroitement les leurs. »

Source : Chez soi. Une odyssée de l’espace domestique, Mona Chollet, Zones, Éditions La Découverte, 2015 (pp.261-263)

 

 

Cohérente dans les principes qu’elle défend, Mona Chollet milite également pour le revenu garanti, c’est-à-dire pour un revenu mensuel suffisant décorrélé de toute activité rémunérée.

Lire à ce sujet son article dans Le Monde diplomatique : Imaginer un revenu garanti pour tous (Une utopie à portée de main).

Zee town

Et tant qu’à parler de logement, voici quelle genre d’utopie la méfiance, le repli sur soi et surtout l’excès d’argent peuvent générer.  :

« Après le campus, la ville Facebook. L'annonce, le mois dernier, par Mark Zuckerberg, de son projet urbain baptisé « Zee Town » a surpris par son ampleur. Pour un montant estimé à 200 milliards de dollars, le roi des réseaux sociaux prévoit de construire sur 80 hectares, dans la Silicon Valley, rien de moins qu'une ville complète dédiée à ses 10.000 salariés, avec supermarchés, hôtels, villas et même dortoirs pour les stagiaires du groupe. (…)

Pourtant, ce n'est pas aux Etats-Unis que se prépare l'essor des villes privées, mais dans les pays émergents. Et leur ampleur dépasse, de très loin, les rêves de Mark Zuckerberg. »

L’Inde, l’Arabie Saoudite, le Honduras ont déjà leurs propres projets de villes privées. Ceux-ci sont portés par des grands groupes financiers.
Cette tendance n’est bien évidemment que la consécration du mouvement de privatisation amorcé par les états déficitaires.

« On est dans une logique commerciale, dans laquelle on va acheter la paix publique par les services, le luxe et la sécurité. Les gens qui habitent dans ce genre de villes ne demandent d'ailleurs pas à être électeurs, ils s'en moquent totalement ! » Car, afin de garantir leur retour sur investissement, les villes privées font souvent comme les « gated communities » américaines : elles ciblent les catégories les plus aisées. »

Source : Villes privées, la nouvelle utopie, Benoît Georges, Les Echos, 31/03/15

 

 

Free and real

Pour clore ce dossier sur une note positive, voici le récit que la revue Usbek & Rica (relayée par les Inrocks)  fait d’une communauté atypique installée en Grèce. Plutôt heureuse cette utopie-là…

Free and real est le nom de la communauté fondée en 2010 sur l’île d’Eubée par Apostolos Sianos, ex-créateur de sites internet. Ce jeune homme n’étant pas de ceux que la crise a mis en difficulté, il a fallu que son projet naisse d’une insatisfaction bien plus profonde. Dans son rejet du système capitaliste doublé du désir de changer de vie pour reprendre contact avec la nature, Apostolos parle de l’émotion qui l’a gagné à la vision du documentaire Zeitgeist, libre d’accès sur internet. Sur un constat de corruption généralisé, ce film reconduit l’idée que la solution se trouve dans le retour à la terre.

Apostolos se saisit de cette injonction et, accompagné d’une vingtaine de camarades rencontrés en ligne, il part s’installer sur un bout de terrain cédé par sa grand-mère.

« Son but ? Ne plus dépendre de personne – surtout pas de l’État – et se nourrir autant que possible de produits cultivés de ses propres mains. Une alternative à la situation économique désastreuse qui affaiblit le pays et plonge de plus en plus de jeunes dans le chômage et la pauvreté. Mais Free and Real, c’est aussi et surtout un mode de vie écologique jusque dans les moindres détails. Panneaux solaires, nourriture bio, fabrication de savons et de dentifrices artisanaux… Ici, tout est fait pour réduire au maximum son empreinte écologique.

(…) le bouche-à-oreille fait son effet et les curieux sont de plus en plus nombreux à venir de toute la Grèce, et même de l’étranger, pour assister à l’un des ateliers organisés par les porteurs du projet. Si les bénévoles qui habitent l’île à demeure ne déboursent pas d’argent, les visiteurs ponctuels doivent s’acquitter de 12 euros par jour pour les repas et l’hébergement. Une somme que la communauté utilise pour acheter les quelques aliments non produits sur place et régler les faibles frais d’Internet et d’électricité – seul l’un des trois campements que possède Free and Real sur l’île en utilise. »

L’autonomie n’étant pas encore atteinte, Free and real tente de se développer en bonne cohérence avec le principe d’une écologie fonctionnelle : permaculture, végétalisme, construction de yourtes pour l’habitat.

« Le rythme est plutôt tranquille : le matin, chacun vaque à ses occupations personnelles, fait du sport, de la méditation ou profite des sources d’eau chaude toutes proches. On se retrouve à 11 heures pour un copieux petit déjeuner à base de confitures fabriquées par nos soins, de fruits à profusion et de thé que nous récoltons nous-mêmes dans les montagnes. Ensuite, on se consacre aux besognes collectives, en fonction des besoins du moment.

(…) Au lieu d’attendre un changement, je suis mon propre changement, ne cesse de répéter Apostolos.

Vie en communauté, absence de propriété privée, cueillette collective, partage égalitaire des tâches quotidiennes, repas pris en commun… Sur bien des points, Free and Real apparaît comme l’héritière des kibboutzim israéliens. Sauf que côté grec, le cadre idéologique est loin d’être le cœur du projet. Là où les tout premiers kibboutzim se fondaient sur des préceptes socialistes, l’expérience de l’île d’Eubée interroge plus le rapport de chacun à l’écologie que la politique en tant que telle. (…)

Bien que le retour à la nature soit l’un des leitmotive d’Apostolos, ce dernier est tout sauf un Robinson Crusoé des temps modernes. Développement durable, recyclage, jardinage et respect de l’environnement vont selon lui de pair avec une nécessaire maîtrise des nouvelles technologies. Le groupe communique quotidiennement sur les réseaux sociaux, finance ses installations grâce au crowdfunding et utilise des outils de construction à la pointe de la technologie. »

Il n’est pas anodin que Free and real, avec son récent statut d’ONG, accueille toutes sortes de visiteurs venus du monde entier. Pour récuser le soupçon de secte qui plane toujours au-dessus de ce type de communauté, Free and real se pense comme une expérience provisoire, et certainement pas comme un mode de vie définitif d’une société fermée sur elle-même.

Source : Tout plaquer pour vivre en autarcie sur une île grecque : reportage au sein d’une utopie bien réelle, Daphnée Breytenbach (papier originellement paru dans le numéro 14 de la revue Usbek & Rica.)

Dossier monté et écrit par Catherine De Poortere