D'où vient le vent ? | Exposition de sculptures-girouettes
Cette exposition a trouvé, dans le Jardin Saint-François à Bastogne, une nouvelle vie grâce à l'Orangerie ( Espace d'art contemporain ) ... et ce n'est peut-être pas fini !
Exposition version II
Première exposition à Marchin.
C’est, au cœur du village, un espace collectif de potager, élevage, fauchage et pâtures. On l’embrasse du regard, vallon où se mêle plantation organisée et terrain vague. Tout ce qui s’y érige s’inscrit dans la vie du lieu, se trouve en connexion avec le mouvement et le bêlement des moutons, la forme et la couleur des légumes, la marque des saisons, les gestes multiples de soin, qui se cultivent ici, sarcler, semer, tailler, tondre, arroser, récolter. Et, accompagnant cette gestuelle, les paroles, sur l’art, la politique, la société. C’est une agora des champs en formation où s’enchevêtrent, forcément, tensions et attentions au climat, au temps qu’il fait, tel qu’il enveloppe et imprègne la germination la plus locale – les graines semées -, tel qu’il répercute sur chacun l’état global de la planète.
De la tradition au sismographe d’un temps dérouté….
Sur le toit de l’ancienne école, aujourd’hui atelier de gravure du centre culturel, la girouette de l’artisan, par son exécution « ancestrale » et son illustration, le blason du village, rappelle la fonction initiale de cet objet : situer un centre – l’endroit où l’on vit –, poser les repères des quatre points cardinaux – l’ailleurs, l’extérieur – et indiquer d’où vient le vent et où il va. Un sens. À partir de cette invite à décoder le ciel, s’esquisse la lecture des signes qui augurent la météo à venir. Le vent, alors qualifié, avec tout ce qu’il charrie selon ses origines, est ponctué de sentences : « tiens, la pluie devrait arriver », « les nuages vont être vite chassés »…
À cette balise historique, répond, entre arbre et école, une colonne coiffée d’un engin parabolique à flèche feuilletée qui capte et condense les lumières et couleurs imperceptibles, éparpillées dans l’atmosphère. Balayant la grisaille ou zébrant l’azur, il évoque le travail inlassable d’un phare, projetant au sol les particules irisées de lumières-couleurs inattendues, restes d’arc-en-ciel. Il tourne sot, jamais au repos, jamais stable, toujours titillé par l’un ou l’autre courant d’air anarchique, du haut de sa pierre levée, trait d’union entre enracinement dans un terroir et désir d’instantané volatil, tournoyant, à l’envers, à l’endroit, souple ou saccadé, brouillant les pistes, imprévisible. Il désorganise les repères spatiaux, invite à habiter l’instabilité lumineuse, la fragilité cosmologique. La pierre bouchardée est striée par deux veines, l’une descendant, l’autre montant, l’une de sève rouge, l’autre de sève verte, couleurs complémentaires.
Ensuite, le regard balaie la topographie et distingue, parmi l’herbe, les foins, les branches, la brume, des traits pas toujours bien tranchés. En y regardant à deux fois, ce sont des déclinaisons et mutation de cet objet traditionnel, sculptures-girouettes qui racontent l’évolution de la manière de scruter le ciel, d’essayer d’y lire de quoi demain sera fait. Il y a d’abord un grand trait clair, horizontal. Dépaysée, déboussolée, c’est une pagaie en bois. Elle est sensible et oscille comme un gouvernail dans le vide, un gouvernail du vide. Elle cristallise une symétrie entre les deux éléments, l’air, le vent. Une sorte de ruissellement dans lequel on essaie de tracer un chemin, une existence au cap toujours ardu à tenir. La fragilité nue de l’orientation de soi et des choses s’y module, avec humour incongru. Silencieuse, elle évoque pourtant un sillage sonore, celui d’une flèche fendant le vide ou d’une rame qui brasse la surface d’un fleuve. Elle dit aussi une confusion croissante entre les repères naturels.
Périphérique, vibratile, une tige souple surmontée d’une assiette et d’un aileron de requin. Déconnectée des points cardinaux, elle frémit en tous sens, fiévreuse, autant secouée d’ondes telluriques que des caprices éoliens, irréguliers. Instable, quasiment suspendue dans les airs, évoquant ces vaisselles qui tournent au bout d’une fine baguette de clown, l’assiette est garnie de graines, offrandes aux oiseaux qui, eux, vivent avec le vent, éprouvent les courants d’air dans leur chair et leur plumes. Sous les graines, le motif stylisé évoque un nid douillet d’une maison prise dans des guirlandes de fleurs, civilisé, mais menacé par une présence prédatrice, fantasmatique. Ainsi, cet autel rustique et raffiné, collage d’objets récupérés, institue et célèbre l’hospitalité à toute forme de migration parcourant l’espace sans frontières, quel que soit le vent dominant. On peut y voir, aussi, un sismographe vacillant qui alerte sur les valeurs défaillantes de l’humanité.
Lire le paysage et, levant les yeux, voir un cinéma d’ombres métalliques raconter le drame climatique.
Un lecteur qui lève la tête ne quitte pas sa lecture, il l’élargit, la rapporte au paysage, il laisse entrer dans le texte ce qui l’environne, il met en relation ce qu’il lit avec les autres éléments de sa vie, intérieurs et extérieurs, « c’est la chance de renouer dans la lecture et après elle l’accès au réel, mais aussi l’accès à soi-même ». (M. Macé) Le jardinier courbé ou accroupi, occupé à éclaircir des semis, à refermer un sillon, à buter des bulbes, mulcher entre les lignes, trancher les stolons de fraisiers, écraser des chenilles, quand il se relève et guette le ciel, est semblable au lecteur. Il replace ses gestes dans un souci beaucoup plus large du devenir de la planète, du soin à apporter à la nature, aux accès que l’on y trouve à soi, aux autres formes du vivant.
Différentes ombres, semblables à ces nuages qui évoquent des formes connues, lui traversent alors l’esprit. Elles manifestent de manière imagée le devenir inquiétant de ce bien commun qu’est la vie sur terre. C’est par exemple, furtives, les silhouettes de plusieurs espèces en voie de disparition, en file indienne sur une croûte terrestre érodée, presque symbolique, juste ce qu’il reste du plus haut sommet où elles se sont réfugiées. N’importe quel jardinier ressent au quotidien les dangers qui planent sur la biodiversité. Il en distingue le profil étouffant, au loin à l’horizon, omniprésente, une masse mouvante de pointillés, une force tentaculaire en pleine expansion, pieuvre éthérée qui absorbe petit à petit cœurs et autres organes vitaux de toute existence. Principe asphyxiant à même l’air vital que l’on respire. (L’image est polysémique si l’on donne la préférence aux caractéristiques positives de la pieuvre, animal très intelligent et sensible. On peut voir, en ce cas, dans cet ensemble de points coagulés, une présence qui se veut protectrice.)
Les sentiments du jardinier-culturel-soigneur épousent l’image de cette autre girouette où la flèche traditionnelle est remplacée par une clé. Elle pivote sans jamais rencontrer la serrure qu’il convient d’ouvrir. Elle supporte deux randonneurs dos-à-dos, chargés de sac, munis de bâtons, interdits quant à la direction à prendre, divergents. Ils aimeraient « sortir » du champ magnétique fatal, échapper au système en place symbolisé par l’immuabilité des points cardinaux, mais ne trouvent pas d’issue salutaire. Cette anxiété est reprise et renforcée par un autre groupe de personnages noirs dressant leur pancarte dans le ciel. De part et d’autre de l’axe vertical, deux silhouettes de manifestants, intransigeants, appellent à l’intransigeance salutaire. Ils surmontent un dispositif signalétique d’où le nord a disparu. On a perdu le nord. On nous a volé le nord et la crise climatique est en train d’emporter le monde à sa perte. Il n’y a plus de repères, chacun évolue dans un environnement déboussolé. Ce que cette image souligne, c’est qu’il ne s’agit pas d’une situation où tous les citoyens sont à égalité de responsabilité, comme on nous le bassine continuellement. Les frais et principaux coupables sont du côté des dominants, des profiteurs, des politiques, et il n’y aura pas d’avancée sur la question climatique sans clarifier cette question des responsabilités. Arrêtons de gober les colibris ! Les silhouettes presque syndicales de cette girouette instituent la crise climatique en question politique et invitent à un combat de type « lutte sociale ».
Fragilité des repères, terres et peuples déboussolés.
Faisant écho à ces scène de groupes, métal noir, gravés sur les brumes ou l’azur, à l’angle de la serre où mûrissent les tomates, se dresse une girouette hésitante, un peu comique et dérisoire, mutante. Elle assemble des matériaux rouge et blanc qui font référence au matériel de signalisation sur les routes, les chantiers, et dont la convention est de signaler une zone dangereuse. Elle est surmontée d’une cage au socle blanc, faite de fils de fers en arceau, ouverte à tous vents. Le lieu que l’on habite est totalement ouvert, comme un kiosque, la cage d’un perroquet, il n’est pas un abri isolé des forces qui détruisent la biosphère. Les vents et ce qu’ils charrient le traversent, l’emplissent, ils nous atteignent, nous touchent, nous traversent. Ce refuge de fortune est bien surmonté d’un drapeau « fragile ».
Au centre, une zébrure rouge électrise, depuis le début, l’attention du promeneur. Un éclair tourmenté d’anfractuosités en tension, de « dedans » et « dehors » entrechoqués en autant de criques articulées les unes aux autres à l’instar d’une colonne vertébrale en train de se démantibuler. Dans le vide, un trait conflictuel où l’on reconnaît, instinctivement, le tracé d’une limite à ne pas franchir et que l’humanité est en train d’allègrement défoncer. C’est le dessin des côtes italiennes, théâtre de la tragédie migratoire, symbole du déni d’hospitalité de l’Europe entière. Ce liséré sinistre est le graphique morbide représentant 170.000 migrants noyés en Méditerranée depuis 2014 (nombre hélas pas fixe, en train de croître en même temps que l’on regarde cette oeuvre). La girouette est surmontée d’une plaque de métal barbare, une langue de terre rouillée, harassée, dégouttée d’elle-même, ce débris topographique est la silhouette de la Jungle, cette zone territoriale autour de Calais où les conflits terrestres concentrent les errants et où l’état policier s’adonne à la chasse aux migrants. Là où, selon le géographe Michel Lussault, nous n’avons pas pu voir la créativité formidable exprimée dans la construction des camps de fortune comme une invitation à repenser comment faire monde ensemble. Si la girouette est un outil pour se situer dans l’espace vital partagé entre humains et espèces vivantes, celle-ci, lapidaire, raconte l’espace commun, l’espace humanité, mis en lambeaux. Monument aux politiques banales et sanglantes.
Quand la girouette devient l’image du politique.
La pente naturelle du jardin (re)conduit vers une présence hybride, une girouette mâtinée d’épouvantail et de totem. L’ensemble, de loin, évoque ces arbres à ex-voto, où l’on cloue des loques, des papiers avec l’inscription de vœux ou le récit de miracles. Le haut de l’édifice est une étrange machine métaphorique. Là, resurgit la dimension politique, le transfert de l’image négative de girouette à l’impossibilité de prendre les bonnes décisions politiques. Une veste est bien accrochée - ce jour-là son col est garni de perles brumeuses -, et à l’instant où on la soulève, les inscriptions à la main, sur le piquet, sautent aux yeux : Toûrneu d’cazaque… Le « cartel » est une sorte de poème, glissé dans un support plastique utilisé ordinairement pour porter des documents d’identification et décline une comparaison philosophique entre « tennis » et « politique », « entre un sport à une balle et cette politique à deux balles ». L’agencement qui permet de prendre le vent s’articule autour d’une ligne brisée avec une extrémité qui ressemble à la poignée d’un manche de faux, continuée par celui d’une raquette de tennis. Lober et faucher l’adversaire, en miroir. Les points cardinaux s’incarnent dans des balles aux différentes couleurs des partis politiques. Et un jouet de plage, en plastique canaris, tourne hystérique à la moindre brise.
Le cheminement aléatoire - pas en ligne droite, mais en allées et venues, en zigzag -, de girouette en girouette, prépare à mieux aborder celle qui, dans le champ de vision, installe une consistance atypique pour ce genre d’objet en principe réactif au moindre souffle. Celle-ci ne frémit jamais, enkystée dans l’entropie du monde. Trop dense, trop nouée pour bouger, pour réagir à quelque vent que ce soit. Un enchevêtrement de cales de bois, conflictuelles, qui se neutralisent, se disputent l’occupation de l’espace, avec concentration, obstination. Un encastrement musclé. La congestion de l’ensemble indique que toutes les directions ne s’équivalent pas, qu’elles ne sont pas dépassées par le néo-libéralisme qui, naturalisé, se prétend au-dessus de toute idéologie. Prendre une direction politique et s’y tenir, cela reste une question de choix crucial. Aller vers le libéralisme ou vers l’anarchisme, pratiquer le socialisme tel qu’il est devenu ou revenir aux sources du marxisme, ce n’est pas s’abandonner aux frivolités des sondages d’opinion. Il est besoin de revenir à une spatialisation des besoins humains qui ait du sens, de reconstruire une boussole efficace pour décider quelle orientation donner à nos vies communes. La flèche en bois poli, presque un bois flotté, trouvé aux derniers rivages, en forme de silex sans âge, semble aimanté par le pôle « anarchie » !
Tout cela, ce que dressent et imaginent ces girouettes, il faut le regarder et le lire en même temps que le paysage, dont chaque élément évoque des gestes, des faire, humains, animaux, végétaux : étendue d’herbes rases ou en touffes, trèfles fanés, palettes verticales ou horizontales, laines, sabots, brebis, béliers, baignoire, bassine, clôtures à mailles fines ou larges, orties, billots de bois, tronc mort, banc en planches, buissons sauvages ou fruitiers, verger aligné, plantes séchées, blocs de pierre, feuilles de courge flapies par premier gel, bleu des poireaux, maïs en pagaille, rames de haricots, brassée de perches, serre en plastique, meule de foin bâchée, meule de foin non bâchée, mangeoire pour bétail, choux verts, graminées en graines, bourrache pervenche aux poils argentés, salades montées… L’ensemble de ces formes et mouvements, naturelles et culturelles, cogitent ensemble, cherchent ensemble d’autres esthétiques et formes de vie.
Et pour terminer, à l’écart, dans une ruelle, en avant-poste d’un atelier de céramique – autre travail de la terre -, une girouette dépouillée, une tasse, une sous-tasse, un espoir d’hospitalité.
Pierre Hemptinne
D’où vient le vent ?
Une exposition de sculptures girouettes.
Du 8/09 > 27/10/2019
L'Orangerie, espace d'art contemporain
Au Jardin Saint-François
Rue de la gare, 10 | Bastogne
Les artistes : Emilia Bellon, Olivier Bovy, Frans Daels, Jean-Pierre Husquinet, Raymond Langhor, Philippe Luyten, Werner Moron, Luc Navet, Jacques Patris, Christine Renard et Manu tention.
Avec la participation de Valentin Angelicchio (artisan couvreur)
Contact et information : www.kachinas.be et François (0494/59 31 69)
Exposition passée :
Au jardin collectif de Kachinas au Fourneau
16 rue Fond du fourneau Marchin