Downtown New York underground 1958|1976 de Kembrew McLeod
Dans ce livre, Kembrew McLeod dresse un portrait de ville, plus précisément de certains de ses quartiers, pendant les années 1960 et 70. À cette époque, le sud de Manhattan, et tout particulièrement un périmètre de moins de trois kilomètres carrés englobant les quartiers de Soho, du Greenwich Village, de l’East Village et de Lower East Side, était une zone sinistrée, dangereuse, en grande partie délaissée. En effet, dans les années 1950, New York avait connu un déplacement de population vers les banlieues, les habitants fuyant les immeubles surpeuplés. Certaines communautés immigrées y vivaient encore dans des conditions difficiles ; les nombreuses usines et entrepôts avaient fermé leurs portes, affectés par la désindustrialisation. Ces espaces souvent gigantesques sont une bénédiction pour des artistes sans le sou, les loyers étant particulièrement peu élevés. Souvent quelques dollars suffisaient pour s’approprier un endroit. L’insécurité, il fallait s’en accommoder. Downtown est devenu un aimant pour des artistes et marginaux de tous bords.
McLeod a longtemps travaillé à ce projet de livre et a interviewé de nombreuses personnes qui ont participé à cette scène. Face à ces multiples sources, il a décidé de mettre en avant huit figures majeures : le peintre Andy Warhol, le dramaturge H.M. Koutoukas, la danseuse et cinéaste Shirley Clarke, le poète et leader des Fugs Ed Sanders, les chanteuses Patti Smith et Debbie Harry, la productrice de théâtre Ellen Stewart et la drag-queen Hibiscus. Il garde un découpage chronologique en trois parties qui se chevauchent quelque peu. Il plante d’abord le décor, décrivant l’arrivée de nombreuses personnalités à New York entre 1958 et 1967, puis décrit l’effervescence de cette scène entre 1964 et 1971 pour enfin se concentrer sur l’émergence de la musique punk entre 1970 et 1976.
La culture populaire connaît à cette époque de grands changements, des séismes même. Et cette communauté très soudée de Downtown New York innove, expérimente, pousse les limites de l’art à un point jamais vu auparavant. Les informations circulent bien plus facilement qu’avant et les médias indépendants se développent, grâce à diverses avancées technologiques. Le miméographe, un ancêtre mécanique de la photocopieuse, permet la reproduction de flyers et l’impression de fanzines, les caméras se miniaturisent et la vidéo fait son apparition. Les mœurs se libèrent au fil du temps, et certaines lois sont abrogées. Si, au début de la période, le travestissement ou l’homosexualité étaient encore interdits, ils sont progressivement mieux acceptés, y compris par le public. Certaines des personnalités présentées dans le livre, comme la flamboyante Hibiscus, ont participé à ce militantisme.
Ce livre est un fabuleux recueil d’histoire orale, compilant des interviews multiples, mais ceci ne facilite pas toujours la lecture (certaines tournures de phrases et le vocabulaire choisi n’aident pas non plus). L’auteur veut partager tellement d’informations que parfois cela manque de cohésion et certaines parties du livre sont un peu décousues. Il insiste tout particulièrement sur la scène théâtrale, celle d’Off-Off-Broadway, or, pour le lecteur, c’est probablement celle qui est la plus difficile à aborder aujourd’hui. Les musiciens laissent des disques, les peintres des tableaux, les cinéastes des films mais pour connaître ce théâtre underground, il fallait vivre sur place à cette époque. La troisième partie compense cela en parlant beaucoup plus de musique, avec l’émergence du punk et de salles mythiques comme le Max Kansas City et le CBGB. Malgré ces quelques bémols, ce livre est avant tout un magnifique portrait des artistes underground d’une ville, pendant deux décennies très mouvementées.
Texte et photo : Anne-Sophie De Sutter