École de Notre-Dame et architecture gothique - Quand musique et architecture se conjuguent
Sommaire
Superposition de plusieurs trajectoires mélodiques, la polyphonie est spontanément liée à la structure verticale et complexe de la cathédrale gothique. Ces nouveaux espaces ont tout pour impressionner les fidèles et galvaniser leur dévotion. La musique devra être "à la hauteur" en exploitant au mieux la réverbération. La cathédrale gothique invite naturellement à jouer sur plusieurs sources sonores. Tous les arts visuels au sein des espaces religieux concourent à la même entreprise et en eux-mêmes forment déjà des ensembles polyphoniques. Un seul regard peut les embrasser. La musique, au contraire, se déploie dans le temps et nécessite une répartition mesurée et précise des voix pour éviter la cacophonie. Les compositeurs de l'École de Notre Dame vont s'y employer et offrir les polyphonies à trois et à quatre voix. (Jacques Ledune)
Contexte historique
Dans la seconde moitié du XIIème siècle, l'Ile-de-France, et plus particulièrement Paris, devient un point névralgique des essors techniques, commerciaux et culturels du monde civilisé. La région accède à une plus grande aisance économique et à un important rayonnement grâce à ses aménagements de routes et de voies d'eau, à la création d'ateliers de manuscrits ordonnés en fascicules multiples qui en faciliteront la diffusion, au développement de son enseignement... C'est aussi sous le règne du roi Philippe Auguste (1180-1223) que Paris se verra dotée d'institutions administratives et d'une université.
En 1163, la première pierre de la future cathédrale Notre-Dame est posée. En 1182, l’essentiel du chœur est terminé. C'est là que l'École de Notre-Dame va se développer.
L'École de Notre-Dame et la naissance de la polyphonie
Dans cette période si fertile, l'activité musicale ne sera pas en reste. La création de l'École de Notre-Dame (C.1170-C.1240), liée à la toute nouvelle cathédrale, en atteste. Les noms des maîtres de musique qui y ont exercé nous sont restés inconnus à l'exception de deux personnalités mentionnées par un témoin anglais désigné plus tard sous le surnom d'Anonyme IV.
Les premières traces écrites de polyphonie nous sont parvenues depuis le lointain IXème siècle, mais se limitaient alors à un doublement de la ligne de chant par une deuxième voix le plus souvent en parallèle, appelée organum. Cette polyphonie primitive se développera lentement dans le courant du siècle suivant, et atteindra son apogée avec l'École de Notre-Dame.
Léonin
Selon Anonyme IV, le chanoine Léonin ou magister Leoninus (actif entre c.1150 - c.1200) est le premier maître de chapelle de la cathédrale. Il est l'auteur d'un recueil considérable de compositions polyphoniques : le Magnus liber organi. Comme son titre l'indique, le corpus, dont la version originelle est perdue, contenait des organa à deux voix : la mélodie grégorienne en valeurs longues – la teneur – sur laquelle évolue l'organum proprement dit, en notes plus courtes et plus nombreuses. Si Léonin résume l'évolution antérieure, il adopte également un système mesuré autorisant une nouvelle organisation entre les lignes de chant. Six modes rythmiques verront ainsi le jour au sein de l'École de Notre-Dame, qui vont permettre des compositions de plus en plus élaborées.
Une page du Magnus liber organi: Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, Pluteus
Pérotin
À propos de Petrus Magnus, ou Pérotin le Grand (c.1160 - c.1230), nous n'avons guère plus d'informations biographiques que pour son prédécesseur, mais ses écrits nous sont mieux connus. C'est en partie grâce à la révision du Magner liber organi – version préservée jusqu'à nos jours – que nous pouvons mesurer l'énorme évolution des techniques de composition qui le démarque de Léonin. Bien loin de simples superpositions de voix, Pérotin organise leurs relations de manière bien plus complexe. Ses organa contiennent le plus souvent trois ou quatre voix alors que ceux de son précurseur se limitaient le plus souvent à deux lignes. Comme la construction des nouveaux édifices de style gothique, on ne se contente plus d'empiler diverses strates, mais les éléments doivent s'emboîter, s'organiser. Ce sont les prémices du contrepoint que nous voyons naître à travers l'écriture de Pérotin. (Nathalie Ronvaux)
Un des exemples les plus emblématiques est le Viderunt omnes, que nous présente Jacques Ledune :
Le graduel grégorien Viderunt Omnes acquiert ici deux voix de plus que la version organale à deux voix de Leonin. Le Magnus Liber Organi, compilé par ce dernier, fut en effet revisité par Perotin et le Viderunt Omnes, adaptée pour 4 voix, fait partie des 7 uniques pièces de ce livre qui nous soient parvenues. L'essor de la polyphonie n'est pas étranger à la verticalité, la lumière et la réverbération de l'architecture gothique de Notre-Dame. Avec l'organum de Léonin, la voix accompagnatrice suivait encore un mouvement parallèle à la mélodie grégorienne en harmonisant celle-ci à la quarte et à la quinte. L'innovation de Perotin fut d'ajouter une ligne vocale supérieure (discantus ou déchant), parfois harmonisée en sens contraire (une voix monte et l'autre descend) et souvent improvisée, l'ajout d'une troisième et quatrième voix rendait impossible la liberté rythmique propre au plain-chant grégorien. Afin d'ordonner les différentes voix, Pérotin eut recours à six modèles (modus) rythmiques basés sur la métrique antique.
Pour comparaison, la même pièce à deux voix, attribuée à Léonin :
Pour aller plus loin
Bernard Gagnepain, Histoire de la musique au Moyen Âge : 2. XIIIe - XIVe siècle, coll.Solfèges, Seuil, 1996
Studio ROGZ, un site qui propose de feuilleter les pages du magnus liber organi
Jacques Ledune et Nathalie Ronvaux