Quelles histoires faut-il (encore) se raconter ?
Comment se met-on en route vers une « écologie du récit » ?
— Je crois que tous, un jour ou l’autre, nous entrons dans l’anthropocène parce qu’une crise intime de présence au monde nous ouvre soudain les yeux sur le drame du terrestre et sur l’effort incroyable que nos systèmes de production dépensent pour invisibiliser ce drame et ses conséquences. C’est un moment dangereux. Il faut maîtriser ce transfert : en réinvestir la violence pour une tâche commune sans se noyer dans son pathos. Pour moi, c’est la mort de mon père qui a tout déclenché : j’ai reversé son absence sur le deuil inconsolable de la sixième extinction.
Comment reprendre contact avec les éléments d’une écologie du récit ?
— Entrer dans l’anthropocène, c’est éprouver la sensation que, depuis déjà quelque temps, on vivait sans le savoir dans un habitus clivé entre ce que nous faisons en tant que professionnels et un malaise croissant face au monde qui nous entoure. On est ingénieur (et terrestre), trader (et terrestre), professeur de lettres (et terrestre), etc.
La parenthèse finit par entraver nos actions, comme un caillou dans une chaussure, mais qui grossirait chaque jour. — -
À la fin, le seul moyen, c’est d’enlever ses chaussures. Et marcher pieds nus change tout : on sent la terre sous nos pieds, on reprend lentement contact avec la situation. Pour moi, le résultat a été un changement de pratique : je me suis mis à m’intéresser au rapport entre les textes et leurs contextes et à les étudier comme des systèmes qui interagissent avec leur environnement.
Olga Tokarcuh, citée par Bernard Stiegler dans « Bifurquer », considère que « ce qui nous manque, c’est de nouvelles manières de raconter le monde » …
— Ce passage souffre pour moi du grand préjugé moderne selon lequel l’important, « Enfer ou Ciel, qu’importe ! », est de « chercher du nouveau ». Des « nouveaux récits », c’est comme la nouvelle version de l’iphone : promesse de bonheur et de satisfaction déjà formulée par la précédente, et cela ad libitum. On pourrait dire aussi bien (ce serait à peine moins faux) qu’il nous faut des « anciens récits » parce que ces récits, au contraire des nôtres qui fabriquent des fictions, racontaient et cultivaient le pays alentour et tous ses occupants. L’idée de Valet Noir était de prendre un peu de recul pour comprendre à quel moment notre pratique du récit a cessé de participer à l’entretien symbolique des lieux que nous habitons, renoncé à cultiver des imaginaires de proximité. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas n’importe quelles « nouvelles manières de raconter le monde », mais une meilleure connaissance des conditions objectives et subjectives qui peuvent faire que nos récits, au lieu de produire des mondes fictifs, consolident notre présence au monde.
Qui dit « récit » dit « livre ». Ne faut-il pas craindre que, quelles que soient les « histoires racontées », le marché du livre reste dominé par sa logique de l’audimat, étrangère à cette écologie du récit ?
— Je crois que c’est déjà le cas. Les stars des humanités environnementales sont en train de sauver le rayon « essai » des librairies. La dernière mode est au « vivant ». De même que la littérature française des années 90 était un vaste Durassic Park (ce qui se ressemble se vend), de même nous entrons sans doute dans un âge Descolatour. Mais puisqu’il faut surproduire (on ne chasse pas les marchands du temple), autant surproduire des choses susceptibles de rapprocher les lieux de la culture (librairies, salons, salles de conférence) et la culture des lieux (nos villes, nos campagnes, notre situation).
A propos de ce que peut la littérature, faut-il associer « grands auteurs-autrices » et écrivant-e-s anonymes ? Dans une fabrique des « communs de la culture » ?
— Ces « communs » n’existent vraiment que s’il y a superposition (réelle ou imaginaire) entre le lieu du récit et les lieux où il se raconte. Les histoires que se racontaient les paysans de George Sand étaient des contes de la région. Je pense au film Douce France (2021) où une classe d’un lycée de Gonesse tourne un documentaire sur le projet Europacity censé réhabiliter leur ville. Le passage par le récit est un moyen d’approfondir leur rapport à un habitat dont ils deviennent les indigènes à mesure que le film avance : au début du film, ils habitent le monde global des hypermarchés de banlieue ; à la fin du film, quelle que soit leur provenance, ils sont devenus des natifs du territoire de Gonesse — ses friches, ses bois, son histoire — et donc soucieux de sa survie en tant que territoire de subjectivation.
Quels sont les acteur·rices de cette écologie de l’imaginaire compris comme production de connaissance ?
— C’est une question à laquelle doivent répondre les gens de terrain. Valet Noir est une marche d’approche — très lente et à reculons (rires). Mais la mise en oeuvre pratique de ce travail collectif de l’imagination, tel qu’il existait dans les rituels archaïques liés à l’entretien des lieux, cela dépasse les compétences d’un chercheur solitaire et dépressif qui prend un chien perdu pour sa grand-mère morte et prétend tirer de cette expérience un bizarre paradigme d’écologie des profondeurs.
Avant tout, je pense à l’école. Elle apprend trop aux enfants à ne pas être dans la lune. — -
Elle conçoit comme sa mission de les délivrer de l’enfance pour les faire entrer dans l’âge de raison. Elle leur donne de l’assurance, les remplit de certitudes. C’est sans doute le problème de notre situation. L’imagination a une fonction : donner sens à un monde qu’on n’est pas capable de changer, survivre à la précarité, à un état d’impuissance, à un épisode traumatique. C’est parce qu’ils vivent dans la dépendance que les enfants imaginent beaucoup et ont besoin d’un tas d’histoires pour assimiler une réalité qu’ils ne peuvent changer objectivement. Nos sociétés d’abondance et de maîtrise technologique ont condamné au chômage le travail symbolique de l’imagination. On ne peut pas décider de se mettre à imaginer. Quand un enfant craint un loup tapi au fond de sa chambre, le loup n’est pas le problème, il est le début de la solution : le symbole imaginaire permettant de domestiquer une peur profonde. J’ai conscience que c’est une réponse étrange, mais les acteur·rices d’une écologie de l’imaginaire seront peut-être avant tout des personnes qui connaissent une situation de précarité morale, existentielle ou économique. C’est avec ces gens qu’il faut travailler — les misfits de toutes sortes (à commencer par les enfants, mais la liste serait longue), tout ceux-là dont d’habitude on ne sait pas trop quoi faire et qui ne jouent aucun rôle dans la success story de notre maîtrise du monde.
Vous évoquez l’époque où « conter » était un travail incarné/ancré au quotidien, un partage actif… le numérique réinvente-t-il cela comme certains le prétendent ?
— Je ne crois pas. Même interactif, le numérique délocalise l’expérience et confisque la présence au monde. Et tant que ça se passe nulle part, ce qui s’y passe n’a pas lieu. Cela peut produire des objets fabriqués collectivement (récits, sites interactifs, etc.), mais produire des objets n’est pas ce qui importe. Ce qui importe aujourd’hui est de produire des relations, de renouer avec le monde. Cela dit, j’ai fait un rêve. J’avais une chambre pleine d’ordis en veille. J’ouvrais la porte de temps en temps et trouvais parfois un ordi dont l’écran s’était allumé : le terreau noir de l’écran avait accouché d’un texte. Cette fantaisie cyborg m’a réconcilié avec les ordinateurs (rires).
L’impact de cette écologie du récit dépend-elle de son échelle (de l’étendue sociale de son ancrage pour « peser » sur les choix politiques et économiques) ?
— Je crois que ce n’est pas le but. Il ne s’agit ni d’impact ni d’exercer une puissance. Starhawk dirait à ce propos, non power over, mais empowerment. Si la paysannerie ou les premiers collectifs humains avaient une vie imaginaire intense et donc un rapport à leur habitat très riche symboliquement, c’est justement parce qu’ils ne pouvaient pas « peser » sur le monde. L’écologie de l’imaginaire est une « écologie mentale » qu’il importe de distinguer du domaine de l’action (activisme, engagement). C’est un travail sur soi-même — en tant que personne ou en tant que groupe —. Une danse de pluie n’a pas pour fonction de faire tomber la pluie, mais de créer une rencontre entre le temps humain et les rythmes du monde. Une réunion des Alcooliques Anonymes est un travail collectif d’acceptation du réel (précarité, dépendance), et non une manifestation contre l’industrie des spiritueux ou le commerce de l’alcool.
Une place particulière pour le secteur culturel, ce que l’on appelle « médiation culturelle », le rôle de l’éducation populaire ?
— Le principal est de ne plus inculquer de la « culture générale » qui déterritorialise tout et présente la culture comme une acropole lointaine qu’on regarde avec déférence. Dans Le Massacre des Saints-Innocents (vu hier au Musée royal des Beaux-Arts), Bruegel fait de la « médiation culturelle » : il transpose l’épisode biblique dans les neiges d’un village de Flandres à l’époque du tableau. La vie du Christ devient une histoire de proximité, un drame sacré qui se passe à même la prose de la vie, au plus près des travaux et des jours d’un petit village flamand.
Le tableau cultive le lieu, sacralise le quotidien, l’enrichit de symboles. — -
En attirant le regard sur le monde qui nous entoure, il nous le rend important et, au lieu de nous en distraire pour aller vivre dans des fictions, nous intéresse à sa beauté et à sa conservation. Dans le même esprit, j’ai lancé cette année, en collaboration avec le festival Le Murmure du Monde, une réécriture des Bucoliques de Virgile (dialogues de bergers) par quatre bergères et écrivaines pyrénéennes, autour des débats sur la réintroduction de l’ours. C’est un essai de catharsis d’un problème d’écologie locale par sa traduction poétique dans la grande tradition de la pastorale antique.
Que faut-il déconstruire comme assujettissement pour engager son imaginaire singulier vers cette voie de l’écologie du récit ?
— Deux choses sont à déconstruire. Du côté de la connaissance, une définition de la vérité comme valable pour tous. Il n’y a de science que du général, mais de connaissance que du singulier. La vérité « objective » change en objet tout ce qu’elle touche ; or, on ne connaît qu’en personne. Il y a une écologie de la vérité et elle pose que rien n’est vrai en-dehors d’une relation. Du côté du récit, il faut tempérer l’hégémonie d’une tension narrative qui aliène le lecteur, le colle aux pages du livre, lui fait oublier le monde alentour. Un grand poète est celui qui donne envie à son lecteur de « lever les yeux de son livre » (Y. Bonnefoy) et de retourner au monde. Une écologie du récit soutient que multiplier les nœuds d’une intrigue fictive pour produire de la tension est désormais moins important que de multiplier les liens entre l’histoire et le monde pour cultiver l’attention…
Jean-Christophe Cavallin (propos échangés avec Pierre Hemptinne)
Référence : « Valet Noir. Vers une écologie du récit », José Corti 2021
(c) Bannière - image : C.A.R. (Comité d'Action Rituelle), méristèmes, ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, mai 2019 (photo -h)