Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Pointculture_cms | focus

Écrans à perte de vue

MACS_ Vue Tamara Laï Silent Noise_05©Ph De Gobert.jpg
Au Mac’s, un carrefour de vidéos-poèmes de Tamara Laï. Récits visuels et sonores pour des identités migratoires. Narration en images très personnelles et qui ont la force d’un bien commun.

Carrefour d’écrans

Après l’exposition Léon Wuidar, il y a un sas de rideaux noirs, hermétiques, et l’on débouche dans une grande salle obscure où six écrans forment un carrefour d’images vivantes. Ce sont six vidéos-poèmes de Tamara Laï qui tournent en continu, mouvement perpétuel de l’imagination. Ils sont disposés pour se refléter partiellement l’un l’autre, en miroir, une sorte de labyrinthe ouvert où chaque poème vient à la fois renforcer un flux commun et à la fois s’épancher vers l’ailleurs, vers l’inconnu. Un carrefour : on y entre, on le traverse, il nous conduit quelque part. Si tous les poèmes visuels parlent de Tamara Laï, leur scénographie ne délimite pas un « espace à elle », clos, mais bien une dynamique d’échangeur, de dispersion partagée de ses images avec celles des passant-e-s. En marchant vers les écrans lumineux, dans le silence, on perçoit vite un fil narratif qui les relie souplement, on repère des images d’espaces intimes et publics, des vues du monde, le surgissement du réel économique, le chaos fécond des imaginaires pluriels qui se croisent, s’agrègent, se repoussent, l’état de la nature, les pulsations sociales et écologiques. En vrac, en flash, dans un flux construit de motifs – une réelle écriture visuelle, muette (pour le son, il faut mettre les casques) dont les rythmes répercutent de lointains tourbillons.

Numérique et bifurcation

Si une séparation nette est instaurée entre les deux expositions, des continuités existent. Par exemple, le répertoire infini de « signes abstraits », calligraphiés dans les cahiers, flux continu par lequel Léon Wuidar organise son imaginaire, a quelque similitude avec la manière dont Tamira Laï collectionne, en grande quantité, dans ses environnements, les motifs récurrents avec lesquels elle va raconter ce qui se noue entre elle et le vivant. Une même recherche d’autonomie par rapport aux afflux incessants, abondants. Et enfin, si le travail de Léon Wuidar m’invitait, par le décalage, à questionner salutairement l’invasion numérique, celui de Tamara Laï crée, dans la similitude, une autre différence éclairante. Si le panorama des six écrans peut donner l’illusion d’une assomption du numérique – « ah nous y voilà, l’échauffement technologique a encore fait monter le niveau des océan d’images » -, on se rend vite compte qu’il n’en est rien. Ici, les images sont choisies, font l’objet d’un montage et remontage. Les applications numériques générant une profusion d’images numériques brassées par les Big Data ont vocation à nous inonder du « même », toujours le même, à nous « enraciner » dans nos profils exploités par des algorithmes, les flux poétiques de Tamara Laï nous adresse du différent, de l’autre, du « bifurquant ». Ca se sent, immédiatement, dès que l’on se sent pris dans l’expérience esthétique de ce que projettent les écrans.

Images, enracinement, migration

Ce sont des images qui voyagent et accompagnent quelqu’un qui voyage, pas d’un point de vue touristique, mais pour visiter l’Autre (animé, inanimé, humain, non-humain), comme on parle « d’aller en visite » de « rendre visite à ». D’un poème à l’autre, on va reconnaître certains lieux, ou certains types d’endroits récurrents, profilant une sorte de géographie spécifique à l’artiste, des habitudes, des familiarités, des empathies. Sinon, ça circule, c’est fluide sans organiser pourtant une désorientation, une errance sans fin. Dans le mouvement, dans le rythme narratif directement perceptible de ces poèmes, on sent que se joue toute la question de l’identité et « d’où je suis ». C’est la première sensation que je retiens du ruissellement de ces images, suivant des cheminements différents, mais convergeant vers un même point lointain et brassant des temporalités différentes, urbaines, rurales, animales, végétales : se mettre au clair sur la manière d’habiter le monde. Cela, à l’heure où le monde dominant (occidental) prône largement la fermeture des frontières, le rejet de l’autre, et exalte de plus en plus le « chez soi », immobile. Les images de Talara Laï élaborent une dialectique bienfaisante : comment être « situé » tout en cultivant l’attention au monde, en bougeant, en restant ouvert, en étant partout chez soi et contrariant le retour insistant, régulier, courtisé par les politiques en quête de « voix », de ce qui fut le fondement de la philosophe heideggérienne si proche de l’idéologie nazie, avec l’exaltation du « natal », de la patrie, des origines « pures », de la fermeture excluante. Le philosophe aimait cultiver son enracinement par les promenades dans la grande forêt (allemande). Voici comment Didi-Huberman caractérise ces déambulations bucoliques et identitaires : « Par conséquent, sur ces chemins charmants où « c’est le Même qui parle », il n’y avait par la moindre place ou la moindre hospitalité pensable pour un Autre – un migrant, un « Juif errant », un étranger ou un Tzigane de passage, qui sait. L’enracinement heideggérien fut donc bien « propre » : au sens d’une authenticité métaphysique, d’une pureté de l’appartenance. Mais également au sens, plus trivial, de la propriété et du propriétaire, celui qui protégera son chez-soi contre toute intrusion extérieure. » (Georges Didi-Huberman, « Imaginer Recommencer ») Contre cela qui revient, les vidéos-poèmes de Tamara Laï s’aventurent sur de multiples chemins, prêtant attention et tissant des relations avec d’innombrables formes de l’Autre.

Le désir de recommencer

Et donc, ce qui frappe ici, est la rythmique poétique des images, la manière dont une action sur les images qui innervent le corps, l’intime et l’imaginaire prolixe de l’artiste conduit à affirmer « l’enracinement » comme action « plurielle, souterraine, rhizomatique et disséminée ». Plus : ces poèmes-images font désirer cette sorte d’enracinement, à l’opposé du « retour aux racines » tendance réactionnaire de plus en plus décomplexée. « Une pensée cohérente des racines ne peut qu’en reconnaître l’implexité et la complexité, la situation toujours « à la croisée des chemins », l’opérativité bifurcatoire, la nature essentiellement radiculaire et, si paradoxal que cela paraisse, migratoire ». (Georges Didi-Huberman) Tamara Laï produit une version personnalisée - selon sa subjectivité et le partage du sensible qu’elle entretient avec son environnement, ses histoires -, de cette « opérativité bifurcatoire » par les images, de cette identité migratoire que peut produire certaine façon de regarder le monde, d’en récolter, d’en organiser les images telles qu’elles représentent le principe vivant de nos imaginaires. Eau vitale. Au fil des six poèmes se racontent aussi les tensions et dissensions entre l’intime et l’extérieur, entre le local et la mondialisation, entre les ondes destructrices de la globalisation et les besoins de « recommencer », de changer de vie. C’est ainsi qu’apparaissent dans les narrations visuelles de Tamara Laï des tentatives de rituels, de prises imaginatives sur la vie, sur le temps, des sortes d’arrêts qui, du coup, forment des images-carrefours. Cela peut être la gestuelle d’un danseur en rue. La manière régulière de jeter un regard au ciel. Cela peut être la façon de montrer les « bonds » qu’elle effectue pour changer de voie, appareiller ou pour revenir à quai, les lignes de partage entre solitude et rencontre. Ces techniques narratives convergent vers ce que Jean-Christophe Cavallin étudie comme « écologie du récit « : « Une écologie du récit soutient que multiplier les nœuds d’une intrigue fictive pour produire de la tension est désormais moins important que de multiplier les liens entre l’histoire et le monde pour cultiver l’attention… »

A signaler, comme judicieux outil de médiation, une publication du Mac’s, avec des textes de Denis Gielen et Philippe Franck, ainsi qu’un choix de photos pour chaque vidéo-poème qui aide à « fixer » leur message, les impressions qu’ils font lever.

Pierre Hemptinne

Silent Noise
26.09.21 > 30.01.22
Mac's | Musée des Arts Contemporains

https://www.mac-s.be/fr/expositions/tamara-lai
http://www.tamara-lai.be

Crédit photo : Ph De Gobert

En lien