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Ellis Island : l’usine à fabriquer des Américains

Immigrant Family in the Baggage Room of Ellis Island - Lewis HINE - 1905 - public domain - bandeau.jpg
De 1892 à 1924, près de seize millions de migrants passèrent par l’îlot d’Ellis Island à New York. À l’occasion de la saison Migrer, évocation de « L’île aux larmes », abordée par la plume de l’écrivain Georges Perec, et les objectifs du documentariste Robert Bober et du photographe Lewis W. Hine.

Sommaire

[Ellis Island,] c’est un petit îlot de quatorze hectares à quelques centaines de mètres de la pointe de Manhattan. Les Indiens l’appelaient l’Île aux mouettes et les Hollandais l’Île aux huîtres. […] [Une] île que, dans toutes les langues d’Europe, on a surnommé l’Île des larmes : Tränen Insel, Wyspa łez, Island of Tears, Isolla delle lagrime… — Georges Perec

Le centre d’accueil, de tri – puis, plus tard, de détention et d’expulsion – pour migrants pauvres qui y était installé (les migrants aisés voyageant en première classe débarquaient directement à New York) a été notamment filmé par Francis Ford Coppola (dans le second volet du Parrain), la musicienne Meredith Monk, James Gray (The Immigrant) ou « l’artiviste urbain » JR, etc.

Récits d’Ellis Island est le titre d’un film en deux volets que Georges Perec et Robert Bober y tournèrent en 1978 et 1979 pour L’Institut national de l’audiovisuel. Trois livres reprenant un même texte de Perec proche de la voix off du film – et, selon les cas, des photographies historiques, des fac-similés du journal de tournage des réalisateurs – furent publiés en 1980, 1994 et 2019. Cette dernière version, simplement titrée Ellis Island, publiée au format de poche chez P.O.L., tourne volontairement le dos à la photographie, aux images, pour se focaliser sur la force du texte. Ayant vu le film et lu le texte à plusieurs reprises, je conseille vivement au spectateur de se muer en lecteur – et réciproquement.

Un film (Robert Bober et Georges Perec)

Partis sans scénario, se confrontant au lieu, au réel, aux personnes rencontrées, Perec et Bober trouvent des solutions, des modus operandi, des formes liées à la fois à leurs manières de faire habituelles et aux opportunités et contraintes apparues au tournage. Toujours très attentif à l’esprit des lieux (Cf. Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ou l’immeuble de La Vie mode d’emploi) et aux objets (Cf. Les Choses), on retrouve l’amour de la liste de Perec avec l’enchaînement, dès l’ouverture du film, de cinq énumérations : le nombre d’immigrants de chaque nationalité ; le nom des compagnies maritimes reliant l’Europe et New York ; les ports de départ ; les noms des navires ; la déclinaison dans les différentes langues du surnom d’Île aux larmes (Cf. ci-dessus). Ce parti pris va beaucoup plus loin qu’un simple effet de signature ou de style, qu’un rejet des instructions stéréotypées des manuels d’écriture (« Évitez les énumérations trop longues »). Il est en prise directe avec la nécessité d’évoquer des vies individuelles en train de basculer d’un monde à un autre, au-delà des statistiques, plusieurs décennies après les faits, dans des lieux désormais désertés et en ruines.

Comment décrire ? Comment raconter ? Comment regarder ? « […] Tenter de se représenter ce que furent ces seize millions d’histoires individuelles, ces seize millions d’histoires identiques et différentes de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants chassés de leur terre natale par la famine ou la misère, l’oppression politique, raciale ou religieuse ». — Georges Perec

Pour l'écrivain, cela passe par le désir d’évacuer d’entrée de jeu l’approche statistique – mais d’y revenir, dans une énumération très proche mais cependant différente en fin de première partie du documentaire – et puis, de ne pas tricher, de se frotter aux vestiges laissés par les voleurs de métaux, de ne pas fuir la banalité de ce qui reste, de nommer les tables, les bureaux, les classeurs, les montants de lits, une cafetière, un livre de cantiques, etc.

Récits d’Ellis Island est un film audacieux dans sa forme et sa construction, à mille lieues de l’aller-retour ronronnant entre images d’archives et interviews des reportages télévisés habituels. Toutes les interviews sont concentrées dans la deuxième partie du film, dans le volet « Mémoires » où Bober et Perec enregistrent « à terre », à New York City, la parole d’une série d’immigrants septuagénaires ou octogénaires, juifs et italiens, passés par Ellis Island au début du XXe siècle. Le premier volet, « Traces », compte en tout et pour tout vingt secondes d’images cinématographiques d’archives, à peine deux plans de dix secondes ! Par contre, en un véritable tour de passe-passe, les réalisateurs et leur chef-opérateur Jacques Pamart réussissent à transformer des images fixes (les photographies d’époque de Lewis W. Hine – Cf. ci-dessous) intelligemment disposées in situ en images en mouvement, par la seule fluidité subtile de leurs travellings et zooms.

Au niveau de la circulation de la parole et de l’imbrication des différents niveaux de discours, toujours dans ce premier volet, Bober et Perec laissent la part anecdotique et la plus factuelle de l’histoire à un « guide à chapeau scout » animant une visite guidée pour un groupe d’Américains, enfants et petits-enfants d’immigrés passés par Ellis Island.


- Interview de Perec et Bober à propos de leur film :


Un texte (Georges Perec)

couverture Georges PEREC - Ellis Island - editions P.O.L., 2019

Tel que récemment publié par Ela Bienenfeld, une cousine de Perec, focalisé sur le premier volet du film, recentré sur le texte de l’écrivain, laissant de côté toute l’iconographie ainsi que la retranscription des entretiens du second volet, Ellis Island est un opuscule de 80 pages qui se lit en moins d’une heure – mais qui nous hante longtemps après qu’on l’a refermé.

Par rapport aux différentes voix de la bande-son de son homologue filmique, le présent texte n’incluant pas la retranscription de la voix in du guide du musée, Perec est obligé de reprendre ici, en ouverture de son essai – tout en la réécrivant, en lui donnant une forme littéraire –, la part de discours informatif que ce personnage portait dans le film.

Au-delà des traits stylistiques peréciens déjà relevés ci-dessus, Ellis Island est un texte multi-strates, nourri par les réflexions de Perec sur ses motivations et celles de Bober à filmer ce lieu (via deux visions différentes de leur judéité), sur leur démarche créative (le film en train de se construire ; le texte en train de s’écrire ; le processus d’observation, d’immersion dans le lieu) et une analyse fine des évolutions historiques des différents types de migrations successivement encouragés, tolérés ou interdits :

Pratiquement libre jusque 1875, l’entrée des étrangers sur le sol des États-Unis fut progressivement soumise à des mesures restrictives, d’abord élaborées et appliquées à l’échelon local (autorités municipales et portuaires), ensuite regroupées au sein d’un ‘Secrétariat à l’immigration’ dépendant du gouvernement fédéral. Ouvert en 1892, le centre d’accueil d’Ellis Island marque la fin d’une émigration quasi sauvage et l’avènement d’une émigration officialisée, institutionnalisée et, pour ainsi dire, industrielle. (…) En somme, Ellis Island ne sera rien d’autre qu’une usine à fabriquer des Américains, une usine à transformer des émigrants en immigrants, une usine à l’américaine, aussi rapide et efficace qu’une charcuterie de Chicago : à un bout de la chaîne, on met un Irlandais, un Juif d’Ukraine ou un Italien des Pouilles, à l’autre bout – après inspection des yeux, inspection des poches, vaccination, désinfection – il en sort un Américain. — Georges Perec

Perec fait explicitement le lien entre la réalité historique qu’il aborde et la situation des boat people vietnamiens qui prennent la mer à la charnière des années 1970 et 1980, au moment où il écrit son texte. Quant à nous, lecteurs et spectateurs des années 2010 et 2020, nous ne pouvons nous empêcher de prolonger les échos de ces histoires, de ces exils forcés, de ces espoirs, de ces larmes – et de ces morts – aux questions actuelles de détresse migratoire se cristallisant autour de la Méditerranée ou de la frontière entre le Mexique et les États-Unis.

Des photographies (Lewis W. Hine)

Volontairement mise de côté de cette récente réédition du texte, l’iconographie est particulièrement intéressante dans le film. Toujours en décalage par rapport au texte et à la voix, jamais illustrative, une première famille disparate d’images (cartes postales, tickets, photos d’archives prises à bord des bateaux, photos du tournage, etc.) sont filmées dans le carnet de travail des cinéastes. Puis, il y a une vingtaine de photographies d’époque en noir et blanc dont les tirages en grand format sont remis en situation, 50 à 70 ans plus tard, dans les endroits ad hoc de la ruine d’Ellis Island. La quasi-totalité de ces photos sont dues au sociologue et photographe progressiste Lewis Wickes Hine, entre 1904 et 1909 puis en 1926. Plus qu’un art, pour Hine, la photo est un témoignage, un outil documentaire pour montrer une réalité qui doit être changée ou abordée différemment (changements sociologiques et politiques que ses photos du travail des enfants, réalisées à partir de 1908, arriveront à provoquer). Dans ses photos à Ellis Island, Hine tente de rendre – par la lumière, la pose, le regard et la composition – une dignité aux migrants pauvres qu’il photographie, espérant ainsi donner à ceux qui les regarderont – en particulier ceux qui voient leur arrivée d’un mauvais œil – « la même sollicitude pour les migrants contemporains que celle qu’ils ont pour les pèlerins du Mayflower débarquant à Plymouth Rock ».


Philippe Delvosalle

texte initialement publié dans Lectures.Cultures n°14, septembre-octobre 2019


- Georges Perec avec Robert Bober : Récits d'Ellis Island - Histoires d'errance et d'espoir (éditions P.O.L., 2007)

- Georges Perec : Ellis Island (éditions P.O.L., 2019)

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