Elyse Galiano et Valérie Provost : des bobines de fil qui nous lient au monde
- PointCulture : Vous avez toutes les deux travaillé à un moment de votre parcours artistique, que ce soit de manière ponctuelle ou sur le long terme autour de supports (la lingerie du projet Soutifs alternatifs et culottes parlottes pour Valérie Provost) ou d’un matériau (le cheveu naturel, pour de nombreuses déclinaisons des Ouvrages d’Elyse Galiano) qui sont loin d’être neutres en termes de regards, de désirs et de tentatives de contrôle que la société masculine dominante y projette. Pouvez-vous nous dire l’une et l’autre comment vous vous êtes réapproprié cheveux, culottes et soutiens-gorge dans une perspective féministe ?
- Valérie Provost : Dans le cadre du projet collectif Soutifs alternatifs et culottes parlottes (qui se poursuivra dans les mois prochains), j’ai volontairement choisi de m’emparer plutôt du volet culottes… Précisément parce que mon intuition était que, davantage que les soutiens-gorge, l’objet « culotte » peut précisément ancrer dans l’intime, et donc favoriser une expression de soi qui va à l’essentiel, tout en dépassant ce caractère, si pas « sexy », en tout cas associé à une dimension sensuelle ou sexuelle – et donc à la question du désir, voire du contrôle.
Présenter des culottes – mais également des slips et des sous-vêtements non genrés – à un niveau égal, c’est-à-dire mélangeant les formes, les matières, les couleurs et les tailles, favorise cette prise de distance et, d’une manière plus générale, inscrit l’atelier dans une perspective féministe. Les culottes créées par les personnes que j’ai pu accompagner en témoignent : elles abordent aussi bien le handicap que le désir, l’orientation sexuelle, l’enfance, la violence faite aux femmes, etc. Il n’empêche, pour certains, l’objet reste outrageant et à cacher…
Présenter côte à côte des créations de personnes engagées dans les luttes féministes et d’autres plus distantes par rapport à cette question est aussi, pour moi, une façon de faire avancer les choses, au rythme de chacun·e. — V. P.
- Elyse Galiano : Je crois que c’est un angle de vue qui est ancré en moi depuis longtemps et qui est apparu morceau par morceau il y a douze ans avec mes premières broderies de « savoir-vivre ». Ce fut un choc de découvrir ces dictionnaires et autres livres d’éducation et de savoir-vivre pour jeunes femmes. Certes la plupart sont d’une autre époque, mais j’ai tout de suite eu envie de créer un passage entre avant et maintenant.
Tel est donc le point de départ de mon engagement – que je regarde aujourd’hui comme une évidence. Cela ne fut pas aisé de me positionner à l’époque, mais parler des droits et de la place des femmes dans notre société est redevenu un débat public.
Depuis, j’ai aussi remplacé le fil de coton par le cheveu dans mes broderies. Cela vient de mon envie de parler du corps, du vivant et de la mémoire, mais aussi de me rapprocher des Femmes. En brodant avec de longs cheveux, elles sont présentes dans mes créations. — E. G.
- La technique de création que vous partagez, la broderie, a elle-même vécu une sorte de renouveau au cours des quelques dernières décennies pour se réinventer – ou se redécouvrir – comme une forme de création pouvant porter des témoignages ou des revendications des femmes, qui va bien au-delà des clichés de la fonction occupationnelle que beaucoup de gens associent encore de manière caricaturale à la broderie traditionnelle…
- V. P. : Les choses sont en train de changer : la broderie n’est plus vue ni comme une occupation de mamys ni comme un loisir réservé aux femmes. Elle est connue et de plus en plus populaire, et donc accessible à tout le monde. Parallèlement, elle est de moins en moins « inoffensive », comme en témoignent à la fois la façon dont les artistes contemporains s’en emparent, et l’appropriation féministe qui en est faite.
À côté d’un vrai engouement pour des broderies mignonnes de végétaux ou d’objets, les femmes, jeunes et moins jeunes, ont de moins en moins peur de broder des vulves, des clitoris ou des poils, pour en parler, s’approprier ou se réapproprier leur corps, et/ou inscrire ce moment d’expression créative dans un mouvement plus collectif revendiquant, entre autres, plus d’égalité de genres. À ce niveau, je constate que la question du consentement est souvent centrale, et probablement liée au mouvement #MeToo. — V. P.
- Quels sont, dans votre parcours à l’une et l’autre, les rapports que vous tissez entre l’individuel, le solitaire (vos propres créations artistiques) et le collectif, le solidaire, le commun (l’art-thérapie, les ateliers, etc.) ?
- E. G. : Broder est une activité personnelle et intérieure, mais dès qu’elle est un minimum maîtrisée, l’esprit peut s’évader. C’est donc un moment à soi. Mais broder ensemble est un moment de partage et d’échange, car là aussi la technique laisse place à la pensée et à la discussion. Ces dualités se confondent et permettent des respirations qui nous nourrissent chacune à leur façon. Un équilibre.
- V. P. : Mes créations personnelles parlent de moi. Mes accompagnements, tant dans le cadre d’ateliers créatifs collectifs que de consultations art-thérapeutiques individuelles, guident chaque individu dans son propre processus créatif et mettent en lumière ses ressources intérieures. Même lorsque je travaille en grand groupe.
Dans tous les cas, ce qui se passe au plus profond de la personne, sans forcément qu’elle ne mette des mots dessus, est certainement ce qui est le plus touchant et le plus porteur, à la fois de bien-être et de transformation de soi. Il est clair que ce processus est un moteur pour moi. Dans le cadre d’ateliers collectifs, il m’arrive fréquemment de créer « avec » ou « à côté », bref d’être là, engagée, sur le même chemin.
- Quand on regarde attentivement certaines photos d’ateliers de broderie que vous avez déjà réalisés et qu’on voit les femmes – et les hommes – rassemblé·e·s autour de la table et des bobines de fil, on se dit que ce qui s’y échange en termes de paroles, de moment partagé, compte peut-être autant que ce qui s’y produit de palpable, de matériel…
- E. G. : Oui, tout à fait : c’est un moment unique ou le temps est en suspens. Il n’est pas si étonnant que ça de voir la formule de l’atelier revenir, tout particulièrement en ville, car l’échange, le partage, le fait de se reconnecter à soi et à l’autre, sont des notions essentielles pour nos vies chargées. La broderie – parmi d’autres activités manuelles – le permet particulièrement bien.
- V. P. : Comme Elyse, je pense que cette double connexion à soi et aux autres est essentielle et nourrissante. La demande est forte. Nous prenons un soin particulier à ce qu’au cœur des ateliers, le rythme de chacun·e puisse être respecté. C’est probablement une des raisons de l’engouement des participant·e·s, qui reviennent d’année en année, se passent le mot, etc. Le partage de savoirs dans la simplicité, autour d’un thème commun et en gardant au centre la notion de plaisir, sont des valeurs sûres qui, combinées, apaisent et mettent en confiance. Chacun·e a sa place, et ce n’est qu’ensemble et à l’écoute des besoins et des autres que nous faisons et ferons le monde. Le message est aussi là, en toile de fond. Cette idée est renforcée par le fait qu’Elyse et moi sommes très complémentaires à la fois dans nos démarches artistiques personnelles et dans nos accompagnements. Ainsi, tout le monde y trouve son compte, apparemment. Et nous, beaucoup de plaisir !
- Pouvez-vous nous parler plus précisément de l’atelier Trace le monde que vous allez proposer ce samedi dans le cadre de Féministe toi-même ? S’agit-il d’un atelier que vous avez déjà réalisé dans d’autres contextes ? Comment s’articulent la dimension spatiale / cartographique, le témoignage et sa traduction textile ? Cet atelier est-il aussi basé sur un autre des atouts de la broderie : le fait que, par son côté international, universel, elle permet de sauter les frontières, notamment linguistiques ?
- E. G. : Pour chaque édition de Féministe toi-même ! nous aimons imaginer un nouvel atelier. Le thème de cette édition 2019 – « Migrer » – fonctionne en effet très bien pour la technique de la broderie (dans sa fonction de mémoire, d’universalité, d’identité, de trace que le fil marque dans le tissu). Il est le lien passant de pays en pays, il est la marque dans les mots. Et au terme de l’atelier, chacun repart avec sa création prête à être accrochée !
- V. P. : Comme chaque fois, nous allons faire différentes propositions autour d’une même technique (la broderie à main levée abordée d’une manière qui ne nécessite aucune expérience dans le domaine) et d’un même thème général (les migrations et donc, forcément, le monde).
Ce qui nous plaît le plus est de voir qu’une personne sera attirée avant tout par les couleurs, une autre par une revendication à porter (sous la forme d’un dessin ou de mots, éventuellement), une autre encore par des traces à poser, en l’occurrence des traces de parcours réels ou imaginaires, de par le monde. La dimension féministe pourra être abordée de différentes manières. D’une certaine manière, l’atelier sera aussi une occasion de rappeler que non, les femmes ne restent plus à broder sagement au village pendant que les hommes émigrent… — V. P.
- Valérie Provost, ce projet Trace le monde me parait se placer dans la continuité – mais à une autre échelle, plus petite, plus rapide – de votre autre projet Quartiers brodés…
- V. P. : En effet, Quartiers brodés, qui est un projet de broderies collectives de grands formats reprenant des espaces géographiques donnés (remplis au fur et à mesure de dizaines d’ateliers itinérants rassemblant au total des dizaines et parfois des centaines de participant·e·s), possède quelques points de connexion avec nos propositions pour Féministe toi-même !, surtout s’agissant de cette édition 2019 : la créativité tisseuse de liens, l’objectif de bien-être dans le moment présent, l’approche d’une technique ancestrale remise au goût du jour, l’expression libre et l’inclusion maximale…
C’est encore plus le cas de Quartiers brodés – Traces d’histoires, qui a débuté récemment dans le cadre d’un partenariat avec le Service droit des jeunes de Bruxelles et la Plateforme Mineurs en exil. D’une manière générale, la connexion avec Quartiers brodés confirme par ailleurs, pour revenir à une des précédentes questions, que nos projets se nourrissent les uns les autres…
Interview : Philippe Delvosalle
Crédit image d'Elyse : "Sylvia" 2018. 70x50cm. cheveux naturels, coton. photo Stéphane Gérard
Dans le cadre de Féministe toi-même ! 2019
PointCulture Bruxelles
Sam. 16 Novembre 2019
14h-17h30– Grande salle – Trace le monde | Valérie Provost et Elyse Galiano
Trace le monde est un atelier-plaisir qui invite à parler de voyage et de migration grâce à la broderie contemporaine, support d'engagement féministe. Elyse et Valérie vous invitent à broder sur votre mappemonde, tracée préalablement, en illustrant vos trajets, départs et arrivées réels ou imaginaires, et ceux de votre famille, sous forme de traits, mots, poèmes, ou autre message personnel. Chaque participant·e repart avec sa création, prête à être accrochée !
Le nombre de cercles à broder étant limité, n'hésitez pas à nous rejoindre dès le début de l'atelier (et/ou à apporter le vôtre).