Prix du Hainaut 2020, jeunes talents et paradis perdus
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Dans l’atrium du Musée des Beaux-arts, sous la verrière, pendent de grandes silhouettes sombres, écorchées, disséminées dans le vide. Ce sont des écorces de marronnier, comme arrachées vives, suppliciées, évoquant d’abstraites crucifixions. C’est ce qu’il reste de l’arbre, des lambeaux, des vestiges, réels ou « artificiels », oniriques.
Là tout près, au sol, un chœur de pierres bleues, aux formes mal dégrossies mais polies, brillantes, elles sont câblées, mises en réseau et augmentées chacune d’un petit moteur et d’un tube flexible et creux, annelé. Elles interprètent une partition selon les impulsions envoyées par ordinateur. Les flexibles bougent, entrent en transe giratoire, selon des séquences étudiées, synchronisées ou désolidarisées, en solo, en duo ou trio, explorant toutes les variantes. Leurs rotations modulent l’air selon la vitesse, la courbe et la longueur du tuyau, l’ensemble constitue une polyphonie bruissante.
De ces bruissements fantômes, fragiles, qui nous relient aux choses, aux éléments et pourraient ne devenir que souvenirs, une évocation de ce qui fut, d’une rengaine intérieure presque perdue. — Pierre Hemptinne
Visuellement, on dirait que, chaque fois qu’un tuyau se met à tourner comme une hélice, il essaie d’emporter la pierre dans sa motricité aérienne. (Maxime Van Roy)
De la terre plate à la technologie du regard
Ce que le regard et les sons construisent en nous, avec ou malgré nous, est presque un fil conducteur parcourant les travaux des finalistes du Prix du Hainaut 2020. Et comment, à travers nos sens et les rémanences qui les animent, nous nous accrochons à des croyances, des illusions, nous laissant tout autant modéliser par ces flux. Philippe Braquenier documente l’espace mental et imaginaire des personnes – de plus en plus nombreuses, paraît-il – convaincues que la terre est plate. Il aligne des photos comme autant de preuves de l’improbable, expériences scientifiques qui auraient prouvé les contre-vérités. Il s’inspire de visuels circulant sur Internet, il les recompose. Et l’on dirait surtout des objets de cultes troubles, des « graals » loufoques et des silhouettes mythiques perdues dans un espace irréel, là où se séparent/se joignent lumières et ténèbres. Une effarante plongée dans les sombres cosmologies de fake news.
À l’opposé, d’une certaine façon, Sylvain Delbecque dépouille le regard, ses mécanismes, sa circulation intuitive qui l’aide à se situer par rapport à ce qui « architecture » l’espace où l’on se trouve. C’est un ensemble de tables sommaires présentant chacune des éléments d’une expérience. Il s’y trouve quelques croquis et aussi des instruments qui évoquent les débuts balbutiants de la science.
On s’y penche, on cherche à comprendre et peu à peu se rassemblent plusieurs dimensions de l’œil, physique, physiologique, métaphysique, poétique. — P. H.
À la croisée de cette multiplicité de sources, se réapproprier le regard, se rapprocher le plus possible de tout ce qu’enregistre la fovéa (au centre de la macula, « là où la vision des détails est la plus précise »), autant rationaliser que fantasmer la vision puis s’égarer dans ce que l’on voit.
Rencontre fictionnelle entre architecte et botaniste
Regarder, cela semble être une obsession chez Rémy Hans. Presque une voyance. Sonder les fibres du bâti historique. En faire ressortir le quadrillage subliminal. Méticuleusement, intervenir dans les gênes, presque modifier les plans, influer sur la philosophie des lignes, du design. Si Victor Horta – architecte du musée de Tournai – avait été influencé par les motifs végétaux du botaniste russe Nikolaï Vavilov plutôt que par les arabesques florales de l’art nouveau, cela aurait-il changé la ligne, les proportions, les agencements ? Greffer des savoirs spécifiques sur des imaginaires historiques et voir ce que cela donne. Il n’empêche, en m’éloignant des dessins de Rémy Hans, la première référence qui me vient à l’esprit est le travail de Paul Virilio, notamment sur les bunkers abandonnés sur les plages normandes, mais pas que. Masses de béton, symboles d’une frontière, d’une muraille pour rejeter l’inconnu. Tous les arbres croqués par Rémy Hans sont nus, défoliés.
Les bâtiments sont transis de vide. Presque plus que coques refermées sur elles-mêmes. Les dessins sont si fidèles, si précis par rapport à leur fiction, qu’ils évoquent un travail de bénédictin, d’un autre temps. — P. H.
Mais aussi, ils nous renvoient au temps infini que nous passons, sans le savoir, à regarder le même genre de façades, à passer devant des immeubles qui prennent soin d’être inhospitaliers, clos, de pratiquer l’enfermement. Cela façonnant aussi les imaginaires. « Nous passons notre temps et notre vie à contempler ce que nous avons déjà contemplé, c’est notre enfermement le plus insidieux, cette redondance construit notre habitat, nous bâtissons de l’analogue et du semblable, c’est notre architecture, ceux qui perçoivent et construisent autrement, ou ailleurs, sont nos ennemis héréditaires. » (« L’Horizon négatif », p.31) Sans compter que les figures de l’architecte et du botaniste renvoient à des idéaux – de beauté, de savoir – bien éloignés de notre présent, figés, archéologiques.
Mémoire des lieux, mémoire des migrants martyrs
Andy Simon dresse la cartographie de 330 jeux de balles, en Belgique et Hauts-de-France. Il en photographie la configuration, nue, déserte, incrustée dans le tissu rural, petites places de villages, bistrots, églises. Archéologie, là aussi, d’une tradition, d’une vie sociale. C’est peut-être parce que, manifestement, il est joueur lui-même que ces terrains sont vus comme de l’intérieur, avec leurs lignes blanches énigmatiques ? Sur une carte blanche, il répertorie le nom de tous les lieux dotés d’un ballodrome, points connectés, vivants, où la passion subsiste, vibre. Pour traverser assez souvent, le samedi, pas mal de ces patelins, j’ai bien en tête l’animation discrète qui y règne quand il y a match, l’esthétique des gestes et mouvements, les cris rituels, les impacts (gant contre balle), les silences, les commentaires. Une socialisation en voie de disparition (mais qui résiste).
La mémoire, individuelle et collective, Eloïse Lega l’arpente en chineuse médiumnique. Elle fréquente les brocantes, se spécialise dans les photos de famille, les portraits, les groupes, les albums. À l’heure de l’accélération, des vies de plus en plus jetables (et jetées), elle collecte les traces, les met en scène pour élargir l’interface entre nos mémoires et celles des autres, les perdu·e·s, disparu·e·s, rendu·e·s à l’anonymat. Puis, elle découvre, via UNITED (« UNITED for Intercultural Action – campaign office "Fortress Europe No More Deaths" »), une liste de 36.570 personnes mortes alors qu’elles tentaient de migrer vers des conditions de vie plus clémentes. Mortes – noyade, chute de camion… – parce que les frontières se ferment et que les voyages sont de plus en plus périlleux. Elle met en chantier une sorte de mémorial particulièrement poignant. Dans des grandes boîtes ouvertes comme des cercueils, elle réunit des allumettes sur lesquelles elle grave le nom, le genre, la nationalité, la cause de la mort. Fosses communes miniatures. Des sépultures symboliques. « Chacune de ces allumettes est une histoire, des espoirs envolés et une vie brisée. » À ce jour, 62 allumettes sont gravées.
Au mur, l’image projetée d’une allumette qui crame, une autre, puis une autre… un chapelet de flammes éphémères, de vies balayées. — P. H.
On met le casque, on entend la litanie des noms, des âges, des origines, des causes tragiques et brutales – inacceptables – du décès.
Quand la surveillance absolue remplace le paradis perdu
Le contrôle des émotions par le son et l’image, c’est ce que mettent en scène Noëlle Bastin et Baptiste Bogaert. Le sigle de leur installation – très société de surveillance cotée en bourse – attire l’attention dès le début de l’exposition. Un panneau promotionnel y informe sur l’existence d’un programme de surveillance, « Veille », utilisant algorithmes et intelligence artificielle pour sécuriser nos quotidiens.
Safe Home utilise nos propres écrans et autres objets connectés pour opérer une surveillance « verte et écoresponsable » sans faille. — P. H.
On rencontre d’abord un écran qui scrute le visage d’un vigile en action, inlassable. Plus loin un écran divisé en plusieurs fenêtres intrusives révèle ce que tient à l’œil le vigile. Chaque fenêtre plonge dans l’intimité d’une maison. Le regard de flic ainsi que les logiciels traquent la moindre déviance et interviennent rapidement, en direct, en cas de violence suspecte, en cas d’absence prolongée sans attestation, de lectures inappropriées, d’émotions dangereuses, d’éléments décoratifs tendancieux…
La disposition des œuvres de ces jeunes artistes, dans le Musée des Beaux-Arts, est aérée, elle tisse, sans en avoir l’air, des liens entre les collections historiques et la manière dont l’art contemporain cherche à raconter et questionner le monde d’aujourd’hui. Il est facile, par exemple, de voir que les préoccupations sociales sont présentes dans l’art depuis longtemps. Elles se traitent selon des esthétiques différentes selon les époques, les conditions sociales. Et même la très belle sélection « Paradis Perdu », autour d’un dessin provençal de Van Gogh, n’est pas sans créer des résonances involontaires, par simple voisinage. Si le travail des jeunes talents repérés par le Prix du Hainaut des arts plastiques rend compte, de façon nuancée et plurielle, d’un monde qui n’a plus rien de paradisiaque, cela est fait avec une telle inventivité et poésie qu’y brillent encore les reflets d’un enchantement qui vient de loin.
Pierre Hemptinne
Prix du Hainaut 2020 - infos pratiques
Témoignages du vernissage animé
Les artistes sur Internet. Pendant le confinement, découvrez le travail de ces artistes sur leurs sites, Instagram et autres Pinterest :
Philippe Braquegnier – Sylvain Delbecque – Rémy Hans – Andy Simon – Eloïse Lega – Noëlle Bastin et Baptiste Bogaert
Article sur Baptiste Bogaert sur le site de PointCulture :