Expo « Great Black Music » : interview de son concepteur Marc Benaïche
Des récits épiques des griots mandingues à la plainte mélodique des bluesmen du delta du Mississippi, des bouges de La Nouvelle-Orléans aux clubs de Manhattan, des rythmes yoruba à la naissance de l’afrobeat, des mélopées du maloya à la samba, des faubourgs de Kingston, où apparurent le ska et le reggae, jusqu’aux terrains vagues du Bronx où surgit le hip-hop — texte de présentation de l'exposition aux Halles
- Avant l’exposition « Great Black Music » à la Cité de la musique à Paris en 2014, l’exposition s’appelait « Les Musiques noires dans le monde ». D’où vous venait l’idée et l’envie initiale pour ce projet ?
- Marc Benaïche : Le projet a germé il y a déjà treize ans. En 2007, j’avais été invité à l’Université de Salvador de Bahia pour un cours sur Internet et la musique. En étant là-bas, j’ai vraiment ressenti ce qu’on dit de cette ville, à savoir que c’est « la Rome noire ».
J’étais aussi en pleine réflexion sur notre site Mondomix et je découvrais le livre L'Atlantique noir – Modernité et double conscience de Paul Gilroy (avec ce chapitre incroyable consacré à la musique) et je me suis dit qu’il était important de parler de cet « Atlantique noir » sous cet angle musical. J’avais envie de mettre en relation les musiques d’Afrique et les musiques des Amériques. Il y avait le désir de parler autrement des musiques africaines : à travers le récit de cette saga des musiques noires dont se réclamaient beaucoup d’artistes, que ce soit du côté africain avec quelqu’un comme Fela Kuti, ou du côté américain, même très tôt, avec Dizzy Gillespie. Des deux côtés de l’Atlantique, des artistes fantasmaient ce lien.
Et il y a peut-être une source encore plus lointaine – et liée à votre Médiathèque belge francophone : vers 2005, j’avais sollicité la collaboration de votre responsable des Musiques du monde, Étienne Bours, pour un projet pour l’International Slavery Museum de Liverpool sur le thème de la musique et de l’esclavage. Depuis cette commande, j’avais toujours eu envie d’aller plus loin sur les relations entre musiques africaines et américaines, plus loin que cette seule question de l’esclavage.
Puis, suite à mon voyage à Salvador, j’ai appris que le musicien Carlinhos Brown venait d’y acheter un lieu pour y faire un Museu du Ritmo. On s’est vus à Paris et j’ai conçu une exposition permanente pour son musée. Mais celui-ci allait mettre une décennie à ouvrir ses portes et donc cette expo permanente est devenue une expo temporaire et itinérante, qu’on a montrée en 2009 dans le lieu de Carlinhos Brown, puis au Festival mondial des Arts nègres de Dakar en 2010. C’est là que le projet s’est vraiment posé et développé.
- Était-il important, vu le sujet de l’exposition, que celle-ci se développe, s’enrichisse d’abord sur les continents concernés avant d’arriver à Paris, en Europe ?
- Oui, c’était très important. Les choses se sont aussi faites comme ça par hasard, mais je n’ai pas cherché à monter l’exposition en Europe dans un premier temps. Il était aussi très important pour moi de la faire avec un chanteur comme Carlinhos Brown en tant qu’impulsion, inspiration et source de légitimité.
Je ne me considère pas du tout comme le spécialiste des musiques noires (qui représentent d’ailleurs un territoire tellement vaste que vouloir être exhaustif sur ces musiques serait ridicule). J’ai donc imaginé l’expo comme un carnet de voyage à l’intérieur des espaces immenses et sans frontières que sont ces musiques. J’espère avoir été le plus humble possible. — Marc Benaïche
Je considère que les visiteurs ont sans doute une meilleure culture musicale que la mienne – ou, en tout cas, une culture différente de la mienne – et qu’ils font leur propre voyage dans l’expo. Je n’étais pas dans la posture d’un commissaire d’exposition occidental qui organise la connaissance selon son prisme. Il était donc important d’organiser d’abord l’exposition dans des pays qui étaient liés à la question de ces musiques et avec des publics qui n’avaient pas nécessairement l’expérience des expositions et encore moins des expositions musicales. À Dakar, on avait réalisé un travail préalable en profondeur pour qu’un maximum de bus scolaires et universitaires gratuits fassent visiter l’expo à la classe moyenne et à la classe populaire. Je n’ai pas fait cette expo pour les « expats » à Dakar !
- Il n’y a pas qu’à Dakar qu’on a moins l’habitude des expositions liées à la musique que des expositions d’arts plastiques. Comment l’expo était-elle pensée, scénographiée, pour toucher les publics ?
- Toutes les expositions musicales que j’avais vues jusqu’alors étaient des expositions de spécialistes, de collectionneurs. Pour moi, ça frôlait souvent le fétichisme (pochettes, instruments, etc.).
J’ai visité pas mal de ces expos et en sortant j’étais souvent frustré parce qu’il y avait peu de musique. On a envisagé dès le départ les choses différemment : la musique devait primer, la possibilité d’en écouter en permanence. — Marc Benaïche
L’iPhone venait de sortir en 2006 et quand j’ai vu ce petit écran tactile plein de possibilités, je me suis dit que c’était l’audioguide du futur et qu’on allait essayer de le détourner pour permettre au visiteur de se déplacer et d’interagir avec tout ce qui est présent autour de lui tout en pouvant écouter de la musique. En 2007, cela n’avait encore jamais été fait et on a dû développer toute la technologie nous-mêmes. Je trouvais aussi très frustrant que, dans les expos, les films étaient toujours projetés en boucle et qu’on devait attendre que le film se termine pour en voir le début. Cela créait des choses étranges du point de vue narratif ! J’ai voulu tenter une expérience où les gens déclenchent eux-mêmes l’audiovisuel. Tout cela fait qu’il y a 91 points de visualisation et d’écoute dans l’expo, ce qui correspond à onze heures de contenu !
- Dans une des composantes récentes du mouvement Black Lives Matter autour de la question du déboulonnage de statues de généraux sudistes ou d’hommes d’État de la Confédération et de la sous-représentation de personnalités afro-américaines parmi les monuments de l’espace public américain, d’aucuns ont souvent cité des noms d’artistes de la Great Black Music pour repeupler cet espace symbolique et mémoriel…
- Tout à fait, même si – à titre personnel – j’ai une petite réserve sur le slogan qui donne son nom au mouvement. Je préfère des formules un rien plus offensives telles que par exemple le « I’m Black, I’m Proud » de James Brown. Dans l’expo aux Halles, j’ai envie de montrer de manière textuelle et graphique comment les artistes se sont emparés d’une parole politique, comment ils l’ont mise en musique… Quand l’Art Ensemble of Chicago parle de « Great Black Music », le titre qu’on leur a emprunté pour l’expo, c’est aussi d’abord pour affirmer qu’il n’y a pas que la « grande musique (blanche) », la musique classique occidentale. Quand Sun Ra se voit comme un pharaon descendant de l’espace, cela implique quelque chose de grandiose !
- Ce qui m’intéresse également beaucoup dans votre exposition, c’est qu’elle s’articule aussi autour d’une question : « Peut-on parler d’une musique noire ? ». Qu’est-ce que toutes ces musiques, aussi différentes que les musiques traditionnelles africaines, le jazz, le hip-hop, la techno, la rumba, le maloya, etc. ont en commun qui ne soit pas juste la couleur de peau de ceux qui la jouent ?
- En effet, le risque serait d’affirmer « Ce qui relie tous ces musiciens, c’est leur couleur de peau ». Ça serait une catastrophe intellectuelle ; c’est tout sauf ça. On n’a pas voulu être essentialistes ! C’est pour ça aussi qu’au milieu des légendes des musiques noires j’ai laissé une place à Elvis Presley et qu’il y a aussi quelques personnes blanches évoquées dans l’expo.
Il y a plusieurs pistes par rapport à ce qui relie ces musiques. D’abord, beaucoup d’artistes dont on parle se sont revendiqués de cette histoire, tant du côté des diasporas que de musiciens africains qui avaient envie d’en découdre avec le système dans lequel ils vivaient, comme Fela Kuti par exemple.
Puis, il y a ce pourquoi j’ai eu envie de faire cette expo en venant de Mondomix : le métissage, une relation cannibale entre des musiques qui se sont nourries les unes les autres. C’est finalement aussi – surtout – une expo sur la créolisation selon la vision qu’en avait Édouard Glissant. — Marc Benaïche
- Par rapport à ces musiques, il n’y a pas juste qu’elles ont conquis le monde par leur aura, leur force de séduction, mais ce qui m’intéresse aussi, c’est qu’elles remettent en cause un préjugé occidental en donnant naissance, loin des académies, dans l’oralité plutôt que dans une culture livresque, dans des zones délaissées des campagnes et des villes, à des formes innovantes, à des musiques d’avant-garde, à de l’inouï…
- Oui, tout à fait. Mais je pense que leur force de séduction est aussi due au fait que ces musiques, nées dans les « call and response » des champs de coton, transportent avec elles une puissance de liberté, d’émancipation et de transgression. On est tous emprisonnés par quelque chose et ces musiques nous touchent parce qu’elles nous donnent l’énergie de nous libérer.
Interview et retranscription : Philippe Delvosalle
Photo de bannière : Joel brodsky pour la pochette de Maggot Brain de Funkadelic - visuel de l'expo aux Halles
exposition Great Black Music
Du Mardi 6 octobre au Dimanche 20 décembre 2020
Les Halles
22a rue Royale Sainte Marie
1030 Schaerbeek