Au-delà de l’espoir, la vie : « Mabele eleki lola ! La terre, plus belle que le paradis » | Freddy Tsimba, Africa Museum
L’exposition, réalisée avec le commissaire d’exposition In Koli Jean Bofane, occupe un grand espace détaché des collections permanentes, à l’architecture bien différente de celle du reste du musée. Cube blanc contemporain, il se démarque de la tradition muséale didactique du musée royal de l’Afrique centrale. Le parcours présente vingt-deux sculptures et installations de l’artiste, présentées face à trente pièces sélectionnées dans les collections du musée : photographies historiques, peinture occidentale, armes, masques et sculptures traditionnelles.
Freddy Tsimba a développé depuis une vingtaine d’années une œuvre qui se détache de la sculpture classique pour incorporer des éléments de récupération, soudés ensemble pour devenir corps, figures, maisons. Des milliers de clés, des milliers de cuillers sont assemblés pour représenter des silhouettes d’hommes et de femmes, surtout de femmes, seules ou en groupe, qui racontent le Congo d’aujourd’hui, ses souffrances, sa résilience, et refusent les espoirs illusoires pour se concentrer sur le concret, le tangible. Plusieurs journalistes ont nommé Freddy Tsimba le « sculpteur de la souffrance ». Avec cette exposition, il montre que son discours est plus large que ce simple constat, et aussi plus critique
le sculpteur et le forgeron
Né à Kinshasa en 1967, Freddy Bienvenu Tsimba a étudié la sculpture à l’académie des Beaux-Arts de Kinshasa. Il a ensuite choisi de se former auprès de maîtres fondeurs à Kinshasa, au Kongo central et dans le Bandundu pendant 6 ans. S’il continue à travailler le bronze, ce sont les œuvres à base de métaux de récupération qui représentent le mieux son travail. Chaque sculpture comporte un élément métallique, un objet concret du quotidien, dont l’accumulation par milliers produit une silhouette profondément chargée de symboles. Personnages composés de clés, de cuillers, de douilles ; crucifix géant en pièges à souris ; maisons construites en machettes ; chaque installation possède une signification inscrite directement dans sa matière, dans ses origines. Il ne s’agit pas pour autant de symbolique facile, mais d’une proposition complexe, à plusieurs degrés de lecture possibles. Les cuillers ne représentent pas que la faim, ou la nourriture, mais questionnent aussi les inégalités. Les machettes de ses maisons-machettes parlent de violence, de guerre mais aussi de travail, elles parlent de leur utilisation pour tuer mais aussi de leur utilité pour construire. Tsimba questionne la manière dont l’homme choisit d’employer cet objet dépourvu de volonté propre, pour en faire un outil ou une arme.
Freddy Tsimba est issu de la lignée des Grands forgerons qui débutèrent leur office au temps de l’Âge du cuivre, au Soudan, bien avant l’Âge du fer. Le forgeron réalisait ce que le peuple invoquait : la richesse pour la dot, à travers les konga ; la subsistance par les outils ; et la possibilité de se défendre et de se protéger, par le biais des armes. Chez les Mongo, le Grand forgeron était le chef de clan à l’instar d’Inkoli Botuli, chef penge. Sa dernière fille était Inkoli Bofabe, mère d’In Koli Jean Bofane. Par son savoir, Freddy Tsimba est démiurge et il transforme nos émotions et notre réflexion. — In Koli Jean Bofane
la terre et le Paradis
Le message de Freddy Tsimba se veut optimiste, et célèbre la vie, mais il demande aussi de se débarrasser des fausses promesses. Le titre de l’exposition est à la fois une apologie de la beauté de l’existence ici et maintenant, et un rejet des paradis futurs, toujours plus lointains, annoncés par les Églises. Comme l’exprime le texte de présentation, « L’esprit de la religion est, sans nul doute, présent ici. Car elle peut être un instrument majeur de l’annihilation de la puissance personnelle. » Tsimba est à ce propos aussi critique des missionnaires chrétiens blancs qui sont venus évangéliser le Congo que des Églises locales actuelles.
Une vitrine rassemble des souvenirs de cette présence occidentale avec des crucifix et des photographies anciens, auxquels répondent deux pièces de l’artiste. L’une est une grande croix réalisée en pièges à souris rouillés. L’autre est liée à un épisode de la vie de Freddy Tsimba. En 2011, une église du Réveil s’installe à côté de son atelier dans le quartier Matongé de Kinshasa. Les prêches résonnent quotidiennement dans la rue et empêchent le sculpteur de travailler. Il se défend en créant une œuvre représentant une femme, transpercée par une croix, qu’il installe devant chez lui, face à l’église. Celle-ci, choquée, a fini par déménager ailleurs. Ce sera la première d’une série de neuf autres sculptures du même type.
le dialogue
Le titre de l’exposition est né d’une conversation entre l’artiste et le commissaire de l’exposition. Elle est en effet non seulement un dialogue avec le musée mais aussi une rencontre entre Freddy Tsimba et In Koli Jean Bofane, écrivain kino-congolais exilé en Belgique. Celui-ci a conçu les différentes séquences de l’exposition et les textes qui l’accompagnent.
L’écrivain Bofane tisse un récit où la fiction se mêle au réel. Un des personnages de son nouveau roman aura pour nom Freddy Tsimba, car il n’existe aucune frontière dans l’œuvre de l’artiste. Ici, il s’est fait Prométhée, celui qui, avec l’argile, a créé l’humain. Le forgeron défie le Titan en devenant Titan lui-même — texte de présentation
Plus qu’expliciter les œuvres, les textes d’In Koli Jean Bofane leur donnent un contexte, les mettent en scène. L’écrivain les place dans un espace qui est à la fois la réalité parfois crue de Kinshasa aujourd’hui et un espace mythique où le sculpteur et l’écrivain évoluent. Le futur roman de ce dernier, Nation cannibale, met l’artiste en scène, et explore de nombreux thèmes communs aux deux hommes : l’histoire récente du Congo, la mondialisation, l’exploitation, les différents trafics qui poursuivent le pillage postcolonial du pays.
la mort et ses armes
Parmi les figures que croise le personnage de Tsimba se trouve la mort, Liwa en lingala, dite « la muerte, mais aussi Kiwo ». Elle personnifie à travers ses différents visages les maux du Congo contemporain. Femme de la haute ou prostituée de luxe, en vêtements de marque, elle a mis le monde entier dans sa poche, les politiciens, les chefs d’État, les militaires, les industriels et les scientifiques, les ONG et les philanthropes, les gouvernements qui vendent des armes et ceux qui les achètent. Son emprise sur le monde est complète. Face à elle, la tâche de l’artiste semble vouée à l’échec.
Tiens, un scoop : en 2020, pendant que ton expo se déroulera à Tervuren, il y aura plus d’un milliard d’armes légères en circulation, et entre les mains des civils seulement. Les fabricants de missiles, de croisière ou pas, vont faire rentrer des trois cents, quatre cents milliards de dollars dans leurs poches. Tu entends bien, milliards ! Tu vas faire quoi ? Tu vas tout souder ensemble ? Pauvre con ! — In Koli Jean Bofane (Nation cannibale, Actes Sud à paraître en 2022)
La mort parcourt l’œuvre de Tsimba, qui expose les ravages de la guerre sur son pays à travers le temps. Il rend non seulement hommage aux victimes de la violence, les plus fragiles, les mères et les enfants. Il oppose les attaques contre les droits humains et la résilience des femmes.
les femmes
Les femmes tiennent une grande place dans l’œuvre de Tsimba. Une grande partie de ses sculptures représentent des figures féminines, des corps torturés, crucifiés, mais aussi des figures droites, fières, défiantes. L’image de la mère est l’une d’elles. Dans un pays où le viol a été systématisé comme une arme de guerre, la question de la maternité est complexe : « Les maternités paisibles issues de la tradition catholique de la Vierge Marie font face aux maternités tangibles de la réalité de l’artiste et de la nôtre. Malgré des morphologies constituées de douilles et d’autres objets issus de la guerre, les ventres de femmes de Freddy Tsimba sont arrivés au bout de la conception. Des béances y existent afin de plonger les mains dans les corps et, ainsi, contribuer à la gestation. »
Le ventre de la femme, quant à lui, depuis le début de ce XXIe siècle, s’est vu sacrifié, en RD Congo, à la conquête des minerais stratégiques ; par le viol systématique et la mutilation, afin de promouvoir l’extraction des matières du futur. — texte de présentation
L’exploitation de la femme n’est pas née avec ce siècle et l’exposition met face à face un tableau du peintre hollandais Christiaen van Couwenbergh, datant de 1632, et les sculptures qu’il a inspirées à Tsimba. Dans un style classique, la peinture s’intitule hypocritement « Le Rapt de la négresse », et représente en fait le viol d’une femme noire par des bourgeois blancs. La banalité abjecte et la platitude de ce qui est présenté comme une scène de genre, à l’instar d’une scène d’auberge ou d’une nature morte, et l’impunité historique des perpétrateurs lui ont inspiré les deux œuvres « The Forgotten’s Tears » et I will not give them my diamond ».
Ici notamment, circule l’esprit de cette puissance particulière qui habite la femme et en laquelle Freddy Tsimba a foi. Sans cesse, il met en exergue la coercition de cette puissance jusqu’à hanter toute son œuvre. Pour lui, elle semble le seul moyen de rédemption de l’Être. — texte de présentation
Chaque pièce de l’exposition raconte une histoire, certaines sont tragiques, d’autres sont des affirmations positives. Certaines sont des critiques humoristiques, comme cette voiture en panne, sans moteur, poussée par un groupe d’hommes, qui symbolise la gestion politique du Congo, plusieurs sont liées au parcours personnel de Tsimba. Toutes cherchent un équilibre entre l’espoir et la vie.
(Benoit Deuxant)
Exposition temporaire, prolongée jusqu'au 15.08.2021
AfricaMuseum, Leuvensesteenweg 13, 3080 Tervuren