Exposition Lovecraft à Louvain-la-Neuve : interview de Nicolas Stetenfeld
Sommaire
La BiLA : une bibliothèque décidément pas comme les autres
La Bibliothèque des Littératures d’Aventures, connue également sous le nom de BiLA, est spécialisée dans la conservation et la valorisation des littératures populaires et des littératures de genres : la science-fiction, le fantastique, la littérature sentimentale, le roman d’aventures et l’heroic-fantasy. Elle s’articule autour de deux pôles : un de conservation, avec une nombreuse collection exposée sur place ou présente dans des réserves – car, contrairement aux autres bibliothèques, la BiLA conserve tous ses titres – et un pôle de valorisation.
À l’origine, la BiLA a été créée par un bibliothécaire passionné de la commune de Beaufays, jusqu’à sa reconnaissance par la Communauté française. Elle s’est alors vu fixée pour mission de rayonner sur l’ensemble de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle est également la seule dans le monde francophone, et pas uniquement belge, à assurer une mission de conservation de cette portée, et elle est régulièrement contactée par des centres français, parfois même basés aux États-Unis. Car la BilA conçoit et monte, entre autres, des expositions, qui sont ensuite gracieusement mises à disposition pour différentes institutions.
Sa mission : faire rayonner les littératures de genres, d’abord au service des autres bibliothèques, ensuite à destination d’un public de proximité. Ce qui n’empêche pas pour autant la BiLA de proposer un copieux programme d’activités, allant d’ateliers d’animation à des soirées discussions autour d’un thème spécifique, en passant par des séances d’initiation à des pratiques ludiques, jusqu’au format plus conventionnel de conférences ! Le champ d’étude va même jusqu’à s’étendre au domaine des jeux vidéo car, à la BiLA, ceux-ci sont envisagés comme un des prolongements médiatiques des littératures de genre.
Lovecraft, l'horreur moderne
Nicolas Stetenfeld est attaché scientifique et a en charge la partie événementielle de la BiLA. Il nous en dit plus sur Lovecraft, cet auteur si particulier.
Un auteur majeur mais méconnu
Nicolas Stetenfeld nous le présente comme « une figure majeure du genre, qui annonce l’horreur fantastique moderne et toute la culture pop qui s’en est inspirée. Le fantastique moderne est imprégné de l’influence de Lovecraft, sans que les gens le sachent toujours bien. Je pense qu’aujourd’hui il n’y a pas grand monde qui lit du Lovecraft. Tout le monde connaît le Necronomicon, Cthulhu, les gens jouent à des jeux de société, à des jeux vidéo, mais est-ce qu’ils lisent Lovecraft, je n’en suis pas certain. »
L'exposition a dès lors été pensée en deux grandes parties : l’une consacrée à l’œuvre et son analyse, accompagnée d’une biographie de l’auteur, l’autre sur son influence dans la pop culture au travers des différents médiums et de l’abondance de leur production.
Lovecraft, oui mais lequel ?
Lovecraft est connu pour être passé par deux périodes. La première marquée par une forte inspiration d’Edgar Allan Poe, la seconde qui vit le développement du « mythe » de Cthulhu. La BiLA a choisi, dans le cadre de cette exposition, de s’attacher à Lovecraft comme figure de la culture populaire, et d’examiner plus dans le détail le pan Cthulhu et les éléments qui ont conduit à cette modernisation de l’horreur.
Nicolas Stetenfeld nous précise que « ces contes d’inspiration poesque sont intéressants mais ils ne révolutionnent rien. Cela n’a pas beaucoup d’intérêt. C’est justement lorsqu’il se détache de l’influence de Poe et qu’il crée lui-même, selon ses idées, selon sa vision du fantastique, que cela devient vraiment une grande révolution. La première nouvelle dans ce genre est "Dagon", qu’il écrit assez tôt, en 1917, lorsqu'il rédigeait encore des œuvres à la Poe. Il y écrit en germe tout ce qui va faire l’intérêt de son œuvre postérieure ».
Mais il faudra attendre plusieurs années pour que Lovecraft poursuive cette écriture horrifique pour développer ce qui sera nommé par la suite le mythe de Cthulhu qui, comme nous le fait remarquer Nicolas Stetenfeld , « n’a pas rencontré le succès de son vivant. Lovecraft n’a jamais publié un livre de sa vie, il a surtout vu ses nouvelles dans les Pulp, ces magazines que l’on vendait 10 cents aux États-Unis. C’est tout le paradoxe de Lovecraft qui ne publiait que dans ce type de magazines, alors qu’il méprisait totalement ce genre de revues, ce qu’on y écrivait et le public qui le lisait. Il préférait même ne rien publier que de devoir retoucher sur demande à ses textes pour les goûts vils d’un public ingrat. C’est une figure tout à fait étonnante et passionnante, loin de l’image que l’on a fait de lui d’un être dépressif et suicidaire. L’image que l’on a renvoyée de lui ne correspond pas à la réalité. Il ne vivait pas dans sa cave, loin de là, il avait des amis, il avait des correspondances (on recense 100.000 lettres !), il sortait, c’était un grand voyageur. C’était en plus un très fin connaisseur de la littérature. Il connaissait très bien la littérature fantastique et il avait aussi une vision très précise de ce qu'elle devait être. Toute la partie cthulhuesque de son œuvre est très réfléchie, très élaborée. Ce n’est pas un dépressif qui expurgeait ses angoisses à travers la littérature ; il avait une vision du fantastique et il la développait dans ses nouvelles ».
Extrait d'un panneau de l'exposition
Un bestiaire révolutionnaire
« Ce qui est vraiment novateur dans son œuvre, c’est son bestiaire. Il y a une révolution complète de la figure monstrueuse, où avant cela on était dans des figures plus traditionnelles, folkloriques ou issues de la mythologie et des religions, comme les fantômes, les sorcières ou les loups-garous. Lovecraft va abandonner ces figures pour créer de nouveaux monstres, tentaculaires, grouillants, puants, répugnants. Des choses qui n’existaient pas du tout, et c’est cela une de ses grandes innovations : ce renouvellement du bestiaire. Deuxième aspect, qui en est lié, c’est de dissocier le fantastique de la superstition et de la croyance. Lovecraft est un matérialiste absolu et un grand amateur de sciences, un passionné au courant des innovations de son temps et il arrive à une époque où l’on commence à découvrir ce qu’est vraiment l’univers et ses possibilités. Lovecraft est athée et refuse, paradoxalement, les explications irrationnelles dans son fantastique. Ses monstres sont toujours issus de l’espace, ce sont des entités extraterrestres. Mais ce n’est pas du tout de la science-fiction, parce que la science-fiction est une prospective dans le futur, comme d’imaginer le futur technologique de l’humanité dans l’espace. Lui, pas du tout, il n’écrit jamais dans le futur, et il n’y a aucune de ses nouvelles qui s'y passe. Cela se déroule toujours dans le présent et dans le passé parce que ses monstres sont issus de temps immémoriaux. Lovecraft considérait que les figures monstrueuses étaient beaucoup trop anthropomorphiques. Son souhait est d'imaginer des monstres qui n’avaient rien à voir avec l’humain, partant du principe que s’ils viennent d’autres planètes, il n’y a pas de raison qu’ils nous ressemblent. »
Nicolas Stetenfeld nous précise que « Lovecraft développait une vision nihiliste, considérant que l’homme ne représente rien à l’échelle de l’espace-temps, tandis que ses monstres proviennent d’espaces infiniment plus grands que la Terre, sont antérieurs aux humains et seront présents bien après. »
Un univers inspirant
« Un des aspects de l’œuvre de Lovecraft est qu’il multiplie dans ses différentes nouvelles des références communes qu’il ne développe pas. Il fait référence à une monstruosité, à un livre comme le Necronomicon, etc., mais sans le développer. Il sous-entend une sorte d’univers sous-jacent cohérent et foisonnant, qu’il n’a jamais développé, contrairement, par exemple, à Tolkien. Cet univers global, qui envelopperait toutes ses nouvelles, est très inspirant pour l’imaginaire. C’est ce qui a poussé beaucoup de continuateurs, dès son vivant, à écrire des nouvelles à la Lovecraft et à enrichir la mythologie lovecraftienne. Lui, il était tout à fait partant, et on voit dans sa correspondance qu’il encourage les gens à écrire et il va jusqu’à parfois réintégrer dans son œuvre des entités créées par d’autres. Après sa mort, cela a continué et cela s’est développé de manière exponentielle. C’est un univers qui n’a pas de limite. D’ailleurs, dans le jeu L’Appel de Cthulhu, plus de la moitié des figures qui y existent ne sont pas inventées par Lovecraft ! »
(O.L.)
Du mardi 15 octobre au samedi 16 novembre 2019
au PointCulture et à la Bibliothèque de Louvain-la-Neuve,
(du mardi au samedi de 12h00 à 18h00)
Place Galilée 9 / 9a
1348 Louvain-la-Neuve