Regards croisés au BAM
La première chose qui frappe est la matière des images. Leur mode d’apparition. Leur texture vivante. Elles ont quelque chose d’organique. Elles respirent sur les murs blancs où elles affleurent pour nous regarder. On dirait des ensembles de mousses-lichens-champignons-levures révélant des formes figuratives au cours de leurs lentes fermentations. De la chair d’images. De la chair en train de fabriquer des images. Cela tient à la technique ancestrale utilisée avec une maîtrise confondante par Marie Van Roey : le feutre. Il est fabriqué en agglomérant poils, cheveux ou laine par la compression, le foulage, l’ébouillantage. Le feutre est isolant, costaud, imperméable. Rien à voir avec le tissage. Les fils tiennent ensemble par pression, compression, fusion. En jouant avec les colorations, l’artiste fait remonter de ces textures, des couleurs, des traits, des lignes, des silhouettes. Elles conservent une part de flou, marque du lointain d’où elles proviennent. Le côté charnel fait écho au long des circuits nerveux où travaille la mémoire. Il y a du corps à corps avec la matière pour que surgissent ces images, à mille lieux des images numériques, autant engendrées par les machines que par l’humain.
C’est cette part d’intériorité matricielle qui émeut dans l’évocation des ouvrières d’un film de Louis Malle. L’ouvrière a été longtemps la part invisible et exploitée de l’économie industrielle. Elle en reste le symbole. La raison en est le peu d’importance que l’on accorde au geste ouvrier, au travail manuel en général. Et, longtemps, la femme a été considérée, sur ce terrain, comme venant « voler » le travail des hommes Qu’elles surgissent là, grâce à une pratique artistique qui sollicite autant l’intervention de la main, contribue à ce que ces images soient si émouvantes. Une connivence entre ouvrière et artiste s’instaure à travers le temps, hier et aujourd’hui, à travers ce que sent et voit la main en malaxant le tissu. Cette dimension plurielle du temps fourmille grâce au « rendu » particulier du feutre.
Sur le mur, cinq femmes nues, assises, de face, dos ou profil. Les corps évoquent des âges indécis, ni jeunesse, ni vieillesse, une certaine maturité. Il est impossible de déterminer en quelle époque se situent ces corps, aujourd’hui, hier, il y a longtemps, ils semblent hétérogènes, associés différents stades de l’évolution humaine. Une permanence féminine à travers les siècles. Elles évoquent, de par leur disposition, l’art pariétal, on songe à la place importante, depuis la préhistoire, que prend la représentation, par les hommes, du corps féminin, que ce soit dans le cadre de rituels, d’interrogations sur la maternité et ses mystères, d’assignations des critères de ce que l’on attend d’une Vénus… Ici aussi, la texture du feutre donne l’impression de femmes-chrysalides qui se réapproprient leur image, qui s’extirpent fibre à fibre de ce qui impose depuis des siècles « l’image de la femme ». Dépouillées et nues dans l’espace et le temps, elles semblent comme dans des cocons, en train de sécréter à partir d’elles-mêmes, leur « chambre à soi » où se réinventer.
Cette façon de « sortir de soi » des images par le travail manuel - par ces gestes de la main fabriquant le feutre où elles vont apparaître peu à peu -, est une expérience physique particulière de la frontière entre les images que l’on porte en soi et la manière de leur donner une forme extérieure. C’est une expérience de passage de frontière entre intangible et tangible. L’art d’accoucher les images. Ce savoir-faire art détermine l’aura subtile et puissante des autres œuvres exposées, non plus en feutre, mais images peintes. La porosité entre l’humain et le non-humain, entre les choses, et les luminescences qui en découlent, indiquant la voie de nouvelles narrations du monde.
Dans la série « Paysage à deux », 18 fois deux êtres se tiennent face à face ou côte à côte. Est-ce la première fois ? Ou la dernière ? Ou des retrouvailles, des recommencements ? Parlent-ils, sont-ils silencieux, se donnent-ils la main ? Sont-ils vivants ou statufiés ? Ils sont loin, difficile d’en avoir le cœur net. Il sont plantés dans un cercle vidé, arène abstraite, vous savez, ce genre de trace circulaire que laissent les extra-terrestres après leurs visites. Le paysage est à la fois chaque fois le même et chaque fois différent. Dix fois des topographies similaires avec des nuances, plus de ciel, forêt plus envahissante, lac plus grand, plus ou moins de nuages, différences dans la silhouette des lointains montagneux. L’atmosphère est, elle, à chaque fois, complètement singulière, du point de vue des couleurs, lumières et ombres. Cela étant déterminé par le rapprochement entre les deux êtres aperçus, là au centre, et l’alchimie de l’intersubjectivité qui s’opère entre eux. Rayonnement de la manière dont leurs échanges absorbent le paysage naturel et le métamorphose en paysage intérieur, écologie des émotions.
« Bassecour » surprend par la simplicité du thème, son dénuement apparent, et l’audace finalement d’un certain décalage. Des poules, des canards, des coqs, des moutons, dans leur socialisation animale ordinaire. Il n’y a pas d’humains. D’ailleurs, les limites des enclos sont vagues, approximatives, brouillées. Et puis, en se familiarisant avec les toiles, en s’y perdant, en s’y oubliant – en se défaisant du regard habituel, fabriqué par l’éducation -, une drôle d’idée germe : voilà une bassecour peinte par ses habitant-e-s, les animaux eux-mêmes ! Alors, ces sujets « ordinaires », « banals » et traités de façon presque classique – peinture, toile, figuration – basculent dans autre chose, aussi excitant qu’un recommencement de la peinture. Une autre façon de voir. Profondément. Comme en parle Jean-Christophe Cavallin dans son « écologie du récit » : pas simplement un regard différent « sur » les choses, mais « avec » les choses, « depuis » leur point de vue, leur façon de nous regarder. Finalement, c’est cela, depuis ces toiles d’herbes folles avec volatiles et moutons domestiques, quelque chose nous regarde. Qui insiste et réenchante notre imagination. Regards croisés…
Dans « Terrain de jeu », qu’il s’agisse de foot ou de basket, le ballon est avant tout ce qui relie les corps et les esprits. En passant des un-e-s aux autres, en organisant mouvements, déplacements, complicité et rivalité. Le cadre est celui de parcs publics. Les joueurs-euses y délimitent une aire temporaire d’activité. A l’écart de tout, dans un temps parallèle. Les silhouettes qui se donnent au jeu, à fond, se fondent dans l’instant et l’espace, absorbent lumières, formes, chaleur, odeurs, les partagent entre eux, les réfléchissent à nouveau vers le cosmos. De ces instants isolés de tout où l’on se démène sans compter, gratuitement, pour un but chimérique et éphémère, émanent une mélancolie enivrante. On y a tout oublié, on est passé en quelque sorte de l’autre côté. Après, il faut revenir, ce ne sont déjà qu’expériences volatisées, souvenirs. Jeux de fantômes qui s’activent entre passé, présent et futur, comme pour les réunir…
Pierre Hemptinne
Marie Roey. Regards croisés
BAM (Mons)
Du 18/12/2021 au 30/01/2022
Site de l’artiste
https://marievanroey.cargo.site