Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Pointculture_cms | focus

Trompette et racines

Julien Creuzet.jpg
Nommé au Prix Marcel Duchamp, Julien Creuzet dialogue avec la musique de Jacques Coursil. Trompette-poème bien utile en ces temps qui cherchent de nouveaux fils narratifs pour inventer un futur en commun.

Sommaire

Trompette et indicible

Dans l’espace d’exposition de Julien Creuzet, finaliste du Prix Marcel Duchamp, en même temps que saute aux yeux formes et couleurs hétérogènes, c’est un son, une musique qui capte l’attention. Et qui me revient, je ne l’avais plus écoutée depuis des années. C’est la trompette de Jacques Coursil, si particulière. Si singulière, reconnaissable entre toutes, et en même temps si familière, si empathique, comme si elle intégrait à son fil narratif les histoires cachées, tues, de ceux et celles qui traversent ses ondes. Elle déboule, déambule, à la manière dont aucune vague ne ressemble à une autre tout en contribuant au flot incessant du lointain horizon vers le sable le plus proche, s’épuisant, s’évanouissant, renaissant, hypnotique. Et, dans cette marée, le souffle de Coursil dessine des dérives, des îles, des criques, des temps morts, des silences, des écumes, des présences latentes. Comme une pensée en train de donner corps à son cheminement en fonction des matériaux, des appuis et des résistances qu’elle rencontre, agrège, contourne, transforme. Comme une langue qui saisirait ce qui lui échappe, qu’elle n’a jamais réussi à codifié, formulé, mais qui la fait langue, pourtant, et le donnerait à entendre en fredonnant.

Julien Creuzet 2.jpg

Peau neuve

La trompette chante, là, image sonore multidirectionnelle qui s’épanche et coagule peu à peu dans l’espace. Se retire, puis revient. Des sonorités spectrales, réfléchies. Aspirations et exhalaisons mêlées, flux et reflux fusionnés, l’avancée et le recul inventant une motricité paradoxale. Un instrument qui cherche à se déprendre d’une histoire pour en inventer une nouvelle. La respiration musicienne use de l’instrument de musique, de son embouchure, pour construire un phrasé qui exécute un va et vient continu, va chercher dans le passé les images de la barbarie coloniale et les jette sur nos rivages, en pleine lumière. Voilà, c’est avec ça qu’il nous faut re-construire. Et qui nous lie, que l’on soit pour ou contre. Qu’on le veuille ou non. Une trompette pour faire peau neuve, distiller la musique d’une mue, de l’éveil à de nouvelles corporéités, déjouant les mémoires partisanes englués dans les « grands récits » blancs. Cherchant l’au-delà, ailleurs, la liberté, en esquissant à tâtons d’autres géométries du problème. Rigoureusement. En puisant dans les pensées, les mots, les images qui ont secoué et déconstruit l’histoire coloniale. Fanon. Césaire. Glissant. Bien d’autres. Une musique fleuve qui va de l’avant tout en remontant aux sources pour explorer de nouveaux départs. Réconcilier sans oublier, voilà comment se forge ce timbre d’entre deux mondes, cette tonalité d’une apesanteur mélancolique. Réconcilier sans rien oublier pour se rendre capable d’amorcer des recommencements. C’est une musique chrysalide d’où s’éveillent, s’extirpent de l’assujettissement et se déplient les nervures d’un imaginaire décolonisé. Fragile. Il ne s’agit pas vraiment de réparer, il n’y a pas de réparation pour un tel crime innommable. Mais de ce saccage, des savoirs sont nés et apportent des ressources d’imaginaires, de quoi remédier aux « raisons » occidentales qui ont exténué la planète, dilapidé la biodiversité.

Julien Creuzt 4.jpg

Boucles et revenants

La musique envahit donc l’espace, en boucle, trompette épurée et complexe, ligne sinueuse et miroitante, patinée, claire et sombre, résultat de l’épopée peu banale de ce martiniquais engagé, au plus près des luttes de libération en Afrique, aux USA, en Europe, familier du free jazz, explorateur d’écritures et d’esthétiques laboratoires, linguiste et philosophe des mathématiques, initiant une organologie de confluences et convergences où techniques et conceptions ne sont pas opposées, où réflexions et pratiques ne relèvent pas de registres différents, où le corps et l’esprit ne forment pas antinomie, où l’humain ne se place pas au-dessus de la nature. Une musique carrefour. Pleine de revenances et de visions de ce qui vient. Une force éolienne de bifurcations. Une musique-émotion, immédiate, qui évolue tout en théorisant une écologie musicale, attentive aux différences de rythmes et de temporalités, une musique qui donne à entendre, à partir d’une pensée non occidentale du tout monde, « le temps long, le temps profond de l’histoire de la planète ou de l’évolution des espèces qui la peuplent et le temps court d’une iconomie globalisée qui contribue à bouleverser leurs équilibres. » (Peter Szendy, « Pour une écologie des images ») Dans la tension entre ces temporalités, le temps court est celui de l’accélération néolibérale basée sur les impératifs de la croissance, de la consommation effrénée dont la contagion est confiée à l’« iconomie », référence à l’économie des icônes et de l’information que Michel Voile a défini plus précisément comme " société dont l’économie, les institutions et les modes de vie s’appuient sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et de l’Internet. " (cité par Wikipédia).

Julien Creuzet 3.jpg

Plasticités nerveuses polyvalentes

Dans cette salle de Julien Creuzet, grandi en Martinique, l’atmosphère sonore et les surgissements visuels forment une matrice pour échapper aux biais aliénant de cette iconomie – dernier avatar colonial - et retrouver une puissance d’agir et d’imaginer à partir de « mises à nu » surprenantes. A partir des restes, des vertiges, du « laissé pour compte », de tout ce que le dominant a rejeté et dans les fibres de quoi subsistent des énergies inventives à ranimer. Quelque chose de vierge émane de l’ensemble de ce que propose l’artiste. C’est profus, hétérogène, et gangrené par tout ce qui constitue la sixième extinction. Cette gangrène, là, comme inversée. Le moindre matériau est hanté par ça, rongé par cette exténuation, et en même temps cherchant à y échapper, libérant des cellules inventives de reconstruction, organisant des modules d’agencements salutaires. Comme après un tourbillon, des déchets plastiques, des coquillages, des tissus, des bribes végétales, des vestiges culturels, des statuettes fétiches, des cordes, des fruits, les traces d’une civilisation brisée par le colonialisme et l’extractivisme se trouvent imbriquées, enchevêtrées, inventant chaque fois une hybridation à partir de quoi un récit peut renaître, s’enraciner. Chaque sculpture émerge en colonne vertébrale plurielle, en système nerveux polyvalent et se nourrit des sons qui processionnent, des poèmes écrits sur le mur, « nous étions l’existence après une longue/suffocation », des références de livres qui courent dans l’imaginaire plasticien global de Julien Creuzet, autant de fantômes qui se rassemblent et se proposent de porter secours., tout ce avec quoi, à tout instant, on pense, on sent, on respire. Les sculptures aussi agrègent temps long, temps profonds, temps brefs, passé, présent et futur. « Un avenir totalement inédit, ça n’existe pas. » (Didi-Huberman) Une vidéo montre un organisme addict aux idées qui lui permettront, à partir de toute une littérature panafricaine métabolisée, de propager des récits « bifurqués » de ce qui vient. On le voit extraire sans cesse de ses tripes les livres qui forment une constellation de pensées pour panser/penser le monde. La main plonge dans les entrailles, se saisit d’un ouvrage-organe, l’extirpe, le tend à qui veut, qui passe par là. Rêve de contagion rédemptrice.


Interview de Julien Creuzet, Centre Pompidou


Danse des racines plurielles

Les œuvres de Julien Creuzet dansent avec la musique de Jacques Coursil. Une danse hésitante, à tâtons, danse rituelle précédant tout recommencement. Ca tangue, ça chaloupe, un peu arythmique. Nomade et enracinée. Située et errante. Musique et plasticité creusent, fouillent et retournent l’air et la terre de l’enracinement, de « façon à rendre à rendre visible ne serait-ce qu’un segment du grand réseau radiculaire et complexe en quoi consiste la pluralité des racines. » (Didi-Huberman, 119) Ca métaphorise dès lors de nouvelles formes d’enracinement à partir de quoi recommencer la relation avec les choses du monde. Prenant le contre-pied des crises identitaires qui dominent l’agenda politique, instrumentalisées et exacerbées par la crise migratoire et qui mettent en avant le principe d’une racine unique et excluante (selon la philosophie heideggérienne), la musique de Coursil et la plasticité de Creuzet convoquent les « racines plurielles », nécessairement plurielles et de passage, renforcent la « pensée de la multiplicité des sources ». « Personne n’a une racine. Nous avons tous – sans les posséder – des racines plurielles et, le plus souvent hétérogènes. C’est une évidence pour tout historien, tout archéologue ou tout anthropologue, mais c’est un cauchemar pour tout théologien, pour tout métaphysicien ou pour tout nationaliste. Non seulement les sources sont plurielles, mais encore elles sont, par définition, impures, fluides et mouvantes. » (Didi-Huberman, 118) C’est ce chatoiement de l’impur-fluide-mouvant-pluriel que partage la plasticité organique, tridimensionnelle, de l’œuvre de Julien Creuzet, autant de ressources qui nous seront de plus en plus utiles.

Pierre Hemptinne

Exposition Prix Marcel Duchamp 2021
Centre Pompidou (Paris)
Les nommés
6 oct. 2021 - 3 janv. 2022


Jacques Coursil/Frantz Fanon

Jacques Coursil, 2018, Théâtre Berthelot

Classé dans