« Facebookistan : si Facebook était un État, il serait le plus puissant du monde. »
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Facebook n'a pas été créé pour être une entreprise. Il a été construit pour accomplir une mission sociale - pour rendre le monde plus ouvert et connecté. — Mark Zuckerberg
Facebook face aux critiques
Parmi les géants du Web regroupés sous l’acronyme GAFAM (aussi « The Big Five » ou « The Five » avec un faux air de club privé), Facebook figure en bonne place aux côtés de Google, Apple, Microsoft et Amazon. À ce titre, le plus célèbre des réseaux sociaux se voit gratifier non pas d’une, mais de deux entrées sur Wikipedia. La première, page de référence, recense les informations ayant trait à l’histoire et au succès de l’entreprise depuis sa création en 2004. La seconde, à peine moins longue, se concentre sur les critiques et les polémiques dont la compagnie fait l’objet. Le nombre de points litigieux peut impressionner, ils n’en sont pas moins, pour une grande part, communs à tous ceux qui tirent profit de leur position sur Internet. Evasion fiscale, (non)respect de la vie privée, conservation illicite des données, censure : rien de plus banal dans le paysage de la Toile et rien de bien neuf pour qui connaît un peu le fonctionnement des cookies et les pouvoirs insidieux de l’algorithme.
Ces accusations n’atteignent pas forcément leur cible
dans la mesure où elles visent des individus qui, héritiers du hacking et libertariens convaincus, valorisent les libertés individuelles au détriment des instances de contrôle et de régulation considérées comme frein à la réussite, rare critère de
jugement auquel ils se montrent sensibles. Une compagnie aussi puissante que
Facebook, soucieuse de son image, peut se montrer attentive aux critiques (parfois
sources d’innovations) et, tout en feignant de rester proche et à l’écoute,
conserver une distance de sécurité avec les utilisateurs, ne pas même
dissimuler sa prétention à dominer le débat.
N’hésitant pas à déroger au
culte de la transparence qu’ils érigent en instance morale, sorte de dérivé du
panoptique stipulant que se montrer à tous encourage à devenir meilleur, il en
faut beaucoup pour que les hauts responsables de l’entreprise condescendent
à rendre compte de leurs actes, beaucoup plus que les sollicitations d’un
journaliste. Depuis Michael Moore, c’est devenu un cliché récurrent dans les
documentaires. L’équipe de tournage fait irruption dans le lobby d’un immeuble
abritant l’un ou l’autre directeur de la société, le journaliste demande à
l’hôte ou à l’hôtesse d’accueil de pouvoir s’entretenir avec le chargé de
communication, requête qu’il s’est déjà vue refusée par téléphone, poliment, on
lui répond que c’est impossible, voilà qui est bien embarrassant, le
rendez-vous doit être pris par téléphone, enfin, la sécurité débarque,
direction la sortie. Et tandis que les uns parlent de complot, les autres rejettent
la faute sur les enquêteurs au prétexte que, victimes de coupures et de
montages fallacieux, ils refusent désormais de figurer dans des vidéos où leurs
propos sont systématiquement déformés.
Ce qui est sûr, c’est que Facebook doit
aussi son succès à la maîtrise de son image. La propagande née avec les mass
media n’a jamais cessé de raffiner ses techniques. Dans l’esprit de la Silicon
Valley, elle prend les dehors d’une profession de foi. Démocratie et liberté de
parole sont les éléments de langage qui figurent dans toutes les prises de
parole de Mark Zuckerberg. Sur les traces de Steve Jobs, le fondateur de
Facebook se donne des allures de sage humaniste et philanthrope. Certains suggèrent
qu’il
pourrait un jour prochain se porter candidat à la présidence des États-Unis.
Mais,
aussi efficace soit-elle, cette force de persuasion ne serait rien sans une
politique de rachat offensive affichant, sur son tableau de chasse, les
plateformes concurrentes WhatsApp et Instagram. Ces acquisitions permettent à
la compagnie de maintenir son offre gratuite, base solide sur laquelle viennent
se greffer des services payants et des espaces publicitaires extrêmement
rentables.
Facebookistan, un documentaire de Jakob Gottschau
La question n'est pas : Que voulons-nous savoir sur les gens ? Elle est : Qu'est-ce que les gens veulent nous dire d'eux-mêmes ? — Mark Zuckerberg
Convaincu du rôle positif que Facebook peut jouer en
tant que contre-pouvoir dans certaines parties du monde, Jakob Gottschau
n’avait pas, à l’origine, l’intention de tourner un documentaire à charge. Le
projet est né d’une commande de la télévision danoise :
« Entre 2011 et 2013, j’ai réalisé plusieurs séries sur l’usage des réseaux sociaux dans des pays en développement comme la Chine, l’Égypte ou le Cambodge. L’idée était de montrer combien Facebook – et les réseaux sociaux en général – était un outil très pratique et démocratique pour ces populations qui pouvaient enfin s’exprimer sur le Web. Au départ, j’étais donc très enthousiaste par rapport au sujet. Puis je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de cas de censure. J’ai donc commencé à investiguer pour savoir comment était gérée la politique de censure sur Facebook, par qui elle était mise en œuvre, etc. Finalement, j’ai été confronté à mon propre enthousiasme. Je pensais que les réseaux sociaux étaient fantastiques alors que pas tant que ça. » (Et si Facebook était un État ? Joséphine Christiaens, Paris Match.be, 17/03/17)
En une heure, Jakob Gottschau tente donc d’interroger les aspects plus sombres du réseau social. Seulement plutôt que de mener la réflexion plus loin et de replacer Facebook au cœur du système global d’exploitation que représente Internet, le réalisateur personnalise son indignation en filmant le combat mené par un avocat autrichien, Max Schrems (photo ci-dessus), sur le terrain de la collecte des données. Cette approche est commune à deux autres documentaires récents : Democracy de David Bernet, avec l’entrée en scène d’un autre acteur-clé de la défense de la vie privée, le député vert allemand Jan Philipp Albrecht, et Citizenfour, la chronique exceptionnelle de l’affaire Snowden réalisée par Laura Poitras. Projet pour lequel la militante américaine n’avait pas hésité à se mettre elle-même en danger en suivant l'informaticien heure par heure, au moment où il s’apprêtait à divulguer les preuves d’une opération de surveillance massive mise en place par son employeur, la NSA.
À l’instar de Snowden et de Jan Philipp Albrecht, Max Schrems est encore un jeune homme lorsqu’il décide d’intenter un procès à Facebook pour infraction aux règles de protection des données personnelles. En 2011, après avoir demandé et obtenu que l’entreprise lui transmette une copie des informations le concernant, il constate que, sur un total de 1200 pages correspondant à trois ans d’activité sur le site, tout a été conservé. Publications, messages privés, demandes d’amis : tout, y compris ce qu’il croyait avoir supprimé. Le procès que Max Schrems intente à Facebook court sur plusieurs années et connaît de multiples rebondissements. La dernière saison de ce qui ressemble irrésistiblement à une série américaine survient après l’affaire Snowden. Les révélations de ce dernier sur les agissements de la NSA via le logiciel PRISM incitent en 2013 l’avocat autrichien à renouveler sa plainte contre Facebook, mais aussi contre Yahoo !, Apple, Skype et Microsoft au motif que ces sociétés livrent des informations au renseignement américain. Le procès, initié en Irlande (siège européen de Facebook) aboutira, en 2015, avec l’appui de la Cour de justice européenne, à la publication de l’accord « Safe Harbor » qui impose un cadre contraignant au transfert des informations de l’Europe aux États-Unis.
S’appuyant sur le témoignage de Max Schrems, le
documentaire retrace les grandes étapes du procès. Pour étayer les propos de
l’avocat, Jakob Gottschau convoque divers spécialistes d’Internet et des médias.
C’est à Rebecca MacKinnon, auteur du livre Consent of the Networked, que
le journaliste emprunte le terme Facebookistan.
Le néologisme souligne la puissance de Facebook qui, à ce jour, comptabilise
plus de 2 milliards d’utilisateurs, ce qui en fait l’État le plus peuplé de la
terre. L’entreprise édicte ses propres règles et principes auxquels les
utilisateurs sont tenus d’obéir sous peine de se voir sanctionner. Mais la
masse écrasante de ses utilisateurs fait-elle de Facebook un lieu démocratique ?
Le double tranchant de la liberté d’expression
Mais je tiens à vous dire qu'il ne suffit pas de trouver un sens à votre vie. Le défi pour notre génération est de créer un monde où chacun trouve sa raison d'être. Le sens génère ce sentiment d'appartenir à quelque chose de plus grand que soi, d'être utile et de devoir travailler pour quelque chose de meilleur pour l'avenir. — Mark Zuckerberg
Tôt ou tard la promesse de la liberté d’expression finit toujours par se heurter à la nécessité de modérer la parole publique. Entre tous, ce dilemme est certainement le plus compliqué à départager. C’est le chapitre le plus poignant du documentaire. D’une part, on apprend sans grande surprise que l’évaluation des contenus est confiée à un groupe de personnes travaillant dans la solitude pour un salaire de misère. Les montants versés dépendent de la vitesse de modération : les plus rapides sont les mieux payés. De fait, les images défilent à toute allure, un simple clic suffit à supprimer un contenu gênant. Les modérateurs eux-mêmes le reconnaissent : pris par le temps (0,9 image / seconde), ils ne sont pas à l’abri de l’erreur.
Cette exigence de rendement ne fait que s'ajouter à la dureté d'un travail accompli dans la solitude. Les modérateurs étant tenus au silence par un contrat de confidentialité, leur témoignage, sous le couvert de l’anonymat, démontre à quel point l’entreprise trahit ses propres prétentions à prendre soin de ses employés. Les bureaux de Facebook ne ressemblent pas tous à ce lieu de rêve peuplé d’hommes et de femmes à la plastique irréprochable, the smartest people in the world dont le site fait la publicité. C'est pourtant une lourde responsabilité que de juger de la moralité des contenus.
Car ce qui ressort de ces témoignages, c’est aussi l’immense somme de violence et d’abjection qui se déverse sur Internet à toute heure du jour et de la nuit. C’est ici que la liberté d’expression rencontre ses limites. Sur ce volet la duplicité de Facebook est à son comble.
Faisant peu de cas de ses modérateurs, l'entreprise trahit le fait qu'elle se soucie moins des contenus haineux que de ceux qui vont à l'encontre de ses propres intérêts. Que ce soit par la chasse qu’elle mène contre les traces graphiques de sexualités diverses ou l’éviction de mouvements politiques insurrectionnels, elle se montre garante d’un conservatisme et d’un puritanisme qui n’ont rien de surprenants, du moment que les discours universalistes et humanistes dont elle s’enveloppe ne jettent plus un écran pudique devant son pragmatisme commercial.
En plus de la modération de contenus, Facebook se
réserve aussi le droit de faire le tri parmi ses utilisateurs. Ceci rentre
évidemment en conflit avec les prétentions de la compagnie à développer un
espace démocratique garantissant la liberté d’expression de chacun. Et c’est
avec un arbitraire certain que, derrière la loi dite real-name policy (proscrivant l’usage des pseudonymes et des alias
qui, de fait, présentent un canal d’expression privilégié pour les discours
haineux) Facebook évacue les comptes qui dérangent. Sont visés les activistes,
les victimes de violence, les membres de la communauté LGBT – autant d’individus
qui, pour des motifs qui leur appartiennent, choisissent ne pas communiquer
leur identité juridique sur la Toile. Or, c’est parfois à cette seule condition
qu’ils peuvent s’exprimer. Qu’il soit d’ordre économique, politique ou
existentiel, le bannissement de Facebook est alors vécu comme un véritable
drame.
Réseaux alternatifs
L'interconnectivité est un droit humain. — Mark Zuckerberg
Avec son format relativement court, le documentaire de
Jakob Gottschau ne passe pas en revue, comme le font de nombreuses autres
publications (voir, par exemple, cet
article), tous les problèmes soulevés par le fonctionnement
de Facebook. Citons celui des bulles à filtre (sorte d’entre-soi intensifié par
des algorithmes spécifiques), marronnier qui ressurgit à chaque élection, et
plus généralement, celui de la désinformation, chapitre qui, au même titre que
celui de la modération, demanderait un traitement particulièrement nuancé. Sur
le terrain de la psychologie et de la sociologie, il aurait pu être question de
l’influence de Facebook sur le cerveau des adolescents, et sur celui des
adultes, influence se traduisant par exemple par l’aggravation des symptômes de
la dépression et d’anxiété. Enfin, sur le terrain juridique, des techniques de
profilage qui visent également les internautes non inscrits valent
au réseau de multiples condamnations, le montant des
amendes ne semblant toutefois pas devoir dissuader l’entreprise de poursuivre
sur cette voie qui d’ores et déjà se prête à une double récupération,
commerciale et politique. Pensons à l’exemple
de la Chine, pays pour lequel Facebook s’est dit prêt à
développer un logiciel de censure répondant aux exigences de l’État. Ou encore tout récemment, au relais involontaire que la compagnie a fourni à l'influence russe pendant la campagne présidentielle américaine.
Ce serait pourtant faire injure à la multitude de ses utilisateurs que de ne pas évoquer les innombrables avantages qu’un réseau social de cette ampleur peut offrir au monde. Mais plutôt que de rendre grâce aux vertus éternelles de l’amitié proche ou lointaine et de remercier Mark Zuckerberg de se porter garant d’une parole libre et vertueuse, il faudrait, hélas, encore ajouter que le plus gros enjeu aujourd’hui n’est peut-être pas celui de la surveillance mais celui de la prise de contrôle technologique de l’attention. « Définissons-nous encore ce à quoi nous voulons prêter attention ? Ou est-ce que ces technologies décident à notre place ? » La question est posée par James Williams, ex-employé de Google aujourd’hui engagé dans le développement d’un Internet éthique et promoteur du concept « Ethics by design ». Ce qui inquiète le chercheur, ce sont les moyens techniques mis en œuvre par le réseau social pour rendre ses utilisateurs accro…
Il existe bien entendu des alternatives éthiques à
Facebook. Créé en 2016 par Eugen Rochko, un jeune Allemand de 24 ans, Mastodon
(voir la mascotte ci-dessus) présente le double avantage d’être à la fois un service et un logiciel. Cette caractéristique lui permet d'être téléchargeable et appropriable par chacun. Libre à l’utilisateur de partager son instance (version personnelle du logiciel) ou
d’en réserver l’accès. Avec son format assez proche de Twitter, c’est donc une plateforme
libre, open source et décentralisée. Les adhérents sont déjà au nombre de
plusieurs dizaines de milliers. D'autres alternatives existent : Diaspora, Friendica...
Et si regarder son téléphone n’était qu’un mode d’être par défaut ? C’est le postulat à l’origine de Binky. Binky, c’est le mot anglais pour doudou ou tétine si vous préférez. C’est aussi le nom de l’appli développée par Dan Kurtz, l’appli révolutionnaire qui ne fait rien ! Ici, je laisse le mot de la fin à Xavier de La Porte dont les chroniques quotidiennes sur France Culture nous manquent déjà :
« Le principe de Binky est à la fois très simple et très profond. Il s’agit d’un réseau social sans sociabilité, d’une plateforme de partage ou où ne partage pas, d’un lieu d’expression où l’on ne s’exprime pas. Binky, c’est rien. Un réseau social Potemkine. Quand vous ouvrez l’application, Binky vous propose une interface qui pourrait ressembler à Instagram. Des photos arrivent. Mais elles ne proviennent de personne, elles ont été choisies par hasard dans Twitter, Facebook, Instagram… Vous pouvez “binker”, mais ça n’a aucune conséquence, personne ne le verra. Vous pouvez partager si vous voulez, mais personne ne le recevra ce lien, étant donné que vous n’êtes en lien avec personne. Vous pouvez commenter, mais quoique que vous écriviez, c’est la machine qui générera automatiquement un commentaire avec plein de “wonderful” et de hashtags. Mais de toute façon, personne ne verra ce message. Car l’application ne garde rien. Binky, c’est donc la réduction de l’acte numérique à sa gestuelle pure, sans qu’il n’y ait plus aucun contenu. “C’est le plaisir de tapoter, de scroller, de liker, de commenter, mais sans "la charge du sens", comme le dit un journaliste de the Atlantic. Absurde me direz-vous. Pas tant que ça si on n’y réfléchit bien. Ce même journaliste a toute une théorie qu’il va puiser dans Marshall Mac Luhan, considérant que Binky est une application radicale de la fameuse phrase de Mac Luhan “the medium is the message”. Mais plus simplement Binky, ce serait comme une cigarette électronique sans nicotine, ou alors comme une tétine, pour reprendre l’analogie de de Kurtz qui pose néanmoins la question : “une tétine n’est-elle qu’une parodie ?” » (Pour un réseau social vide et sans personne, La Vie numérique, Xavier de La Porte, 14/06/17).
Catherine De Poortere
Le documentaire sera projeté
le mercredi 10 octobre 2017 à 20h
au Centre culturel Le Fourquet
15 Place de l'Église
1082 Berchem-Saint-Agathe
Invité : Jeremy Grosman, doctorant en philosophie à l'Université de Namur
"De l’âge de l’accès à l’âge de la mesure / Replacer le numérique dans une histoire des techniques et technologies" : conférence de Jeremy Grosman à PointCulture le 19/01/2016