Femmes et rebelles
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James Dean ivre, en pleine rue, allongé à même le sol : c’est sur cette image que s'ouvre La Fureur de Vivre et, par la même occasion, la grande lignée du film adolescent, ou teen movie. Dès le milieu des années 1950, et dans les décennies qui suivent, les attributs des jeunes en colère seront semblables à ceux de ce tout premier film : les cris, la violence, l’opposition à l’ordre établi, mais aussi les voitures, la vitesse caractériseront les personnages adolescents et rebelles au cinéma. Il faut néanmoins se rendre à l’évidence : dans la majeure partie des films qui nous viennent à l’esprit lorsque nous pensons “jeunes et en colère”, les personnages principaux sont des hommes. Les femmes ne sont pas entièrement absentes, mais elles sont souvent réduites au rôle d’intérêt amoureux, de petite amie, de fille à conquérir et à impressionner. Rares sont les films qui mettent en scène des jeunes femmes rebelles et surtout, indépendantes.
L’une des raisons de la quasi absence des jeunes femmes rebelles dans les fictions du XXe siècle tient peut-être en partie d’un fait social. Dans un article intitulé « L’adolescence est-elle soluble dans la ville ? » (2008), Alain Vulbeau relève le fait suivant : il est difficile pour les adolescents et les jeunes adultes de trouver leur place dans un espace urbain qui n’offre que peu de lieux qui leurs sont destinés. Dès lors, il ne leur reste comme possibilité que celle de s’approprier les espaces restants : des espaces en marge, sans usages précis ou à usages multiples. Parkings, cages d’escaliers, friches, terrains vagues, sont autant d’espaces qui sont investis par les adolescents, dans la ville comme dans la fiction. Mais ces espaces publics que s’approprient les jeunes sont-ils vraiment mixtes ?
Si les femmes sont traditionnellement plutôt associées à la domesticité et à l’espace privé, retenues à la maison par leurs parents ou par les normes sociales, ou simplement moins prises en compte dans l’aménagement de l’espace public, cela explique probablement la moindre proportion de personnages d'adolescentes fortes au premier plan. — Marion De Ruyter
De plus en plus de films centrés sur des adolescentes ou des jeunes femmes fortes et rebelles sont néanmoins apparus sur les écrans au cours des dernières années, habités de personnages revendiquant leur droit à la rébellion, et s’éloignant surtout de plus en plus des stéréotypes de genre qui collent encore à la peau des personnages féminins. Ce sont ici quelques cas de figure, quelques exemples parmi beaucoup d’autres, aussi bien dans la fiction que dans le documentaire, dans les séries que dans les films.
1. La colère brute
The End of the F***ing world, c’est l’histoire de la fuite de deux adolescents, une fille et un garçon, en dehors d’un monde qui a fait d’eux des êtres en marge – James, se présentant comme un psychopathe, souhaite tuer un être humain, lassé qu’il est de massacrer des animaux, quand il croise le chemin d’Alicia, qui souhaite fuguer. Alicia et James forment un duo mal assorti : associés malgré eux, tous deux promènent avec eux leurs traumas, leurs histoires familiales compliquées tout au long de ce road trip teinté d’humour noir. La particularité de ce duo, c’est l’inversion des rapports de genre et des rapports de force. Alicia mène clairement la danse : renfrognée, colérique, butée, elle prend les décisions pour le binôme. James quant à lui est davantage mesuré dans ses réactions. Loin d’être personnage insipide, c’est un personnage qui, malgré ses abords froids, privilégie l’écoute, le compromis, l’attention à l’autre, une posture traditionnellement considérée comme plutôt féminine, les femmes étant encore plus associées au care que les hommes, particulièrement dans le cadre des relations interpersonnelles et amoureuses.
La force de cette série, c’est de ne pas inverser les rôles de manière évidente, grossière, mais plutôt de proposer des représentations qui s’éloignent des stéréotypes avec subtilité : faisant face à un monde adulte caricatural, violent, les caractères de James et Alicia sont complémentaires, les normes sont discutées – en témoigne la fuite d’Alicia lors de son mariage, alors qu’il s’agissait à l’origine d’une décision qu’elle avait prise elle-même, traitée avec humour. Alicia est un personnage qui s’autorise à être butée, à être brutale, à exprimer une colère souvent sans but précis : une “rebel without a cause “, comme le dit le titre original de La fureur de vivre.
Dans le film Les Combattants de Thomas Cailley, c’est Marguerite, jouée par Adèle Haenel, qui embarque avec elle Arnaud dans une préparation militaire qu’elle pense nécessaire pour survivre à la fin du monde qui est, selon elle, proche et inéluctable. Arnaud est présenté comme réservé, un peu suiveur. Marguerite est brutale, déterminée, et parfois franchement tête-brûlée. A l’inverse des personnages féminins qui doivent souvent user de patience, de malice, de séduction pour arriver à se faire entendre, Marguerite fonce dans le tas et se soucie assez peu des dommages collatéraux.
Au-delà de toute discussion sur le bien-fondé des actions de Marguerite et de la légitimité de ses actions, c’est la représentation d’un personnage féminin fort et déterminé, et plus largement d’un duo homme-femme qui redistribue – comme dans ‘The End of the F***ing World’, sans caricature – les rôles genrés, qu’il convient de souligner. — M. D. R.
2. S'approprier les lieux
Je danserai si je veux de Maysaloun Hamoud raconte le quotidien de trois jeunes femmes qui partagent un appartement à Tel Aviv, les liens qui se tissent entre elles, leurs différents et leurs combats personnels. Dans cet appartement vivent Leila, qui refuse l’idée selon laquelle elle devrait appartenir un jour à un homme, Salma, qui est en couple avec une autre femme, et Nour, studieuse, réservée et récemment fiancée. Le film s’ouvre sur l’arrivée de Nour, que tout oppose à ses colocataires.
L’appartement, le lieu de vie partagé, est fondamental dans ce film. C’est ce qui rassemble les trois personnages. C’est aussi un lieu de vie, un lieu où l’on partage les soucis, les colères et les joies. C’est le lieu où l’on rentre, le chez-soi, où l’on peut être soi. C’est parfois un lieu de fête, parfois un lieu de repos. Et c’est pour chacune la possibilité d’avoir sa propre chambre et de vivre sa vie comme elle l’entend. A Room of One’s Own de Virginia Woolf, que Marie Darrieussecq traduit par “Un lieu à soi”, c’est cette idée qu’une femme a besoin de ce lieu à elle, à la fois espace et temps personnels, pour se réaliser. C’est ce que sont finalement cet appartement et ces chambres pour Nour, Leila et Salma : un lieu à soi pour conserver sa liberté ou commencer à s’émanciper.
Loin d’être piégées dans un film en forme de huis-clos, les trois filles ne se contentent pas de l’espace domestique : elles prennent aussi possession de l’espace public. — M. D. R.
Le monde de la nuit appartient à Leila et Salma, que ce soit dans les fêtes, ou dans la voiture, cette bulle dans laquelle elles traversent la ville, tout à la fois cocon et outil d’indépendance.
C’est dans cette voiture que se déroule l’une des scènes les plus puissantes du film, celle qui cristallise l’émancipation de Nour. Victime d’un fiancé abusif, elle décide, avec le soutien de ses colocataires, de rompre les fiançailles. Elles attirent le fiancé dans un parking sous-terrain - lieu souvent lié aux règlements de compte entre voyous, entre bandes rivales, un lieu presque systématiquement vu comme hostile aux femmes - afin que Nour puisse se confronter à lui. Les trois filles font bloc, et cette scène est une puissante démonstration de sororité, dans un environnement dans lequel on représente plus souvent les femmes comme des victimes que comme des guerrières, et qu’elles ont su tourner à leur avantage.
Le film se fait l’écho d’une réalité pour beaucoup de jeunes femmes déterminées à exister en dehors des schémas qu’on leur impose : résister, s’affirmer, c’est s’unir et occuper le terrain.
Autres exemples de films mettant en scène des bandes de filles et des histoires de sororité : Foxfire, confession d’un gang de filles, Mustang
3. Trouver sa place dans un monde d’hommes
Le documentaire Anaïs s’en va-t’en guerre, de Marion Gervais, dépeint avec justesse la difficulté pour une jeune femme de se faire sa place dans un monde d’hommes. Anaïs, la vingtaine, est une jeune agricultrice qui se lance dans la culture de plantes destinées à l’herboristerie. Le film s’ouvre sans détours sur la colère d’Anaïs, qui se retrouve dans une situation difficile car la municipalité ne l’aide pas : pendant plusieurs minutes, Anaïs énumère les raisons de son énervement, pendant que la caméra de Marion Gervais enchaîne les gros plans sur le visage et sur ses mains d'Anaïs qui arrachent des herbes, car désherber la « détend ». Le ton est donné : Anaïs est en colère, et si elle oscille parfois entre l’envie de tout lâcher et celle de se battre, elle n’a en tout cas rien de docile.
Évidemment, l’agriculture n’est pas un métier facile, mais ce que met Anaïs en évidence, c’est qu’en tant que femme, il faut en vouloir au moins deux fois plus pour y parvenir. Dans la serre, pendant qu’elle trie ses plantes, Anaïs explique à quel point, depuis le début de son aventure, les hommes ont tenté de la dissuader : dès le début de sa formation, elle a ainsi dû faire face à des remarques lui spécifiant qu’elle n’avait “pas sa place” dans les champs, parce qu’elle est une femme, parce qu’elle est jolie, parce qu’elle est jeune.
Mais sa colère, son obstination, font sa force. Le documentaire suit pendant deux ans son parcours, jusqu’à ce qu’elle s’installe finalement dans une petite maison et lance vraiment son activité. Deux ans qui n’ont pas été de tout repos, et pendant lesquels, selon les dires de la réalisatrice, Anaïs a envisagé plusieurs fois de mettre fin au tournage du film.
Anaïs prend sa place dans un monde hostile, parce que masculin, mais aussi parce que solitaire, imprévisible, précaire. Mais elle prend surtout, sous les yeux de la réalisatrice, toute la place à l’écran. — M. D. R.
Elle est omniprésente dans chaque plan : la caméra ne se détache jamais de sa silhouette, de son visage, de son corps. Inusable, Anaïs apparait toujours en mouvement. Dans les deux premiers tiers du film, jamais elle ne se repose, jamais elle ne semble prendre le temps de souffler et nous sommes, en tant que spectateurs, embarqués avec elle dans son aventure, mais aussi dans ses révoltes et ses colères, dans les injustices et les difficultés auxquelles elle fait face à la force de ses bras et de son solide caractère. A la toute fin du film seulement, Anaïs semblera apaisée : faisant face à la mer, petite silhouette immobile face à l’océan et à un horizon dégagé, elle sort de ce tourbillon d’énergie, elle respire, et nous aussi.
Autre exemple de documentaire avec des femmes qui revendiquent leur place : Mon nom est clitoris
La liste n’est évidemment pas exhaustive, et il y a fort à parier que les personnages de jeunes femmes fortes continuent à fleurir dans la fiction. Alors finalement, pourquoi souligner toutes ces représentations de jeunes femmes fortes au cinéma ? Simplement parce que l’on connaît le pouvoir des modèles que nous offre la fiction tout au long de notre vie, et que ces modèles-ci, si imparfaits soient-ils, nous disent : être une femme, c’est aussi avoir le droit d’être en colère, d’élever la voix et d’oser être le personnage principal de sa propre vie. — Marion De Ruyter
Cet article fait partie du dossier Éducation aux médias | Droits des femmes.
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