« Fragmenter le monde » de Josep Rafanell i Orra
Il n'y a pas de monde commun, mais seulement des formes de communication. Ce dont il s'agit, c'est de pluraliser l'altérité. Et de constituer des milieux de vie fragmentaires. — Josep Rafanell i Orra
L'unité du monde et la fragmentation
Comment ne pas voir que nous nous écartons nécessairement les uns des autres par nos propres cheminements et que nos différences sont essentielles à la vie politique et à la démocratie, mais aussi à toute tentative visant à transformer ou renverser l'ordre des choses, c'est là un des points de départ de ce que Josep Rafanell i Orra appelle la fragmentation du monde. D'un autre côté, comment ne pas être frappé par la promesse de l'unification du monde sous le nom de mondialisation et comment ne pas constater qu'il s'agit en fait d'une idéologie et de son imposition de plus en plus forcenée, conséquence, pour faire simple, du capitalisme qui veut tout avaler et nous transformer en petites pièces agencées du grand rouage déshumanisé qu'on appelle économie, ou grand marché mondial, ou concurrence non faussée, pour reprendre quelques formules consacrées.
Est-il exagéré de dire que notre monde de plus en plus autoritaire et totalisant fait peur et qu'il est devenu irrespirable pour beaucoup ?
Nous vivons un temps d'anarchie, d'anarchie des phénomènes. Plus aucun principe hégémonique ne parvient à ordonner du dehors ce qui advient. Les singularités affirment opiniâtrement leur propre ordre immanent. Chaque phénomène parle sa propre langue. Et c'est bien là leur dernier trait commun à tous. Ceux qui cherchent encore un principe d'unification ne perçoivent plus rien, ou bien cherchent à opérer en sous-main à leur avantage. Le seul principe hégémonique, c'est qu'il n'y en a plus. Maintenir l'unité du monde ne se fait plus qu'au prix de l'enserrer dans une gigantesque broyeuse technologique et spirituelle. — Moses Dobruška, dans la préface
Ce livre militant définit, avec la rigueur philosophique nécessaire et avec pas mal de poésie, les modes d'exploration de cet écartèlement en prenant le contre-pied de la pensée unique, faisant ainsi apparaître une autre carte mentale, une autre manière d'habiter la réalité : il nous introduit à l'idée que ce qu'il appelle le fragment n'est pas l'amputation d'une totalité insécable, il enseigne que la singularité contenue dans ce fragment est elle-même un monde. En somme, il éclaire à nouveaux frais tout le travail d'expérimentation qui est le nôtre quand nous vivons l'expérience de la relation entre le réel et le subjectif, en le replaçant dans un cadre élargi, celui de la pression de plus en plus mortifère que la raison (ou déraison) capitaliste exerce sur tout un chacun, et il montre que toute tentative de défaire un ordre passe par la réappropriation d'une singularité.
Par là, il donne un outil conceptuel important pour se dégager de cette étouffante pression, il aide à éclaircir les positions, il clarifie et propose une compréhension cruciale, porteuse d'une multitude de modes d'actions.
Le texte creuse un état de fait difficile à percevoir – peut-être est-il contre-intuitif, ou trop évident –, il dit que si nous refusons l'imposition d'un modèle soi-disant universel, c'est-à-dire un modèle sans alternative qui interdit activement toutes les autres possibilités, il faut oser affirmer que nous ne sommes pas du même monde, qu'il y a retrait, qu'il y a coupure, qu'il y a refus et que ce refus vaut comme expression d'une radicalité et comme nécessité d'une scission : on ne vit plus dans un monde dont on ne veut plus, on se réapproprie ainsi notre partialité et on se coupe d'un faux monde commun, on va explorer autre chose sans être chaque fois ramené de force dans le droit chemin (soit dit en passant, le système dominant ne tenant plus que par ce droit chemin). Autrement dit, on va voir ailleurs et on fait autrement ou, pour reprendre la magnifique idée de John Holloway, la révolution consiste moins à détruire le capitalisme qu'à refuser de le fabriquer (John Holloway, Crack Capitalism - Éditions Libertalia).
Dans son exploration du concept, Rafanell développe l'idée qu'il faut pluraliser ce qui tend à aligner toutes les têtes qui dépassent, proposant une interprétation tonifiante et étayée par un rappel de toute une série de révoltes qui ont jalonné l'histoire récente et qui ont, elles aussi, dû affronter le caractère monolithique, atrophiant et stérilisant de l'organisation du monde néolibérale. Il souligne que les fragments n'ont rien de mondes fermés aux autres mondes, qu'ils n'ont rien à voir avec l'individualisme nécrosant véhiculé par le capitalisme, car ils sont à tisser les uns avec les autres, ils ne sont pas le constat d'enfermements solitaires, mais au contraire, ils définissent l'ouverture la plus radicale qui soit, celle de l'individu, indivisible mais par là ouvert à ce qui fait lien, l'individu qui peut trouver en lui les outils de toutes les reconstructions possibles parce qu'il contient toutes les pratiques et les mémoires nécessaires aux nouveaux mondes. Parce que fragmentés, nous sommes aussi le réceptacle possible de valeurs à retrouver, cette fois loin de toute coupure, puisque, dans cette optique, nous tendons à nous rejoindre et à former communauté, puisqu'une des racines du problème est là : nous devons réapprendre à vivre ensemble. Par là, la fragmentation devient dynamique, elle crée les véritables oppositions, celles qui mènent aux rencontres et à la parole partagée. On dit ainsi démocratie.
Ce livre est une expérience, une forte expérience de lecture qui parle d'une expérience du monde, en son cœur se trouve une interrogation sur notre propre perception et de ce qu'elle peut nous dire de notre entrelacement avec le monde ; dans ce sens, il s'agit d'un petit livre de philosophie sensible, il oblige à rapprocher nos idées de nos émotions en interrogeant mille et mille détails de la réalité dans laquelle nous sommes plongés et, forcément, du système dans lequel nous sommes encastrés, système intégré au plus petit geste, ainsi devenu invisible, naturalisé. La réaction philosophique contenue dans ce livre vient de là, quand il devient aveuglant que l'organisation des hommes en vient à ne plus tenir par aucun point, quand les valeurs se dissolvent ou se retournent en leur contraire ou que leurs effets en arrivent à ne plus être perçus que comme des aberrations. Alors il est possible, et il est nécessaire, de se poser dans une idée aussi radicale que la fragmentation, idée quelque peu scandaleuse à première vue, sommés que nous sommes d'adhérer à l'idéologie d'une humanité nécessairement réunie dans un destin commun, idée radicale mais idée qui parle des infinies possibilités de réparations qui sont en nous, pour peu que nous ayons pris conscience de la rupture dont nous avons besoin...
Josep Rafanell i Orra est psychologue et psychothérapeute. Sa réflexion et ses interventions portent sur des formes de réappropriation collectives qui affrontent la gestion étatique et l'intégration de l'expérience à l'économie.
Il a publié En finir avec le capitalisme thérapeutique. Soin, politique et communauté, aux Éditions La Découverte (2011). Il a également participé au Collectif d'enquête politique, Cahiers d'enquêtes politiques. Vivre, raconter, expérimenter, Les Éditions des mondes à faire (2016).
... ce dont il s'agit ce n'est pas d'une guerre sociale mais d'une guerre entre des mondes. Entre le monde global de la décomposition capitaliste et les mondes fragmentaires où s'affirment des formes de vie. — Josep Rafanell i Ora
L'idée de fragmentation, Alain Damasio et le comité invisible
Il est à noter que ce thème circule et qu'il est en soi le nœud nourrissant de préoccupations de plus en plus radicales. Par exemple, dans un article introduisant son dernier roman (Les Furtifs, Folio SF), Alain Damasio donne plein de petites idées sur ce que pourraient être les scénarios possibles d'une sortie du capitalisme, et il est réjouissant d'y trouver une pareille apologie du couple pluralité-fragmentation. On peut être moins optimiste que lui quant au déroulement de la sortie des catastrophes qui se préparent mais les idées convergent, s'enrichissent et, à mon avis, permettent aux cerveaux de continuer à bouillonner. Dans le même ordre d'idées, il est bon de citer également le "Comité invisible" dont une partie du livre Maintenant est consacrée à cette même notion, mais cette fois de manière essentiellement militante. À lire absolument donc.
Il faut surtout garder cette idée de pluralité, parce qu’il n’y aura pas une révolution unique. On ne va pas réinventer une pensée unique qui va structurer le monde. Chaque fois qu’on a voulu le faire, cela a abouti à une catastrophe… L’homme est pluriel, il faut permettre à tous ces archipels d’exister. C’est la seule manière de retourner progressivement le capitalisme et d’amener autre chose. Et le capitalisme finira par s’effondrer, c’est un système extrêmement récent, très absurde même s’il a beaucoup de capacités de résilience. — Alain Damasio, dans un entretien sur le site 'Basta'
Daniel Schepmans
image de bannière : Empathy, peinture d'Agnès Toth
John Holloway, Crack Capitalism
Josep Rafanell i Orra, En finir avec le capitalisme thérapeutique