Francofaune 2020 : le festival de la chanson aux 1000 éclats
Sommaire
En véritable Ouchapo (Ouvroir de la chanson potentielle, Oulipo de la chanson), Francofaune décline sa programmation joueuse (Chamfort / Duvall, Stef Kamil Carlens, Daniel Hélin, Léonore Boulanger, Charlene Darling et des dizaines d'autres) du Botanique à la Maison de la création, de l'Atelier 210 au Jardin de ma sœur, du Théâtre 140 au Mima.
La petite bête-virus
- Une question un peu bateau – mais cependant incontournable – pour commencer cet entretien : en quoi l’épidémie des derniers mois, les précautions sanitaires et les incertitudes en matière de voyage ont-ils influencé l’organisation, voire la programmation, de la septième édition de votre festival ?
- Florent Le Duc (Francofaune) : Je vois trois éléments à mentionner à ce sujet. Au démarrage on a bien sûr tous été pris dans une sorte de torpeur, commune à l’ensemble du secteur, je crois. Ce qui nous a un peu réveillés à Francofaune, c’est quand les Nuits Botaniques nous ont contactés pour nous dire « Les amis, on va être obligés de reporter le festival du printemps à l’automne et ça risque de tomber en même temps que vos dates ». J’ai pris conscience du fait qu’on risquait de voir arriver une grosse offre culturelle et de concerts à l’automne et je me suis demandé ce qu’on allait faire avec Francofaune et comment on allait adapter le festival. Mais avant l’été on s’était préparés à un tsunami d’offre culturelle mais, au final, la « petite bête-virus » elle est toujours là et il n’y a pas de raz de marée. À tel point que notre campagne d’affichage est restée visible plus longtemps que prévu !
On a un peu étalé les dates du festival, sur une période un rien plus longue que d’habitude. Il n’y a pas des concerts tous les soirs.
La programmation en tant que telle n’était pas bouclée mais était bien avancée quand le virus est arrivé et que le confinement a été mis en place. Dans ce qu’on a pu en garder dans ce contexte particulier, on a fatalement programmé un peu plus « local », des artistes qu’on aime autant que les autres mais qui sont géographiquement plus proches de nous.
Les autres années, on a beaucoup de Canadiens. Là, il y en a… un ! Un Canadien qui habite à Paris. Par tous nos réseaux on a cherché à savoir qui étaient les Canadiens présents en Europe en ce moment. Il y avait Diane Tell et Bernhari. On a pris Bernhari ! [rires] — Florent Le Duc
Par rapport à l’organisation concrète, aux mesures sanitaires en vigueur, on a une chance, c’est qu’on n’a pas de lieu à nous. Donc on laisse les autres, les douze salles de concerts avec lesquelles on travaille, se dépatouiller avec les normes et les règles à respecter !
Je me demande si avec Francofaune on n’est pas justement dans un modèle de festival qui lui permet d’avoir lieu et de passer sous le radar des normes sanitaires. Les grandes messes avec des dizaines de milliers de personnes ne sont clairement plus possibles pour le moment. Et les petites structures qui ne fonctionnent que sur du bénévolat, les entrées des tickets et du bar, ne peuvent plus vraiment s’en sortir avec les jauges de spectateurs permises.
Nous on est entre les deux, en termes de taille et de soutien des pouvoirs publics qui permet au festival d’avoir lieu. Et comme ça peut avoir lieu, on n’a pas vraiment le choix. Ça doit avoir lieu. On a une responsabilité en ce sens. — Florent Le Duc
Biodiversité et biotopes
- On pourrait avoir l’impression que la multiplicité des lieux (entre les grandes salles ayant pignon sur rue – le Botanique, le Théâtre 140, etc. – et de plus petits lieux moins connus) est une réponse au contexte sanitaire actuel (multiplier les salles plutôt que de centraliser en un petit nombre de lieux)… mais, quand on regarde l’histoire du festival de plus près, quand on se penche sur les éditions précédentes, on voit que c’était déjà le cas. Au-delà de votre but premier qui est de faire découvrir un panel de musiciennes et musiciens très varié s’exprimant en français (ce que vous appelez la « biodiversité musicale »), y a-t-il un second objectif qui serait de faire découvrir des lieux de concerts bruxellois (des « biotopes » pourrait-on dire, si on pousse votre métaphore) eux-mêmes fort variés et différents les uns des autres ?
- Historiquement, avant de devenir Francofaune, on s’appelait le « Rallye Chantons français » (dans la biennale de la chanson française) et on était le rallye des cafés-théâtres, un peu dans l’esprit du Jazz marathon. Donc ce rapport aux plus petits lieux remonte un peu à cette première époque et fait toujours partie de notre mission.
Francofaune, c’est une sorte de triptyque entre les artistes, les salles et le public. Les salles, au pluriel. Je pense que la Cocof (Commission communautaire française), notre principale instance subsidiante, nous soutient aussi parce qu’il y a cette multiplicité et cette diversité de lieux. Mais cela nous excite aussi d’être à la fois dans des lieux qui ont pignon sur rue (les centres culturels, les salles de concerts habituelles, etc.) et dans des lieux qu’on va chercher pour leur proposer des activités dont ils n’ont pas toujours l’habitude, comme le Mima (Millennium Iconoclast Museum of Art) par exemple. On travaille aussi avec les collègues flamands comme le VK, on est aussi dans de tout petits lieux (qui, avec le Covid, vont être encore plus petits : au lieu d’être 48 on va être 24 spectateurs en jauge maximum !), comme Le Jardin de ma sœur (un des derniers cafés-théâtres bruxellois).
- Dans mes questions, je sépare peut-être la question de la programmation et la question des lieux de manière un peu artificielle : peut-être que ces deux éléments sont liés et qu’il y a des artistes que vous avez envie de programmer et dont il vaut mieux, pour eux-mêmes et pour le public, qu’ils jouent sur une scène plus petite…
- On conçoit effectivement la programmation en lien avec les écrins dans lesquels on va présenter ces artistes. Au tout début, il y a dix ans, avec ma collègue Céline Magain qui est codirectrice du festival avec moi, on faisait la liste des artistes qu’on avait envie d’accueillir, on les contactait puis on essayait de faire correspondre au mieux celles et ceux qui avaient dit « oui » avec les salles dont nous disposions. Parfois, ça ne fonctionnait pas ! Ça paraît du b.a.ba de raconter ça aujourd’hui, avec le recul, mais c’étaient nos erreurs de jeunesse, notre apprentissage… Aujourd’hui, on ne contacte pas un artiste sans avoir l’idée du lieu où on a envie de le faire jouer.
On travaille aussi beaucoup plus la main dans la main avec les lieux avec lesquels on travaille. On collabore en connaissance de cause. Soit on sait que le public du lieu va être intéressé par l’artiste qu’on amène, soit justement parce qu’on se dit que le public du lieu ne connait pas l’artiste mais qu’on peut lui proposer un petit choc, qui le sort un peu de ses habitudes… Ce lien entre lieux et programmation fonctionne de plusieurs manières différentes.
À la différence d’autres festivals (Dour ou les Nuits Botanique, pour prendre deux gros exemples évidents), nous n’avons pas d’unité de lieu. L’enjeu pour nous est de marquer l’identité Francofaune quand les gens se rendent à un de nos concerts au Botanique, au VK, au Mima. Il y a aussi ce retour de manivelle là.
Têtes chercheuses
- Pour revenir à cette « biodiversité » musicale dans votre programmation, on retrouve beaucoup plus que de la chanson ou même que les différentes formes de chansons : il y a aussi du texte plus parlé, du slam, de l’électroacoustique, des artistes qui par ailleurs sont aussi régulièrement actifs dans la musique pour le théâtre, la scène, etc. Comment parvenez-vous à élargir vos propres horizons de programmateurs ? Avez-vous des informateurs qui vous font découvrir de nouveaux territoires ?
On est dans le domaine de la chanson et elle est protéiforme. On cherche à casser un peu les codes pour que les gens sortent de schémas un peu tout faits sur la chanson, ses ornières, etc. — Florent Le Duc
Avec ma collègue Céline, je crois qu’on commence à « avoir de la bouteille », à bien connaître ce secteur de la musique en français. On est dans des réseaux aussi : de programmateurs, de festivals (en Belgique, en France, en Suisse, au Canada, etc.). On a des oreilles et des yeux dans beaucoup d’endroits : des journalistes, des artistes qui sont venus au festival et qui nous conseillent de nouvelles musiques, etc. Et, en période sans Covid, notre boulot c’est aussi de nous déplacer beaucoup. 99% des artistes qu’on programme, c’est des gens qu’on a vu sur scène. On a aussi un artiste associé dans l’équipe, Gil Mortio, qui lui ne vient pas du bain « chanson francophone », – ainsi que certains membres musiciens de notre assemblée générale qui ne sont pas strictement liés à la chanson française –, ce qui nous aide à ne pas nous enfermer dans un seul style.
Pour le projet Les Fleurs du slam, on est clairement dans le cas d’un projet coconstruit avec le Théâtre 140, avec Lézarts urbains, avec les Midis de la poésie. Cela donne une soirée où Cloé du Trèfle va rencontrer Lisette Lombé. Une sorte de carré avec des diagonales dans tous les sens ! Ce qu’on aime beaucoup !
Jouer, s’amuser
- Vous ne vous limitez pas à programmer de « simples concerts », à « booker » des artistes, vous avez l’air aussi de régulièrement vous amuser à leur proposer de jouer une série de « jeux » avec vous et votre public, à tenter des expériences nouvelles : créer un morceau en deux heures, programmer une carte blanche, aborder un nouveau répertoire (les arrangements de Boris Gronemberger pour les chansons d’Alain Chamfort et Jaques Duvall ; la participation de Cloé du trèfle à la soirée slam… peut-être même le concert en français de Stef Kamil Carlens ?)
- Ce regard sur notre programmation est intéressant parce qu’il nous permet de voir ce qui relie des projets que nous ne mettons pas nécessairement dans le même sac. Mais c’est vrai que ces différents projets partagent une sorte d’idée de recréation. Ça nous excite de sortir de notre zone de confort parce qu’il nous semble que c’est la source de l’inspiration, tant dans la vie quotidienne que dans les projets artistiques.
On aime effectivement bien emmener les artistes dans ces aventures. Mais il faut en contacter trois fois plus pour qu’un tiers accepte de jouer le jeu qu’on leur propose. On se met en danger par exemple quand on participe à une Secret Session [créer un morceau en deux heures] : « Est-ce que j’en ai la compétence ? », « Est-ce que je vais bien m’entendre avec les gens avec qui je vais devoir créer ? »… Cela pose des questions de confiance en soi, de légitimité.
Il y a deux ans on a contacté Brigitte Fontaine en lui demandant si la scène ne lui manquait pas. On l’a fait jouer en duo. Là, elle vient de jouer à l’Olympia à la sortie du confinement. Son binôme Yan Pechin m’a dit « Florent, c’est grâce à Francofaune qu’elle est remontée sur scène et qu’on fait cette tournée-ci actuellement ! » Alain Chamfort cette année, c’est un peu la même chose. Mais il y a des artistes dont on sent que ça va marcher, qu’on peut leur faire ce genre de propositions.
- Par rapport à la soirée Chamfort / Duvall, je ne suis pas sûr de comprendre à 100% : ils vont juste être présents, parler, raconter des anecdotes ? Ou ils vont jouer et chanter aussi ?
- Oui oui, ils vont jouer et chanter aussi ! Boris Gronemberger et son équipe (Aurélie Muller, Catherine De Biasio et Clément Marion) ont répété et réarrangé les morceaux. Ils les ont envoyés à Chamfort qui a eu une réponse très élégante : « Merci beaucoup. C’est très bien. Il y a juste tel morceau qu’il faudrait faire en mi majeur et pas en ré mineur. » Sur base de cette ossature, ils vont répéter deux jours à l’Atelier 210. Ils vont chanter sur les morceaux réarrangés et, entre les chansons, selon l’énergie, selon l’humeur, ils vont raconter des choses. Le lendemain de l’Atelier 210, ça sera repris à La Louvière. On est très contents.
- Et pour Stef Kamil Carlens (dEUS, Moondog Jr, Zita Swoon, etc.), donner tout un concert « in het Frans », c’est quelque chose qu’il a déjà fait ? Ou qu’il a déjà fait en partie ? Ou qu’il n’a plus fait depuis longtemps ?
- Je crois qu’il n’a jamais fait un concert 100% en français. On avait programmé le spectacle dadaïste de Zita Swoon en 2015, Stef Kamil était venu l’an passé au Brass avec Rudy Trouvé et I H8 Camera, un side-project à géométrie variable, et c’est à la sortie de ce concert-là qu’on a eu cette idée… ça sera un seul en scène… mais « avec 40 instruments différents » et il va chanter des titres à lui en français mais aussi des reprises. Est-ce qu’il va aimer ça ? Est-ce qu’il va le refaire plus tard ? On n’en sait rien !
Il y a deux ou trois ans, on avait accueilli Sharko dans cette démarche. Il a commencé le concert en disant « Florent, je t’ai haï ! ». [rires] — Florent Le Duc
Il a joué le jeu mais il a eu beaucoup de mal à faire sonner le français, ce n’était pas son truc… Stef Kamil il a déjà écrit en français, son rapport à la langue n’est pas le même.
Mais c’est marrant ces petits jeux. C’est peut-être ça le mot essentiel : arriver à se marrer un peu. Surtout dans le contexte actuel, c’est d’autant plus précieux.
Intersectionnalité
- Votre programmation est très féminine. Est-ce quelque chose qui « coule de source », un élément auquel vous ne devez même pas penser tellement les femmes sont présentes dans ce champ de la musique inventive en français ? Ou bien cela demande-t-il quand même une démarche plus volontariste de votre part ?
- Il y a les deux éléments que tu soulèves. Mais il y a aussi un côté « Basta ! ça suffit ! ». Il faut rééquilibrer tout ça. Si on ne fait pas attention, on reste dans des fonctionnements qui ne sont pas équilibrés. On mène cette réflexion avec les collègues de Scivias, l’initiative sur la place des femmes dans la musique en Fédération Wallonie-Bruxelles. On considère que c’est notre rôle de mettre cette parité en pratique. On est en 2020, ça suffit ! Là, au mur de mon bureau, j’ai les affiches des années précédentes et je vois bien qu’on n’atteignait pas la parité. On est aussi en codirection entre une femme et un homme. Et cette année, on a demandé à nos partenaires d’avoir une attention particulière à la parité dans les équipes techniques aussi. Il y a donc une volonté mais cela montre aussi tout le vivier de musiciennes intéressantes qui existe.
Après, il y a toute la question de l’intersectionnalité : on ne propose pas encore une programmation à l’image de la société. Toutes les couleurs de peau ne sont clairement pas assez représentées, ni toutes les orientations sexuelles, etc. On ne pourra peut-être pas refléter tout ça mais ces questions doivent rentrer par toutes les portes d’entrées possibles dans nos façons de faire.
Jeunes pousses
- Les quinze jours de visibilité publique du festival, en octobre, ne sont pas le seul moment d’activité de Francofaune. Vous avez aussi une initiative de « Parcours Francofaune » grâce auxquels vous assurez le suivi, l’accompagnement d’une série d’artistes. Pouvez-vous en dire un peu plus ?
- La mission générale de Francofaune, c’est la promotion de la scène belge francophone. Les Parcours en font effectivement partie. On a tué le concours qu’on avait à l’époque, qui s’appelait Biennale de la chanson française, pour qu’il n’y ait plus de premier, de deuxième, de troisième, etc. et que cela devienne quelque chose qui réponde beaucoup plus aux besoins des artistes : accompagnement, mise en lumière, suivi bienveillant, réseautage, etc. Chaque année, on lance un appel et on choisit trois ou quatre projets avec lesquels on travaille. Il y a du coaching, des résidences… Nous aussi on apprend beaucoup à leur contact. On est aussi en train de réfléchir quant au fait de n’accompagner les artistes que pendant un an ou éventuellement plus.
Ça se marie avec le festival parce que celui-ci est devenu un gros endroit de rencontres pour environ 200 professionnels (programmateurs, artistes, journalistes, etc.) qui viennent prendre le pouls de ce qui se passe ici. Et on propose les artistes du Parcours aussi dans cadre. Par exemple cette année, Brèche de Roland qui va à la fois faire la première partie d’Alain Chamfort à l’Atelier 210 et jouer à la Maison de la création. La partie cachée de l’iceberg tout au long de l’année est rendue visible au moment du festival.
Interview : Philippe Delvosalle
Du vendredi 2 octobre au samedi 17 octobre 2020