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Interview de Gaël Gilson (UCL) : jeu vidéo, recherche et enseignement

jeu vidéo "Journey" - Thatgamecompany, 2012
Lors du confinement, le jeu vidéo a été mis en avant, pour une fois non pas pour le blâmer, mais pour vanter ses mérites pédagogiques et immersifs. Nous avons interviewé Gaël Gilson, doctorant à l’UCLouvain en sciences de l’information et de la communication, membre du Louvain Game Lab, formateur (accompagnement d’enseignants dans la mise en place de cours intégrant le jeu vidéo) – et professeur de français à l’Athénée royal de Chênée.

- Thierry Moutoy (PointCulture) : Pourrais-tu commencer par une petite présentation de ton parcours et du Groupe de Recherche en Médiation des Savoirs (GReMS) – et ton rôle dans celui-ci ?

- Gaël Gilson : Je suis professeur de français à l’Athénée royal de Chênée depuis bientôt dix ans. En 2016, j’ai terminé un master en sciences de l’éducation à l’UCLouvain, que j’ai ensuite prolongé avec un doctorat dont j’arrive tout doucement au terme. Je mène mes travaux dans le Groupe de Recherche en Médiation des Savoirs, le GReMS. Nous y conduisons des recherches en lien avec l’éducation aux et par les médias, l’expérience utilisateur (UX) et la littératie médiatique.

En ce qui me concerne, je travaille sur des questions de littératie vidéoludique et d’éducation aux jeux vidéo : d’un côté, je construis des outils qui permettent, en contexte scolaire ou dans le cadre d’activités en médiation culturelle, d’accompagner les jeunes dans leur compréhension des processus créatifs et techniques des jeux vidéo qui en font des œuvres ; de l’autre, je forme des praticiens et des praticiennes qui souhaitent déployer ces outils dans leurs pratiques professionnelles et qui ont d’ailleurs participé à leur élaboration. C’est donc un projet très stimulant qui fait dialoguer intimement le terrain et la recherche. — Gaël Gilson

Comme je suis également joueur, c’est aussi une occasion de réfléchir sur mes propres pratiques et d’apprendre un tas de nouvelles choses sur un domaine qui me passionne depuis que j’ai l’âge de tenir une manette en main. Ma thèse devrait être publiée courant 2021. Elle sera accompagnée d’une batterie d’outils pédagogiques libres d’utilisation. Je me réjouis de pouvoir partager le résultat de ces quatre années de recherche !


- Peux-tu nous faire un topo de l'utilisation du jeu vidéo dans l'enseignement avant le covid ? Quelles étaient les pratiques pour quels enseignements ?

Le jeu vidéo a toujours partagé, de par son histoire, une relation étroite avec le monde de l’enseignement. Aujourd’hui, on voit – surtout via les réseaux sociaux ou la presse – une série de profs qui le ramènent en classe. Certains et certaines ont grandi avec, d’autres pas forcément, et je trouve particulièrement grisant de voir la culture vidéoludique franchir les murs des classes. — G. G.

- G. G. : Le jeu vidéo est toutefois loin d’être un objet magique : on entend souvent parler de son potentiel éducatif mais il s’agit là d’une croyance à relativiser. De nombreuses recherches s’accordent à le dire : ce n’est pas parce qu’on joue qu’on apprend forcément quelque chose, si ce n’est peut-être à y jouer. Mettez d’ailleurs un serious game, c’est-à-dire un jeu spécifiquement conçu pour faire apprendre, entre les mains d’un ado : il y a fort à parier qu’entre les apprentissages visés et ceux effectivement réalisés, la marge soit très large. En plus, le recours au jeu peut générer des obstacles à l’apprentissage lorsque les élèves, par manque de familiarité avec le médium, ne parviennent pas par exemple à manipuler les objets à l’écran ou à s’orienter dans un environnement en trois dimensions. L’utilisation des périphériques est aussi loin d’être intuitive. Récemment, dans le cadre d’une activité dédiée à l’analyse des procédés qui suscitent la peur dans le jeu Slender Man : The Eight Pages, un élève éprouvait des difficultés à manipuler la souris pour orienter le faisceau lumineux qu’il dirigeait. Lorsqu’un camarade lui a suggéré d’imaginer qu’il tenait une lampe de poche, il a littéralement soulevé la souris du bureau pour la manipuler comme il l’aurait fait avec une lampe torche. Ça prête à sourire, mais ça nous rappelle surtout que les ados ne sont pas forcément des joueurs et des joueuses et qu’il faut donc pouvoir aussi les initier.

Par ailleurs, utiliser un jeu vidéo non conçu pour faire apprendre en tant qu’outil d’apprentissage (pour approcher un genre littéraire, pour cadrer un projet d’écriture, pour découvrir une période historique, pour illustrer des phénomènes scientifiques, pour analyser les représentations de l’espace, pour formaliser des concepts abstraits…) revient à le recontextualiser dans un univers pour lequel il n’a, a priori, pas été taillé. Les utilisations « pédagogiques » du jeu vidéo, bien que variées, servent généralement les objectifs prescrits par les programmes de cours. Elles consistent généralement – et souvent en réponse à des contraintes matérielles et organisationnelles – à produire des discours sur les jeux sans forcément inclure leur expérimentation, ou à proposer des expériences relativement passives durant lesquelles, par exemple, les élèves observent l’enseignant jouer, ou visionnent des enregistrements vidéo. Ce faisant, plutôt que de réinventer les pratiques, les jeux sont adaptés à des modèles pédagogiques déjà existants qui privent le jeu vidéo de sa quintessence. Le jeu n’est alors plus vraiment du jeu. S’il peut y avoir des apprentissages collatéraux à ce type d’activités, ces dernières affectent très peu le rapport au jeu puisque celui-ci n’est qu’instrument : les spécificités culturelles et artistiques du médium vidéoludique sont alors peu interrogées.

Tout ça pour dire que je ne crois pas que le jeu soit potentiellement éducatif : je pense plutôt que ce sont les activités qui les intègrent qui peuvent, ou pas, être éducatives. Le jeu vidéo n’a d’ailleurs a priori pas de fonction dans le dispositif pédagogique tant que l’enseignant ne l’intègre pas dans une situation qui fasse sens. C’est quelque chose que j’ai personnellement compris au fil de mes premières utilisations de jeux vidéo en classe, qui étaient loin d’être de franches réussites pédagogiques.


- Du coup, comment envisages-tu la place du jeu vidéo à l’école ?

Déjà, ce n’est pas parce que « les jeunes jouent au jeu vidéo » (tous ne sont d’ailleurs pas joueurs) qu’il faut penser son inclusion dans le paysage scolaire, mais bien parce qu’à l’instar de nombreux objets médiatiques contemporains, il est construit selon des codes qui le rendent parfois résistant, peu accessible, voire influent, et qui pourraient ainsi être rendus lisibles ou, du moins, perceptibles. On parle du jeu vidéo comme un média de masse, mais il est particulièrement complexe. — G. G.

- G. G. : La conception d’un jeu, de l’idée à sa programmation, relève d’un processus d’écriture créatif dont les ressources constituent des moyens d’expression à la rhétorique, à l’esthétique et à la poétique parfois complexes. Ces processus ne sont d’ailleurs pas neutres puisqu’ils portent en eux de nombreuses significations (comme des discours idéologiques, des représentations du monde, des marques de soi…). Il n’y a toutefois là rien d’original : tout média employé pour stocker et communiquer des contenus (messages, souvenirs, idéologies, connaissances…) marque ces derniers et chaque culture, dans le temps et l’espace, promeut une forme plutôt qu’une autre. Le jeu vidéo ne fait pas exception : il est un artéfact chargé de messages qui donnent à voir le monde. Toutefois, ce qui fait la spécificité du jeu vidéo, c’est qu’on joue avec ces représentations : on les manipule et on les incorpore ; parfois on s’y soumet, parfois on leur résiste. Et tout ça concourt évidemment aux émotions qu’on ressent en jouant. Dès lors, d’une certaine façon, ces messages et ces représentations n’ont de sens qu’à travers les significations que les joueurs leur prêtent, et l’approche critique du jeu vidéo peut difficilement se développer dans la sphère scolaire si ce dernier y est sans cesse instrumentalisé et recontextualisé.

Pour (re)penser la place que le jeu vidéo pourrait avoir à l’école, je suis alors parti de ces questions : comment outiller les jeunes pour les aider à mieux traiter les informations qui circulent dans les jeux vidéo afin, par exemple, d’en interpréter plus profondément les récits ou d’en saisir les enjeux économiques, sociaux, culturels et/ou artistiques ? Un peu comme on leur apprend à lire un livre, à décoder un film, à analyser une œuvre picturale, comment leur apprendre à jouer et à comprendre ce à quoi (et avec quoi) ils jouent ? Il y a là, je trouve, un manque à combler et c’est dans cette brèche que s’insère d’ailleurs ma recherche. Du coup, je me détache de l’idée du potentiel éducatif du jeu vidéo pour explorer les possibles éducatifs à mettre en œuvre afin d’augmenter le pouvoir d’intervention des jeunes dans les œuvres vidéoludiques qu’ils et elles explorent. C’est là un travail qui demande de se détacher de sa propre culture vidéoludique et de s’intéresser à celle des élèves, tout en faisant jouer en classe les jeux mobilisés.

Pour les personnes intéressées par ces questions, à partir de février ou de mars 2021, je proposerai une série de lives qui présentent des propositions d’activités pédagogiques réalisées dans le cadre de ma recherche. Ça se passera sur la chaîne Twitch du Louvain Game Lab, qui est un collectif de chercheurs, d’académiques et d’étudiants rattachés à l’UCLouvain et travaillant sur des questions en lien avec le jeu vidéo. Les travaux de mes collègues sont franchement passionnants : je vous invite à aller les découvrir ! N’hésitez donc pas à suivre notre actualité via Twitter ou notre site web pour découvrir tout ça et, surtout, pour venir partager vos avis et vos suggestions.

Par ailleurs, toujours dans le cadre de mes recherches, j’ai conçu un module de formation et d’initiation à la culture vidéoludique et à la place qu’elle peut prendre dans le paysage scolaire. Il a déjà été suivi par plus d’une centaine de profs (le public cible) et a été intégré dans le catalogue des formations continues inter-réseaux. Un nouveau cycle démarre en janvier 2021 et chaque module se conclut avec un atelier de conception pédagogique.


- Durant le confinement, le jeu Fortnite a été « détourné » de sa fonction première de jeu en devenant un moyen de communication entre jeunes en jouant le rôle de cour de récréation, mais aussi avec l'action de l'association l’Enfant bleu qui a développé un personnage dans Fortnite afin de recueillir la parole des enfants maltraités pour leur venir en aide. Pour toi, c'est une bonne chose ? Est-ce que cela t'étonne ?

jeu vidéo "Fortnite" - association L'Enfant bleu - vignette

- G. G. : Je n’avais pas entendu parler de cette action et je ne sais pas si on peut vraiment parler de détournement : si elle a pu être menée, c’est que le jeu, d’une certaine façon, l’a rendue possible. Je ne dis pas pour autant qu’il s’agit d’une potentialité de Fortnite, loin de là : il s’agit avant tout d’une intervention fondamentalement humaine, qui a d’ailleurs du sens dans un contexte qui limite notre accès à l’extérieur. Il est donc difficile de dire si c’est là une bonne ou une mauvaise chose car ce qui compte, il me semble, ce sont les usages faits, et qui seront faits, de ce dispositif dont l’intention de fond est ici évidemment louable. Il est toujours fascinant de voir comment nous pouvons nous saisir des espaces vidéoludiques et nous les approprier, que ce soit pour jouer, créer, communiquer avec nos proches, nous mettre à l’épreuve, nous défouler, nous évader, etc. Que le jeu vidéo devienne un espace de mouvements sociaux dont certains relèvent de l’aide à la jeunesse redéfinit évidemment ce qu’est le jeu, si tant est qu’une définition canonique soit possible. Toutefois, un travail d’éducation et de formation et une prudence de communication me semblent là aussi importants à conduire car demander de l’aide – qui est déjà intrinsèquement un acte difficile à réaliser – n’est pas une forme de jeu.

Pour répondre à ta question sur l’utilisation de Fortnite en tant que cour de récréation, je ne pense pas qu’il s’agit là d’une pratique qui s’écarte de la fonction première du jeu. Le jeu vidéo occupe depuis longtemps un rôle d’outil de communication et les jeunes peuvent se montrer particulièrement créatifs pour maintenir leurs liens sociaux. Je le vois au quotidien dans mon métier de prof. À ce titre, Fortnite est un immense terrain de jeu plein de surprises, qui parvient d’ailleurs à rassembler un nombre incroyable de joueurs. Je me souviens par exemple du concert que le DJ Marshmello a donné en ligne, l’année dernière, dans un mode concert intégré au jeu pour l’occasion. Il me semble que le développement de Fortnite est infléchi par tous ces usages créatifs et que ses mises à jour répondent aussi à l’actualité. Par exemple, je crois qu’un système de chat vidéo entre joueurs est en train d’être implanté dans le jeu. Cet ajout a évidemment tout son sens dans le contexte actuel. Par contre, je pense fermement qu’il faut apprendre aux jeunes à communiquer dans ces espaces et à résister à certains messages qui y sont diffusés. Des jeux comme Fortnite sont en effet également envahis par des semeurs de haine et des endoctrineurs entraînés à profiter des fragilités de certains joueurs qu’ils cherchent à rallier à leurs idées. On a là un rôle important à jouer.

- Est-ce que tu penses que la crise du Covid va avoir un impact durable sur le jeu vidéo ?

- G. G. : J’imagine que le circuit de production et de distribution des jeux vidéo a été fortement touché par la pandémie. En témoignent d’ailleurs les nombreux reports de jeux ces derniers mois. En même temps, le confinement a fait exploser certaines ventes avec des chiffres parfois impressionnants. Comme partout, je crois que la crise profite à certains quand d’autres en souffrent.

Par contre, l’histoire du jeu vidéo montre bien que chaque bouleversement dans le monde peut potentiellement avoir un effet sur la création de jeux vidéo, et plus particulièrement sur les récits inscrits au creux des œuvres vidéoludiques. Je suis curieux de voir comment ce que nous avons vécu ces derniers mois deviendra, ou pas, un terreau pour des jeux à venir. De par les blessures qu’elle nous a infligées et les contraintes qu’elle nous a imposées, cette crise nous a forcés à apprendre, à être créatifs, à nous montrer solidaires, à réfléchir sur le monde et les forces qui le gouvernent. Je crois que le jeu vidéo pourrait offrir un témoignage de tout ça. — G. G.


- Et pour finir, en écho à notre thématique de saison, quelle est ta révolte en ce moment ? Quel est ton antidote culturel pendant le confinement ?

- G. G. : J’ai une pensée pleine de tendresse et de solidarité pour mes collègues enseignants, dont l’image a, ces derniers mois, été ternie par des discours médiatiques ou des préjugés en rupture avec la réalité du terrain. Depuis le premier confinement, j’ai vu autour de moi des profs de tous âges, de toutes disciplines, aux ressources numériques plus ou moins développées, redoubler d’efforts et s’épuiser pour apprendre à maîtriser de nouveaux outils et pour assurer le suivi des apprentissages des élèves et ce, malgré l’incertitude ambiante, les flous politiques, les difficultés organisationnelles, la santé parfois défaillante, etc. J’ai vu aussi une rage, celle de vouloir bien faire malgré tout, et une solidarité à toute épreuve. De la peur, aussi. J’aimerais qu’ils et elles puissent être reconnus à la juste mesure de leur travail et de leur investissement.

Quant à mon antidote culturel, je dois avouer que je n’ai pas le temps de m’ennuyer : entre les cours à préparer en « présentiel » et en « distanciel », la thèse à rédiger et une multitude de projets que je dois boucler, j’ai toujours quelque chose sur le feu. Je travaille aussi sur le lancement de mon premier roman à paraitre dans les prochaines semaines.

Interview Thierry Moutoy, fin novembre 2020

Image de bannière : jeu vidéo Journey (Thatgamecompany, 2012). Afin de permettre aux élèves de découvrir la dimension initiatique d’un récit, Gaël Gilson a utilisé ce jeu en classe de français (3e année). Il s’agit d’un jeu contemplatif qu’il affectionne particulièrement pour ses qualités artistiques, ainsi que pour sa portée philosophique et symbolique.


Gaël Gilson tient un blog de recherche ou il partage ses travaux :
https://luduminvaders.wordpress.com