Gand : les 3 folies du Dr. Guislain
Sommaire
Contexte
Les émotions d’une visite au Musée Dr. Guislain se méritent : l’ancien Hospice qui l’abrite (une partie du premier hôpital psychiatrique moderne de Belgique, construit en 1857) se situe là où on plaçait – géographiquement mais surtout mentalement et symboliquement – les « fous » et les « aliénés » (et là où on a toujours peut-être tendance à les placer) : à la lisière de la ville et de la communauté des gens « normaux ».
Le vieux bâtiment en briques rouges et jaunes, aux différentes ailes structurées autour de grandes cours intérieures, est localisé au Nord de Gand, en direction de Kolegem et de Mariakerke. Il faudra trois quarts d’heure au marcheur expérimenté pour le rejoindre à pied depuis la gare de Gand Saint Pierre ; mais un tram au parcours intéressant, traversant le centre historique et le quartier populaire du Rabot – la ligne n°1 – relie la gare et le musée en 25 minutes.
Un peu d’histoire
Le Dr. Jozef Guislain qui donne aujourd’hui son nom au musée nait à Gand en 1797 dans un milieu d’architectes (ce qui aura son importance plus tard, on le verra). Il étudie la médecine à l’Université de Gand tout juste créée (en 1817) dont il sera un des premiers promus. En 1825 il publie l’étude Traité sur l’aliénation mentale et les hospices des aliénés qui aura un retentissement international. Via le chanoine Pierre-Joseph Triest (de la jeune congrégation catholique des Frères de la charité) il est nommé médecin spécial de deux institutions gantoises pour les fous et y introduit une série d’améliorations sensibles des conditions de vie des malades telles que des soins plus humains, une alimentation plus saine et variée, un personnel mieux formé à ses tâches, la limitation de la coercition, le respect de la confidentialité de l’identité des malades et des activités utiles à l’amélioration de leur situation. Pour Guislain, même si des facteurs physiques existent (la vieillesse, le choléra ou l’alcoolisme, etc. ), l’origine de la maladie mentale est surtout psychique, liée à une « hypersensibilité » du patient. Devenu professeur à l’université de Gand en 1935, ses travaux pour l’amélioration du traitement des malades dans les établissements d’aliénés aboutiront menés aux côtés d’Édouard Ducpétiaux seront à la base – avec quinze à vingt ans de latence – de la loi de 1850 sur le traitement des aliénés.
Un hospice devenu musée
Ayant grandi dans une famille d’architectes, familiarisé tôt au dessin des plans, Guislain participe dès 1824 à un concours de la Société des Beaux-Arts de Bruxelles relatif à la conception d'une institution pour déficients mentaux. Trois décennies plus tard, en 1857, il réussit à mettre en œuvre – à Gand, sur le site de l’actuel musée – sa conception d’une architecture qui pourrait (par l’inscription du projet dans un quartier calme et la conception de bâtiments qui doivent dégager une impression de sécurité et même de liberté) avoir une dimension thérapeutique.
En 1986, le
Frère Dr René Stockman, Supérieur général des Frères de la Charité et Directeur
général du centre psychiatrique Dr Guislain, prend conscience de la valeur
patrimoniale des anciens bâtiments du site – et de quelques objets qui y ont
été conservés – et décide de dépasser le tabou très fort à l’époque (entre
autre du côté des personnes prestataires de soins en santé mentale) de montrer
ce pan d’un passé pas si éloigné que ça et de faciliter de la sorte l’accès –
difficile à l’époque – aux connaissances en matière de santé mentale et de
psychiatrie.
Trente ans plus tard, après avoir sensiblement enrichi ses collections et diversifié ses manières de les présenter, le Musée Dr. Guislain décline sa visite en trois volets : deux expositions permanentes (consacrées respectivement à une histoire de la psychiatrie et à une collection d’art outsider) et une expo temporaire (actuellement, l’expo Angst / Angoisse) qui peuvent, bien sûr, se visiter soit indépendamment, soit à la suite l’une de l’autre.
Il y a des musées et des lieux d’exposition qui tirent leur impact de leur petite taille, du nombre limité de pièces exposées et de l’unicité et de la cohérence de la proposition faite au visiteur… Dans le cas, du Musée Dr. Guislain, on est plutôt en présence d’un autre scénario de proposition forte faite au visiteur : dans celui où la profusion, la quantité, la générosité des stimuli et pièces à regarder laisse à chaque spectateur le soin de se construire sa visite, sa vision. — Philippe Delvosalle
Folie #1 : l’expo permanente sur l’histoire de la psychiatrie
Les musées incarnent une morale. Une façon de vivre. De nos jours, on considère que ceux qui en sont responsables doivent réfléchir en profondeur à ce genre de choses et au fait que le public y défile continuellement. Le public n’attend pas seulement de voir de grandes œuvres d’art. Il attend quelque chose de plus, et nous devons essayer de savoir quoi précisément. — Ben Okri
C’est par ces mots du poète et romancier nigérian que commence la visite des collections permanentes consacrées à l’histoire de la psychiatrie. Un moment de réflexion – sur le rôle de musée et la place du visiteur – particulièrement utile sous cette charpente du bâtiment où se retrouvent exposées les traces de dizaines de vies douloureuses et d’existences compliquées. Un crâne trépané du néolithique, des statuettes du candomblé, un film d’archives d’une cérémonie de dévotion à Sainte Dymphne (la patronne des malades mentaux), un étrange lit-armoire à montants capitonnés, du matériel à électrochocs et du matériel de mesures biométriques, une armoire vitrée bourrée à craquer de boites de médicaments, une série d’affiches liées au courant de l’antipsychiatrie et des dizaines d’autres objets rendent compte de l’évolution au cours des siècles du traitement des maladies mentales. Sans oublier la dimension locale gantoise avec du matériel de coercition (chaines, entraves et masque en métal) récupérées dans la crypte gothique du château de Gérard le Diable (Gerard De Duivelsteen) dans le centre de Gand mais aussi la « thérapie par la rotation » reprise, schémas à l’appui, dans le Traité de Guislain de 1825.
L’exposition présente aussi des échos des commandes passées aux photographes Michiel Hendryckx, Lieve Blancquaert et Stephan Vanfleteren et se clôt temporairement (du 7 octobre dernier à ce 27 mars, dans le cadre de la rencontre Out of The Box entre quatre musées de la ville et l’université, à l’occasion des 200 ans de cette dernière) sur une courte vidéo du professeur de philosophie médicale et d’éthique Ignaas Devisch (RUG) sur ce que signifie la visite d’un musée centré non sur la beauté mais proposant aussi à voir des traces de souffrance humaine, voire des restes de corps humains.
Folie #2 : la belle collection permanente d’art outsider
De l’autre côté de la cour, accueillis par une bâche d’un beau dirigeable de Willem Van Genk, nous montons les escaliers (au jour protégé de grilles à hauteur d’homme) pour découvrir les richesses de la Kunstcollectie. Cette très belle collection d’art outsider (non synonymes, mais réalités proches : art brut, art différencié, art en marge, art autodidacte, art hors normes), fort enrichie en 2002 par une collaboration sur la longue durée avec la collection néerlandaise De Stadshof, comporte de très belles pièces des planches peintes de Tim Brown, paysan et artiste du Mississippi, des poupées de Michel Nedjar, un ensemble de plusieurs dizaines de statuettes de Nek Chand (sorte de « facteur Cheval » du Pendjab, ouvrier, collecteur, cycliste et sculpteur sur le chantier de Chandigarh du Corbusier), une maquette de ville dont nous n’avons pas réussi à identifier l’auteur, etc.
La
collection propose aussi deux cabinets étranges, deux « grottes »
fourmillantes et débordantes : l’amoncellement impressionnant de tout un
attirail d’objets (planches, vieux outils rouillés, souvenirs de la seconde
guerre mondiale) par le Néerlandais Otto Prinsen à la fin de sa vie, après
qu’il ait abandonné la peinture mais aussi Requiem
pour mon innocence (1999), agencement proliférant – intransportable et créé
sur place, spécialement pour le Musée Guislain – de plus de 2000 objets ramenés
à une nouvelle vie de figures, de fétiches par l’artiste Hans Langner bien loin
de son alter ego, le dessinateur Birdman.
Film de Rick
Roos pour une expo à la Halle Saint-Pierre à Paris :
Folie #3 : l'exposition temporaire Angst / Angoisse
Au rez-de-chaussée de l’aile du bâtiment abritant les collections d’art outsider, dans un ancien réfectoire habité par trois géants, sont affichés une bonne soixantaine de posters d’expositions temporaires du musée. Depuis le début des années 1990, celui-ci a accueilli des collections d’art brut étrangères, des expos de photo, des propositions thématiques sur la honte, les souverains fous, les traumatismes de guerres, les troubles de la mémoire ou de l’alimentation, etc.
Pour le moment – jusqu’au 27 mai 2018 – dans le même type d’approche que la splendide expo Donkere kamers (sur la dépression et la mélancolie) en 2015, l’expo Angst aborde, à la croisée des arts d’hier, d’avant-hier et d’aujourd’hui, « l’angoisse [qui] règne sur le monde ». L’exposition associe – malheureusement en deux espaces séparés ; on aurait sans doute préféré voir les deux univers dialoguer et se répondre – l’imagerie populaire des siècles précédents (images d’Épinal, gravures de rêves cauchemardesques, costumes traditionnels de fêtes païennes, cartographie des croyances paysannes, objets vaudou et statuettes kafiledjo – « celui qui dit la vérité » en Côte d’Ivoire, etc.) et art contemporain.
Du côté de la création artistique de la deuxième moitié du XXe siècle à nos jours, une place de choix est réservée au cinéma (le toujours splendide Meshes in the Afternoon de Maya Deren) et à la vidéo. De prime abord, la manière dont les sons des différents films, projetés dans des box voisins les uns des autres mais non clos, se mélangent en un brouhaha indéchiffrable commence par nous agacer… Puis, on se dit qu’il s’agit peut-être d’un choix de scénographie, la nouvelle bande-son naissant de la superposition sans cesse décalée des six bandes-son existantes rajoutant une couche… d’angoisse à la vision des images !
Parmi les propositions qui nous ont le plus étonné ou convaincu, on citera quelques-uns des milliers de Polaroïds de la série Daily Photos, pris au cours des quarante dernières années de sa vie par Horst Ademeit et annotés de ses observations manuscrites – dans une calligraphie microscopique – sur l’influence néfaste des rayons froids mais aussi les dessins au crayon de Benjamin Moravec et les impressions spectrales sur textile de Fia Cielen…
texte et photos :
Philippe Delvosalle
Musée Dr. Guislain
43 Jozef Guislainstraat
9000 Gand
Cet article fait partie du dossier Gand.
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