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« Sortir de notre impuissance politique », un essai de Geoffroy de Lagasnerie

Geoffroy de Lagasnerie et Assa Traoré
Avec « Sortir de notre impuissance politique », le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie gratifie son lectorat d’un nouvel essai, court manuel de stratégie politique par lequel il bat en brèche les formes traditionnelles de la lutte sociale.

Sommaire

Une certaine tradition de la lutte

Pour présomptueuse qu’elle apparaisse, l’entreprise de Geoffroy de Lagasnerie s’attache à repenser jusqu’aux formes instituées de la pratique militante, qu’importe si celles-ci semblent, encore aujourd’hui, constituer un horizon indépassable dans l’imaginaire de la lutte. Quitte à bousculer les schèmes mentaux du plus chevronné des représentants syndicaux, celui qui est parfois considéré comme un trublion infréquentable n’a pas son pareil pour revitaliser la pensée de gauche, engluée qu’elle est par des décennies d’actions machinales, induite par un conditionnement quasi pavlovien.

On pourrait poser la question, pragmatique, de l’efficacité de la révolte en ces termes : quel mouvement social peut se targuer, lors de ces dernières décennies, d’avoir réussi à imposer sa propre temporalité politique à un gouvernement en place ? Autrement dit, d'être parvenu à faire émerger des thématiques originales qui ne sont pas directement le fait d’un pouvoir institutionnel. À raison, l’auteur ne cite que le mouvement LGBT – dont le progrès ces quarante dernières années a été spectaculaire – et, peut-être, le mouvement écologiste avec, plus récemment, les grèves écolières pour le climat. Si cela ne signifie nullement qu'elles aient réussi à infléchir les politiques environnementales à l’œuvre, lesquelles ne sont toujours pas à la hauteur des objectifs entérinés lors de la COP21, ces initiatives à mettre au crédit de la jeunesse sont au moins parvenues à formuler de leur propre chef une problématique majeure du débat politique contemporain.

Youth for climate Brussels

Youth for Climate (Bruxelles, janvier 2019) - © John Vink

Ce constat d’échec global, Geoffroy de Lagasnerie l’attribue notamment aux lacunes – qu’il juge rédhibitoires – inhérentes aux instruments, procédés et méthodes qui constitueraient l’alpha et l’oméga de la pratique contestataire : la grève, la manifestation, la pétition, le sit-in, l’occupation, l’émeute violente… Il semblerait que le fait d’exister politiquement se résume à s’approprier des outils qui nous précèdent, de façon rituelle, sans même en interroger l’efficacité réelle. Ces modes de protestation apparaissent comme prescrits, de façon légale ou sociologique, par le pouvoir lui-même, à tel point que, lorsque l’on croit lutter à travers eux, on organiserait à son insu sa propre défaite.


Caractère « expressif-réactif » du mouvement social

Il n’est pas faux de dire que les combats sociaux menés en Europe, ces dernières années, ont été essentiellement des luttes défensives : on pense notamment à la grève ayant suivi l’annonce de la réforme des retraites de 2019, en France, voire au mouvement des Gilets jaunes, parti de la fameuse taxe carbone, bien qu’on puisse lui attribuer une forme d’autonomisation ultérieure sur le plan de ses revendications. Parmi les griefs exprimés par Geoffroy de Lagasnerie quant au devenir réactif des mouvements progressistes, celui-ci regrette la transmutation des valeurs opérée dans la conversion psychologique de l’ordre actuel, précédemment critiqué, en ordre désiré désormais porté aux nues. Prenons l’exemple des retraites : selon l’auteur, la réforme voulue par le gouvernement Macron pousserait ses détracteurs à faire l’apologie du système actuel des retraites (par répartition), dont on sait pourtant qu’il génère de la précarité économique et des injustices sociales. Une analyse qui hérisserait sans doute l’un des sociologues et économistes français les plus à gauche du spectre politique, Bernard Friot, lequel est un fervent défenseur d’un mécanisme qu’il considère comme étant éminemment « anticapitaliste », héritage précieux du Conseil national de la Résistance (CNR) à qui l’on doit le modèle de la sécurité sociale à la française.

CONFERENCE DE BERNARD FRIOT « LES TRAVAILLEURS DOIVENT SE LIBERER !»

Bernard Friot, sociologue, économiste et grand défenseur du système des retraites

Si l'on peut être en désaccord avec Geoffroy de Lagasnerie sur la nature d’un système socio-économique communément perçu comme une avancée sociale majeure par les forces politiques de gauche, on peut difficilement nier que les formes de luttes contemporaines tendent à confondre le registre de l’expression avec celui de l’action. L’auteur semble toucher du doigt une problématique centrale, cette faculté à se persuader que, lorsqu’on a seulement parlé, on parvient à modifier si peu que ce soit l’ordre que l’on entend critiquer. Dans le registre de l’action, par opposition à celui de l’expression, on peut dès lors citer une poignée d’agents perturbateurs, adeptes de ce que certains qualifieraient d’« action directe » : Carola Rackete, capitaine de navire ayant débarqué des migrants sur l’île de Lampedusa malgré le blocus du gouvernement Salvini ; Cédric Herrou, hôte de nombreux individus en migration à la frontière franco-italienne, allant jusqu’à obtenir la consécration du « principe de fraternité » par le Conseil constitutionnel ; et les lanceurs d’alerte, plus ou moins connus, de Julian Assange à Chelsea Manning.


Hégémonie médiatique ou infiltration institutionnelle ?

À travers son livre, Geoffroy de Lagasnerie interroge à la fois notre manière de considérer les lieux essentiels de l’expression publique ainsi que la pertinence du choix lié aux destinataires des messages progressistes. Pour la plupart des militants dont la voix est entendue, il s’agirait avant tout de se servir de l’appareil médiatique pour s’adresser aux détenteurs du pouvoir. Ainsi, l’adresse aux dominants à travers les médias traditionnels semble constituer l’outil d’expression le plus à même de provoquer un changement au sein des institutions. Ce parti pris se heurte néanmoins à un écueil important, voire incontournable, identifié par l’auteur : des arguments, aussi puissants et rationnels soient-il, n’auraient pas de facto vocation à modifier l’agenda des décideurs. En la matière, on pense à Greta Thunberg, adjurant le monde politique de prendre la mesure de la catastrophe climatique, à grand renfort de conclusions émanant d’experts scientifiques. Si l’on ne peut nier l’impact de ses prises de position sur un pan de la jeunesse occidentale, il y a fort à parier que le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) soit bien connu des gouvernements interpellés et que, dès lors, les politiques environnementales actuelles soient menées moins par méconnaissance de ces sujets que par décision consciente, quoique non assumée. « Make our planet great again », comme dirait l’autre.

Greta Thunberg - Grêve scolaire pour le climat.jpg

Greta Thunberg, en grève pour le climat

Là où le combat de Greta Thunberg s’avère précieux, et Geoffroy de Lagasnerie en conviendrait, c’est dans son aptitude présente à influencer les générations futures, particulièrement celle qui s’est mise en mouvement dans le cadre des marches écolières pour le climat. Pour l’auteur, la politique est avant tout une affaire de démographie : il serait vain de vouloir changer les dominants d’aujourd’hui, formatés qu’ils sont par une idéologie infusée en eux trente ans plus tôt. Néanmoins, et on en revient à la prétendue inefficacité des formes rituelles de la lutte (marches, manifestations, sit-in…), il serait naïf de penser que celles-ci se suffiront à elles-mêmes, fussent-elles employées systématiquement ces trente prochaines années par ladite génération. A cet égard, Geoffroy de Lagasnerie propose une voie contre-intuitive afin d’influer de façon effective sur les orientations politiques futures : s’inspirer de la droite et de ses méthodes.

La seule chose que nous pouvons faire face à un menteur qui détient le pouvoir, c’est de l’en priver. — Geoffroy de Lagasnerie

À raison, l’auteur nous rappelle que l’hégémonie culturelle et médiatique des années 1960 appartenait à la gauche, forte des plus belles années du parti communiste français. Parallèlement, un processus souterrain aurait été à l’œuvre, notamment avec la société du Mont Pèlerin, think tank créé en 1947 par des intellectuels, journalistes et économistes, parmi lesquels on retrouve Friedrich Hayek et Milton Friedman, chantres de la politique néolibérale désormais consacrée par une large frange des journaux et chaînes de télévision contemporaines. Si l’on n’a jamais assisté à l’organisation de sit-in, de manifestations ou autres grèves de la faim provenant de mouvements de droite enclins à faire advenir le néolibéralisme, c’est sans doute que les forces conservatrices se sont mobilisées non pas en occupant la rue, ni le terrain médiatique, mais bien en infiltrant les appareils de pouvoir. Ainsi, Geoffroy de Lagasnerie invite à repenser notre conception de la radicalité, laquelle conduit trop souvent, selon lui, à concevoir nécessairement la lutte à travers une marginalisation systématique par rapport aux institutions. Ces dernières étant composées de femmes et d'hommes et n'ayant pas de nature intrinsèque, il s'agirait de ne pas les essentialiser. Quelque peu provocateur à l’égard de la Justice (mais pas uniquement), il exhorte la jeunesse aux aspirations progressistes – et pour autant que celle-ci soit amenée à faire ce choix – à poursuivre davantage une carrière de magistrat que d’avocat : « … s’il y a des juges de gauche, il n’y a (presque) plus besoin d’avocats de gauche », résume-t-il prosaïquement.


Texte : Simon Delwart

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