Giuseppe Longo : science et vie - le biais numérique
Sommaire
La complexité du vivant
« Toute machine est obtenue en empilant des composantes élémentaires et simples les unes sur les autres : on construit par association, assemblage de composantes, vis et boulons, puces et bits... simples et élémentaires. Aussi, les ordinateurs et les réseaux d’ordinateurs sont une superposition et un entremêlement très compliqué de composantes élémentaires et simples. En sciences naturelles, au contraire, il ne va pas de soi que le fondamental soit élémentaire, ni que l’élémentaire soit simple. (…) De plus un organisme multicellulaire ne se construit pas en y collant un tissu, en y vissant un organe... il se construit au contraire par différenciation à partir d’une seule cellule, qui est déjà un organisme et qui, à chaque différenciation cellulaire, garde son unité fonctionnelle. Nous avons là à faire à une complexité originaire qui se complexifie ultérieurement, et non pas à un empilement de briques élémentaires et simples. »
Science et démocratie
Dans l’histoire, la construction de la connaissance scientifique est toujours liée à la démocratie. — Giuseppe Longo
« Pour résumer, dans l’histoire, la construction de la connaissance scientifique est toujours liée à la démocratie. Une agora ou tout autre lieu de débat est nécessaire à l’exploration scientifique, qu’il s’agisse d’un tout petit espace protégé de la cour d’un seigneur renaissant ou d’un prince éclairé.... ou même de l’Académie des Sciences de l’Union Soviétique, seul endroit où l’on pouvait discuter, à l’époque, en URSS (même si exclusivement de mathématiques et de physique, sûrement pas de biologie). Les sciences ont toujours été un savoir critique, qui va à l’encontre du sens commun, mais qui se construit aussi contre le savoir de la majorité. On commence toujours par dire : « non, ce n’est pas comme cela...», même s’il s’agit d’un fait, d’une observation ou d’une idée moindres. Il faut une école de pensée – un scientifique totalement isolé n’existe pas – mais à l’intérieur de celle-ci, la nouveauté, permise par du pluralisme et par le débat, dérive de la réflexion de certains qui osent aller à l’encontre de la pensée dominante. La science a toujours été liée à cette composante essentielle de la démocratie, à savoir la présence d’une minorité qui pense différemment ; la démocratie est la formation d’une majorité qui gouverne, certes, mais elle est aussi la présence de différences – Hitler n’a-t-il pas été élu avec une majorité relative ? La science a besoin de la composante critique de la démocratie et, cela renforce sa capacité à explorer de nouvelles voies, à développer une pensée nouvelle et, par ce fait, à enrichir le débat.
« Si, au contraire, à chaque évaluation, on fait voter tous les experts de la planète en laissant une machine compter les citations, on empêche la formation d’une nouvelle manière de voir, d’une école minoritaire, future majorité. Pas une seule des nouvelles manières de penser la nature n’a eu la vie facile à ses débuts, parfois nous oublions cela et nous pensons que Galilée n’a été qu’une exception. Un résultat difficile, une vision profonde et nouvelle demande des décennies pour être comprise et assimilée. Au contraire, l’impact factor des revues est calculé à partir du nombre de citations des articles dans les deux années qui suivent la publication. Deux ans, c’est aberrant ! On peut citer des dizaines d’entreprises scientifiques fondamentales dont les textes fondateurs ont été maintes fois refusés, puis, longtemps après, cités, repris, développés. C’est normal, c’est même (presque toujours) juste : tellement d’âneries circulent qu’il faut être prudents avant de publier et de citer des nouveautés surprenantes.... Mais si on transforme cette prudence ordinaire en méthode d’évaluation, les sciences n’ont qu’à mettre la clé sous la porte ! Avec la bibliométrie, les réseaux d’ordinateurs sont utilisés non pas pour mettre la connaissance de tous à disposition de tous, nouveauté fantastique de notre temps, mais pour normaliser, pour demander à tous de s’adapter à la pensée de la majorité, pour canaliser tous les esprits vers l’école de pensée la plus forte, ou même vers la banalité, le sens commun, la mode. L’évaluation doit être confiée à un groupe de personnes qui varient et qui prennent la responsabilité de comprendre et de juger, de saisir la nouveauté dans les limites de l’humain, et non avec des machines pour le comptage.
L’autre nouvel obstacle face à l’invention scientifique est la praxis toujours plus répandue qui consiste à financer la recherche sur la base de projets de plus en plus grands, voire très grands. Une première conséquence est que l’on attribue des bourses de doctorat et de post-doctorat seulement au sein de grands projets. La bourse d’une institution, versée à un étudiant avec un bon cursus d’études, quel que soit son projet de thèse, lui permet de s’entraîner à la recherche par la recherche, mais aussi de changer ses thèses, son directeur.... bref, de changer d’idée. Alors que, encadré dans un grand projet, il doit seulement viser à démontrer ou confirmer à tout prix la thèse de ce projet ... même si elle lui semble fausse. Des années de formation d’une pensée critique, originale, où l'on apprenne aussi à dire « non, c’est différent de ce que tout le monde pense » deviennent ainsi des années de formation d’un yes-man (ou yes-woman). Le phénomène est impressionnant aux États-Unis, et il se diffuse à grande vitesse chez nous, avec l’hégémonie du financement par projet. »
Gouvernance et gouvernement
« La question essentielle reste pour moi celle de la démocratie, de la loi qu’il faut discuter et interpréter, qui donne un sens à la vie en commun, dans la possibilité d’une réelle dissension. — »
« La notion de « Ressources Humaines », qui analyse le travail de la même manière que les ressources matérielles, ainsi que l’optimisation de toutes les composantes de la production par les méthodes mathématiques de la « programmation linéaire » sont deux approches inventées dans l’ex-URSS. Elles ont ensuite trouvé leur place dans nos grandes entreprises et, par là, dans les secteurs publics et nationaux. Ne doit-on gouverner ces derniers comme des (grandes) entreprises ? Le Gouvernement doit-il être alors confié au « Meilleur » des entrepreneurs, comme l'était Berlusconi en Italie, avec un parti centralisé et autoritaire à l’image du pire parti stalinien de nos démocraties? C’est ainsi que le cercle se referme. Dans l’Etat-Entreprise, stalinien et néolibéral, scientisme et gouvernement se mêlent à merveille : ainsi naît le mythe du gouvernement purement technique, mis dans les mains des ingénieurs du Gosplan soviétique, que, dans nos pays, on appelle aujourd’hui « gouvernance ».
Comme l’observe un ami mathématicien à Paris, Alessandro Sarti, le scientisme demande à la science de comprendre le monde puis de le gouverner avec des méthodes d’optimisation. Alain Supiot, dans son livre La gouvernance par les nombres (Fayard, 2015) explique bien la différence entre la gouvernance et le gouvernement par la loi. La première est une gestion « objective », selon des règles formelles, potentiellement mécanisables, indépendantes de tout contexte, qui formalisent des méthodes d’optimisation, donnant une seule voie possible, optimale, une « géodésique ». Au contraire, la loi de l’homme est interprétée, discutée avant tout sur l’agora, au moment de sa votation, puis par le gouvernement ou par le juge qui l’appliquent dans leur domaine, qui lui donnent un sens contextuel. En fait, le terme « loi de la nature » a été articulé à celui de « loi des hommes » (et des dieux) de manière très intéressante, et ce dans des cultures différentes. La règle, basée sur des écritures numériques ou formelles, est gérable par des automatismes indépendants des ambiguïtés interprétatives, dont au mieux on fait un fine tuning. (…) Mais la question essentielle reste pour moi celle de la démocratie, de la loi qu’il faut discuter et interpréter, qui donne un sens à la vie en commun, dans la possibilité d’une réelle dissension, qui peut être organisée : l’analyse du stalinisme et du néo-libéralisme, européen ou américain, en est subordonnée. »
Éthique de la recherche scientifique
« Il n’existe pas une activité de recherche sans une méthode propre et sans une éthique : faire un pas de côté pour mettre en question ses propres principes de connaissance, se donner le temps de réfléchir, sans savoir exactement où l’on va, être disposé à être jugé, embauché, promu, sur la base d’un travail créatif effectué, et non sur des promesses. Si on ne respecte pas l’éthique de la recherche, la passion de la connaissance, aucune ingénierie institutionnelle ne pourra permettre d’évaluer correctement notre activité, ni de financer des projets finalisés, eux aussi nécessaires ; les grands problèmes de l’écosystème, par exemple, en ont bien besoin... Mais si on ne fait que Big Science, on tue la science : aucun projet dont l’application finale est dite à l’avance ne pourra jamais être très innovant. La vraie nouveauté, même technique, a toujours été obtenue à partir d’une recherche qui ne l’imaginait pas – et souvent longtemps après ou comme retombée indirecte. »
Humiliation préconçue : politique des outils numériques
« Pas un jour ne passe sans qu’on nous dise « Attention, acceptez n’importe quelle condition de travail, acceptez de perdre vos droits, car sinon vous serez remplacés par des machines ! » - construction volontaire d’un imaginaire collectif. — »
« Nous sommes confrontés à une importante croisée des chemins : d’extraordinaires instruments d’interaction et d’échange peuvent enrichir ultérieurement et énormément nos connaissances et nos pratiques scientifiques ou être employés pour nous normaliser et nous faire ‘suivre la règle’, nous rendre tous homogènes. Les réseaux mettent tout un chacun dans une position sans précédent de rencontre à distance, de rapprochement, d’accès aux connaissances de toute l’humanité, dans leur diversité. L’échange de cultures, d’idées, d’objets... a été au cœur des plus hauts moments de notre histoire, depuis la Grèce jusqu’à l’Italie de la Renaissance, pour ne citer que deux exemples de centres d’échanges intenses, en Méditerranée. Mais avec cette nouvelle vitesse nous pouvons faire bien plus.
Or, au contraire, le réseau informatique peut être utilisé comme champ moyen au sens physique : avec trop de voisins, on n’arrive plus à avoir des singularités, on devient tous gris. Nous avons discuté plus haut des images du monde de ce type, monochromatiques : l'ADN, le cerveau, les lois humaines, tous sont des ensembles de règles formelles, d’instructions et de programmes, d’un même type, tout comme les ordinateurs, mais enrichis, au mieux, de quelques aléatoires de réseau. Un instrument, l’ordinateur, outil auxiliaire d’excellence utilisé par les sciences (la modélisation par exemple) pour comprendre le monde, est ainsi employé pour aplatir le monde ou, pire, est identifié avec le monde, nouvelle mécanicité au sens commun. Il en arrive même à organiser nos activités, par les évaluations informatisées du travail, dont la bibliométrie n’est qu’un exemple ; on ne peut passer sous silence des utilisations plus graves encore, tels les QCM numériques dans les écoles, tous les mêmes de Djakarta à Helsinky, ainsi que, plus généralement, les modes actuels d’évaluation des compétences, tous méthodologiquement identiques, qui ne sont plus soumis au jugement qualitatif, mais sont imposées dans quasiment tous les métiers. Les modes de vie en sont profondément modifiés, sous la pression de ces machines qui, nous promet-on depuis les années ’70, devraient remplacer l’homme en tout. (…) Depuis ces mêmes années, les bureaux de Poste et les banques investissent dans l’élimination de travaux humains pénibles, tels les centres de tri ou la lecture des chèques: mais les progrès, jusqu'à présent, sont minimes.... Toutefois, pas un jour ne passe sans qu’on nous dise « Attention, acceptez n’importe quelle condition de travail, acceptez de perdre vos droits, car sinon vous serez remplacés par des machines ! » - construction volontaire d’un imaginaire collectif. Cette substitution a déjà eu lieu, depuis des décennies, surtout grâce aux machines à contrôle numérique, dans les chaînes de montage, les lieux de stockage, c'est-à-dire dans des métiers qui nécessitent la réitération identique des gestes ; ce savoir-faire originel de la machine digitale est perpétré avec des nouveautés dans les bureaux, sans que le rythme global de la substitution n'ait augmenté. Par contre, nous observons la construction d’un imaginaire adapté à la subordination aux règles, à l’évaluation mécanique, à la gouvernance qui remplace le gouvernement. Quant à la nouveauté incessante, certes, nous sommes entourés, étouffés par mille nouveaux gadgets, mais le substrat technico-scientifique n’a pas évolué depuis une vingtaine d’années. »
L'illusion de la pensée : les limites de l'IA
« On pense aujourd’hui pouvoir optimiser la pensée, en la réduisant à zéro. — »
« Le comble de ces exemples d’humiliation préconçue, présumée et menaçante de l’intellect humain, véritable scoop publicitaire pour ceux qui en sont dupes, est peut-être bien la nouvelle mode du Data Mining a-scientifique en Big Data. Celui-ci devrait prédire toutes sortes de dynamiques et orienter l’action, sans avoir besoin d’hypothèses, de théorie ou de connaissance). Les Big Data et leurs techniques d’analyse statistique sont une opportunité sans pareille s’ils sont utilisés pour émettre des hypothèses, pour valider des théories et en proposer de nouvelles. Mais, au contraire, et de manière terriblement virale, on pense aujourd’hui pouvoir optimiser la pensée, en la réduisant à zéro : des algorithmes assez puissants pourraient ainsi « remplacer la connaissance scientifique » (sic !). Plus la base de données est grande, yotta de yotta bites, plus on peut éviter de penser : les machines décèlent des régularités que les sciences ne voient pas, mais qui suffisent pour prédire et agir (…) Heureusement que les mathématiques permettent de démontrer l’absurdité de ces promesses (…) L’aléatoire s’infiltre inévitablement dans les très grands ensembles de nombres, rendant périlleuse toute prédiction sans le recours à une pensée qui donne un sens et qui permette de choisir ce qui compte, ce qu'on peut mesurer, associer à un nombre, pensée nécessaire pour comprendre et, si possible, prédire. Par ailleurs, la force de la connaissance scientifique réside aussi dans le fait de savoir démontrer les limites de chaque théorie, de pouvoir expliciter la perspective qui permet de faire des sciences : celui qui prétend comprendre ou tout faire avec un seul objet ou un seul instrument, l'ADN, les algorithmes ... est certainement dans l’erreur. »
Ce texte est un collage de citations prélevées sur le document « Complexité, science et démocratie ». Entretien avec Giuseppe Longo par Paolo Bartolini, 2016. Traduction Sara Longo. Lien vers le texte intégral.
Giuseppe Longo est directeur de recherche CNRS émérite au centre interdisciplinaire Cavaillès de l’Ecole Normale Supérieure (ENS), Paris. Ancien directeur de recherche CNRS en mathématiques, puis en informatique, à l’ENS, il est également ancien professeur de logique mathématique puis d’informatique à l’Université de Pise. Giuseppe Longo a passé 3 ans comme chercheur et professeur invité aux États-Unis (successivement à Berkeley, au MIT et à Carnegie Mellon), ainsi que plusieurs mois à Oxford (Royaume-Uni) et Utrecht (Pays-Bas).
Il sera présent au Pointculture de Bruxelles le mardi 19 février 2019.
Illustrations : Beauté de l'erreur, glitch photographies de l'artiste d'origine brésilienne Sabato Visconti. Son site : http://www.sabatobox.com.
Montage texte & photos : Catherine De Poortere