Groupe Marcuse : « La Liberté dans le coma »
En préambule.
"Un nouveau processus s'est enclenché au début de l'âge moderne en Italie. Les marchands se sont mis à appliquer à leurs marchandises la science de la géométrie et de l'algèbre. Cette pratique a mené à l'idée que toute la réalité matérielle pouvait être mesurée et représentée par des figures et des nombres. Cette idée a provoqué un essor sans précédent des sciences de la nature et des arts mécaniques. La réalité semblait devenir totalement intelligible, mais c'était au prix d'une nouvelle scission au sein de l'activité humaine, car le langage mathématique relève exclusivement de la fonction. Il ignore les synthèses imaginaires qui donnent leur sens aux mots et qui naissent en nous par intégration d'éléments de notre expérience. Il exclut l'imagination, seule créatrice de sens, mais s'est imposé comme une rationalité supérieure à cause de sa rigueur, de ses développements infinis et de son efficacité pratique." — Jean François Billeter, Esquisses p.79-80
Ce livre du Groupe Marcuse, réédité et enrichi d’une éclairante préface et de plusieurs annexes, discute de l’emprise du numérique sur nos vies, de l’informatisation à outrance à laquelle nous sommes confrontés. A partir de la question de l’identification électronique (le processus consistant à utiliser des données d’identification personnelle sous une forme électronique) et d’une de ses conséquences les plus problématiques, le fichage généralisé organisé aussi bien par les grandes entreprises que par les États, le Groupe Marcuse analyse en profondeur les tenants et aboutissants de ce qu’il faut bien appeler, selon le collectif, une forme de servitude volontaire ou au moins une démission quasi généralisée concernant la défense de la notion de liberté telle qu’elle avait été développée par la philosophie des Lumières, une liberté qui n’avait pas encore été étouffée par l’administration des choses telle que nous la vivons parce que nous la concevons désormais ainsi.
Mais comment aborder la question quand on pense à la mainmise de plus en plus prégnante du fait numérique sur nos activités, nos modes de vie et nos manières d’aborder la réalité, celui-ci étant envisagé comme un vecteur de commodités dont on ne veut plus se passer. Comment nager à contre-courant sans paraître instantanément décrédibilisé, comment convaincre face à un système, et ne pourrait-on pas dire, une civilisation, qui semblent subjugués par la grande transformation numérique. Que peuvent nos convictions face à un tel rouleau compresseur, que peut un livre et que peut une lecture? Dans cette optique, celui-ci nous emmène dans une analyse sans complaisance ni concessions des origines techniques, technologiques et philosophiques du phénomène et, si je peux dire, embrasse notre monde et ses impasses, proposant, non pas une utopie, mais une vision crue et presque désenchantée, pour ne pas dire pessimiste – en tout cas d’une grande honnêteté intellectuelle –, où il est dit que les symptômes de la maladie sont identifiés mais qu’on n’a pas de remède miracle, d’où le titre du livre : la liberté dans le coma, cette liberté dont nous et notre monde sommes tellement épris et qui, pour beaucoup, est une évidence, mais dont nous ne mesurons peut-être pas qu’elle est en train de nous glisser entre les doigts, fascinés que nous sommes par l’apparente facilité des modes de vie dictés par le capitalisme de plateforme (entre autres). Comment ne pas voir, par exemple, que la défense de nos données est difficilement compatible ou est carrément en contradiction avec le développement de l’informatique, d’internet et des technologies de l’information et de la communication, données que nous abandonnons aux mastodontes du numérique presque sans nous en rendre compte, ou en nous en souciant très peu, tout en réclamant leur protection, alors que c’est l’intégralité du système qui fonctionne dans une optique de surveillance de plus en plus décomplexée, le plus souvent avec notre assentiment, qu'il soit réfléchi ou pas. Comment ne pas voir que nous naviguons dans un monde mental d’injonctions contradictoires que nous créons nous-mêmes, nous demandant comment sortir d’un univers de plus en plus réglementé et surveillé, alors que le plus souvent nous ne voulons ou ne pouvons pas nous défaire de la fascination que ses modes de fonctionnement exercent sur nous. Fascination, aliénation, et c’est effectivement la notion de liberté qui vacille.
Voici une des formes du constat :
« A tous les étages de la société, les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) sont célébrées depuis leur émergence comme un vecteur de libération sans précédent, une panacée économique, sociale, culturelle et sanitaire : les écrans sont censés éveiller les enfants en soulageant les parents des soins à leur prodiguer ; la numérisation de tous les textes met à disposition de chacun une bibliothèque universitaire (voire universelle) sans sortir de son salon ; les technologies médicales rendent possible d’opérer un malade du cœur à 5000 kilomètres de l’endroit où il se trouve ; les sites de rencontre permettent de trouver l’amour même quand on est timide, puis de tromper son conjoint dès qu’on s’en est lassé ; la robotique est en passe de créer des automates pour tenir compagnie aux vieux, etc. Il se trouve que, dans ce merveilleux monde connecté de toutes parts, à peu près tout va mal, mais il serait indélicat de se demander si cela n’a pas directement à voir si l’informatisation n’est pas d’abord vecteur de chômage, d’abus de pouvoir managérial, de solitude, d’impuissance politique, de perte de mémoire… » — Groupe Marcuse, La liberté dans le coma p.253
Malheureusement, immergés que nous sommes dans le raz de marée, ce questionnement passe presque inaperçu, dans le sens où l’acceptation est si généralisée qu’elle définit la normalité et les comportements ; de ce fait, les auteurs eux-mêmes admettent que la première édition de leur livre n’avait pas atteint son but, c’est-à-dire faire de la transformation technologique accélérée qui se déroule sous nos yeux une question politique centrale. Mais, en deux ans, les choses se sont tellement radicalisées — voir tout ce qui tourne autour de l’imposition de la 5G, par exemple, ou la manière dont on se met sans sourciller à nu sur Facebook —, et l’accaparement des esprits est devenu si prégnant que, selon les auteurs, la ressortie du livre s’imposait. Augmenté d’une préface qui met notamment l’accent sur l’aggravation tous azimuts de notre dépendance et des injonctions de plus en plus envahissantes à être disponibles et mobilisés à tout moment (posséder un smartphone deviendra bientôt une obligation, comme avoir une bagnole ou consommer à tout prix), sa réflexion épouse parfaitement ce que l’air du temps peut nous faire soupçonner sans que nos prises de conscience ne nous mènent à faire rupture. Et de fait, c’est avec une grande clarté que le livre nous permet de nous situer face à la question si nous ne faisons que « sentir confusément » ce qui nous arrive, mais il donnera des arguments solides à ceux dont les convictions sont déjà bien ancrées, et il ouvrira peut-être quelques yeux. Tout en proposant des développements sociologiques et historiques parfois très poussés — par exemple : histoire des développements de l’informatique, de la gestion des sociétés développées, de la notion d’organisation, des bureaucraties et de leur mainmise sur des aspects de plus en plus nombreux de nos existences, analyse de la notion d’efficacité ou de ce qu’on appelle l’universalisme statistique —, le livre reste d’une certaine manière très terre à terre et accessible, il nous dit ce que nous vivons et est souvent très concret ou nous aide à en avoir une vision plus claire et construite, il en propose un décryptage et une interprétation tranchants et argumentés, mais je dirais aussi, plein de sensibilité, c’est-à-dire qu’il reste près du cœur, près de ce qui affole ou fait rêver, tout près aussi de nos fragilités, de nos peurs et de nos impuissances, ne nous submergeant pas, par exemple, par un militantisme rebutant, une morgue déplacée ou par l’idée qu’il existerait une solution facile et définitive à ce qui peut apparaître comme un cauchemar. À aucun moment il ne tombe dans l’abstraction, ou du moins, il ne nous y cantonne pas, car c’est bien la vie de tous les jours et nos gestes les plus quotidiens qui sont en jeu, il suffit de penser aux réseaux sociaux et à leur présence de plus en plus envahissante, aux smartphones qui sont greffés sur la main d’un nombre de plus en plus grand de gens, ou à l’absence lancinante d’interlocuteur humain dans une multitude de circonstances, et c’est à partir de là, à partir de ce que tout le monde peut constater, tout autant qu’en proposant une analyse et une compréhension fine des mécanismes aliénants et de leurs conséquences sur la notion même de liberté, que les auteurs construisent leur conviction. Et donc, le livre nous fournit une approche de ces deux niveaux de réalité, l’analytique et le sensible, et il les fond dans une synthèse militante, mais ouverte, très convaincante.
À mon sens, ce livre étudie pour nous ce qui est en train de se passer de manière respectueuse, il développe une prise de conscience à plusieurs étages qui se nourrit de l’observation d’un monde jugé à la dérive et il raconte une histoire qui est la nôtre et dont il est peut-être encore temps de s’échapper, si pas collectivement, car en serons-nous capables, du moins individuellement. Mais peut-être est-ce faire preuve de trop d’optimisme…
« Tout se passe comme si les fondements juridiques, idéologiques et anthropologiques de la modernité étaient littéralement écrasés par les évolutions économiques et technologiques qu’ils ont autorisées, et par une bureaucratisation de la vie sociale que nourrissent constamment les logiques marchandes et techniciennes. C’est en ce sens que nous parlerons d’autodestruction du libéralisme. Le monde moderne n’a nullement vu le triomphe de l’autonomie individuelle et des collectivités capables de s’autogouverner. Il est jusqu’ici simplement un âge de l’humanité où l’on aura répondu à chaque difficulté de la vie sociale - ou même à chaque difficulté de la condition humaine - par l’invention d’une nouvelle machine ou/et d’une nouvelle règle abstraite et impersonnelle. Le résultat est que notre époque est faite de situations politiques et d’enfermements que les défenseurs de la liberté du XVIIIème siècle ou XIXème siècle ne pouvaient simplement pas imaginer. Il faut donc repenser le sens et redéfinir les conditions concrètes de la liberté dans notre temps. » — Groupe Marcuse, La liberté dans le coma p.47
Une fois de plus, le constat peut faire peur, et la disproportion entre les prises de conscience et notre véritable capacité d’action — je parle bien ici de celles et ceux qui sont un peu conscients de l’état des lieux — est, osera-t-on dire, désolante et désespérante. Mais, dans un monde où l'on peut se demander qui représente encore l’intérêt général, à part les citoyens conscients, éparpillés qu’ils sont, il faut continuer à aiguiser ses convictions en aiguisant ses compréhensions, comprendre les effets du système dominant sur tous les aspects de notre vie et réapprendre à tout prix le vivre ensemble et l’action collective, oui, retrouver un instinct collectif en le réfléchissant au mieux. Je crois que ce livre peut y aider.
Pour terminer, une analyse de la fonction qui sert bien le propos des auteurs de « La Liberté dans le coma », toujours dans « Esquisses » de Jean François Billeter.
« Cette rationalité nouvelle a rendu possible un renversement qui s’est produit en Angleterre, puis ailleurs en Europe. L’organisation du commerce était devenue si étendue et puissante qu’elle a imposé à la société sa propre logique, qui est celle du calcul, autrement dit de la pure fonction. Elle l’a imposée par une révolution que l’on dit industrielle, mais qui fut surtout sociale. Les possédants ont créé par la violence une classe de dépossédés contraints de leur vendre leur travail contre un salaire au moyen duquel ils devaient ensuite acheter leurs moyens de subsistance. L’existence des dépossédés a été soumise au calcul des possédants - dont l’existence s’est elle-même trouvée soumise au calcul. Tout devait être quantifié pour que tout fût soit acheté, soit vendu avec profit. Ce nouveau système, qui s’est ensuite étendu de l’Europe au monde entier, a créé un monde vide de sens – car la fonction ne crée pas de sens. Elle ne connait pas d’autre fin que son fonctionnement. Toutes les tentatives qui ont été faites pour donner un sens à ce système vide de sens ont engendré des idéologies monstrueuses et provoqué des catastrophes. Tels ont été les XIXe et XXe siècles.Un nouveau pas a été franchi plus récemment. Par l’informatique et la communication instantanée à l’échelle de la planète, la fonction s’est automatisée. Elle entraîne désormais les possédants et leurs auxiliaires dans une course qu’ils ne maîtrisent plus, une course vers rien, une fuite dans le vide qui va s’accélérant. Devenue autonome, la fonction régit la finance, laquelle régit la production, la circulation et la consommation des biens, et le fait au mépris des besoins de l’espèce humaine, et des équilibres naturels qui ont rendu notre planète habitable. » — Jean François Billeter, Esquisses p.80-81
Daniel Schepmans
Le Groupe Marcuse (en référence au philosophe Herbert Marcuse) : Mouvement autonome de réflexion critique à l’usage des survivants de l’économie. Le Groupe est un collectif d'auteurs critiques constitué au début des années 2000 par de jeunes sociologues, économistes, philosophes, historiens, psychologues et médecins.
Herbert Marcuse : Auteur de « Eros et civilisation » et surtout de « L’Homme unidimensionnel », qui eut un grand retentissement, Marcuse peut être considéré comme un des précurseurs des prises de conscience écologiques dans les années 1960, mais il a aussi analysé le processus de la domination technoscientifique, anticipant avec une grande lucidité l’état actuel de nos dépendances et développant l'idée de liberté administrée, une des thèses majeures du travail du Groupe Marcuse.