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Guillaume Lohest : « Se dire de gauche ne fait pas de vous automatiquement un démocrate. »

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Les mots sont politiques. Auteur d’un essai paru en 2019 sous le titre « Entre démocratie et populisme. 10 façons de jouer avec le feu », Guillaume Lohest attire notre attention sur l’usage d’un vocabulaire dont les ambivalences et le caractère flou tournent bien souvent en faveur des idéologies les plus inflexibles. Rencontre.

Sommaire

L’attachement à la démocratie n’est pas défini par un contenu idéologique, mais par la relation qu’on entretient avec ses propres idées et celles d’autrui. — Guillaume Lohest

La tentation du populisme

PointCulture : Votre essai porte le sous-titre : 10 façons de jouer avec le feu. À l’horizon d’un souci démocratique, que signifie l’expression « jouer avec le feu » ?

- Guillaume Lohest : Il s’agit clairement de la tentation du populisme ! Plus précisément, pour les mouvements et militants progressistes : de la tentation de bricoler un populisme « de gauche », en imaginant que cette stratégie soit la bonne pour contrer les populismes nationalistes aujourd’hui majoritaires. Ce projet mérite qu’on s’y attarde parce qu’il repose sur un diagnostic lucide : le fossé se creuse depuis des années entre une partie de la population et les élites politiques des partis traditionnels. Les gens estiment que leurs problèmes ne sont pas réglés, que ce sont toujours les mêmes qu’on voit, que le copinage, le lobbying, voire la corruption ont tué la démocratie. On comprend pourquoi ils en viennent à penser cela.

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Mécaniquement, cette méfiance débouche sur ce que Jean-Luc Mélenchon avait nommé « dégagisme » (il avait d’ailleurs intitulé un de ses livres « Qu’ils dégagent tous ! »). Podemos en Espagne a aussi misé sur cette stratégie en s’appuyant sur les solides analyses de Chantal Mouffe, avec un succès relatif. En Belgique, quelqu’un comme David Van Reybrouck se situe aussi dans cette ligne quand il plaide pour un « populisme de meilleure qualité ». Ces propositions, de bonne foi, s’appuient sur l’ambiguïté du populisme, qui n’est pas un projet extérieur à la démocratie mais plutôt une sorte de vision simplifiée de celle-ci, fondée sur ce raccourci : si la démocratie c’est le « pouvoir du peuple », alors il suffit de laisser s’exprimer la majorité, et beaucoup de choses pourraient s’arranger simplement. C’est oublier bien des dimensions de la démocratie !

« — Je pense qu’en l’état actuel, cette stratégie qu’on pourrait résumer par l’expression « un autre populisme est possible » profite en fin de course à l’extrême droite. Car dans la course à la simplification et au dégagisme, l’extrême droite aura toujours moins de scrupules et produira donc un discours plus net, plus clair, qui semblera – hélas – plus résolu, car il désigne des boucs émissaires plus simples à stigmatiser. — »

C’est dramatique, mais, en gros, le populisme nationaliste est plus « efficace » dans le discours que le populisme progressiste. Les tendances actuelles parlent d’elles-mêmes…

- Votre propos accueille une part de réflexion sur votre propre travail au sein des Équipes populaires. Vous n’hésitez pas à formuler vos doutes, à vous mettre en question, vous avancez même le terme d’autocritique. En quoi cette position vous a-t-elle semblé nécessaire dans votre approche d’un sujet qui concerne avant tout le collectif ?

Tout est parti de ce constat très simple : les mouvements de résistance, le monde associatif et militant dans lequel je me situe, partagent un vocabulaire, un langage commun avec l’extrême droite moderne. La critique de l’Union européenne, des médias, de la mondialisation, du néolibéralisme : tout cela fait maintenant aussi partie du discours critique emprunté par des partis nationalistes qui ont changé de ton depuis les années 1990. Le Vlaams Belang, le Parti Populaire (aujourd’hui dissous), le Rassemblement National en France, ces partis se posent en résistants à l’UE, aux médias et à la mondialisation, en protecteurs des « petites gens ». Leur projet est pourtant diamétralement opposé à celui du monde associatif ! Ce problème est souvent balayé d’un revers de la main : on dit « l’extrême droite nous a volé notre discours, nous a volé nos mots », « c’est de la récupération ». C’est en partie vrai, mais il n’empêche qu’on ne peut pas faire comme si de rien n’était ! Il me semble donc indispensable de nous demander si, en continuant à partager un vocabulaire commun, on ne contribue pas à donner du crédit à ces partis nationalistes. Bien malgré nous évidemment, mais tout de même. Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer aux projets, mais avoir une attention accrue à nos paroles et à nos postures.

« — Tout le monde ou presque veut « changer le système ». On se dit « contre le système ». Mais de quoi parle-t-on ? — »

Le sens et l'usage des mots

- Vous montrez qu’à l’usage, il arrive que le vocabulaire en vienne à desservir, voire à trahir les causes qu’il semble cependant forgé pour défendre. Comment une telle inversion s’opère-t-elle ?

- Les mots ne sont pas figés : leur sens peut évoluer au fil du temps, le contexte dans lequel on les prononce n’est pas anodin non plus. Un exemple très polémique et qui a récemment fait l’actualité est celui du terme « antisionisme ». Pour certains militants solidaires des droits des Palestiniens, ce mot désigne strictement l’opposition à la politique israélienne de colonisation des territoires occupés. Ils revendiquent donc le caractère émancipateur et progressiste de l’antisionisme. Mais en même temps, d’autres groupes ou personnalités se définissent comme antisionistes dans un sens plus large : à la fois pour dénoncer cette occupation, mais aussi pour s’opposer à l’existence même de l’État d’Israël, voire pour propager sous le manteau les habituels clichés antisémites les plus rances. Il y a donc une ambivalence évidente. Que faire ? Gaspiller de l’énergie à défendre « son » usage du mot, ou changer de terme, par exemple parler d’anticolonialisme, pour être clair et se démarquer des usages antisémites ? Je penche pour cette dernière option, mais je peux comprendre qu’il y ait discussion.

On peut aussi parler du mot « système ». Tout le monde ou presque veut « changer le système ». On se dit « contre le système ». Mais de quoi parle-t-on ? Quand Marine Le Pen fait un discours dans lequel elle prononce ce mot toutes les deux minutes, il y a de quoi se sentir mal à l’aise… Si par système on entend le capitalisme, cela me semble plus clair de se dire anticapitaliste, sinon on entretient une confusion sur ce que désigne ce mot : système pourrait vouloir dire « démocratie », « social-démocratie », « Union européenne » ou « néolibéralisme ». « J’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair » faisait dire Albert Camus à l’un des personnages de La Peste. Eh bien, parlons clairement, précisément. Cela ne diminue pas la valeur des causes que l’on défend, bien au contraire !

- Que pensez-vous du rôle que revêt dans l’espace médiatique actuel le hashtag, ce mot-clé qui, sur les réseaux, acquiert une puissance décuplée?

- Si vous voulez parler du hashtag en lui-même, je ne connais pas sa réelle portée technique, algorithmique. Ce sont plutôt les réseaux sociaux en général qui, par leur usage massif et les possibilités qu’ils offrent, modifient profondément le rythme et les modalités de la circulation de l’information dans une démocratie.

Les Monstres

- Comment comprendre cette zone grise, ce clair-obscur rouge-brun comme on l’appelle, à l’intérieur duquel le populisme en vient à mettre en danger l’espace démocratique ?

- C’est à la fois une vieille histoire et une caractéristique de notre époque. Plusieurs historiens ont considéré que le rejet des élites par les classes moyennes, à la fois antilibéral et anticommuniste, qui peut mêler des aspects révolutionnaires sur le plan social et conservateurs sur le plan moral, était le propre du fascisme. Ce moment de ressentiment populaire, d’urgence de changement en période de crise, est précisément le « clair-obscur » d’où « surgissent les monstres » selon l’expression célèbre d’Antonio Gramsci. Un cycle économique se termine, il n’y a pas encore de nouveau modèle, les inégalités sont très fortes, le niveau de cohésion de la société est faible : le terreau est là pour des « monstres » populistes voire fascistes.

« — Quand on ne comprend plus son époque, quand l’avenir est sombre, on se raccroche plus facilement à quelqu’un qui va vous proposer une vision du monde simple et claire, une histoire avec des coupables tout trouvés, des gentils et des méchants, avec des (fausses) solutions faciles. C’est là que les leaders populistes excellent. — »

Aujourd’hui, en France, quelqu’un comme Michel Onfray incarne parfaitement cette « vitalité » (entre guillemets) rouge-brune. En créant une revue appelée « Front populaire », une référence illustre de la gauche communiste, en prétendant se placer au côté des « petites gens », du « peuple », ce philosophe qui se définit comme libertaire emprunte par ailleurs de nombreuses références et un vocabulaire à la droite conservatrice, parle des « petits Blancs » abandonnés, s’acoquine avec l’identitaire Eric Zemmour… Deux historiens [1] ont décrypté l’héritage trouble de la pensée de Michel Onfray, expliquant la zone confuse où il se positionne aujourd’hui, de plus en plus identitaire sous la bannière du souverainisme. Il y a un vrai danger, je pense, à ce que la colère générale des gens se cristallise dans ce type de discours qui n’est pas porté par un projet émancipateur mais par la nostalgie des anciens repères nationaux.

« — Le dilemme pourrait être posé ainsi : comment lutter contre la mondialisation néolibérale et les inégalités qu’elle génère, mais sans faire le lit des nationalismes, du repli sur soi, du rejet des personnes migrantes ? — »

Aujourd’hui les « champions » affichés de la lutte contre le néolibéralisme, l’UE, la mondialisation, etc. sont les mêmes qui tiennent un discours anti-immigration : pensons à Viktor Orban, à Matteo Salvini, à Marine Le Pen… Ce cocktail « social-souverainiste » fait froid dans le dos car la proposition est alléchante : plus d’égalité, mais juste entre nous, pas avec le reste du monde. Mais ce n’est pas l’égalité, ça, c’est le nationalisme. Les gens oublient que s’ils sont nés du bon côté de la frontière, du côté où la richesse abonde, ce n’est pas par mérite : c’est de la chance, du hasard.

- Vous signalez que même l’étymologie peut être trompeuse. Vous prenez exemple du mot « révolution ». Qu’exprime ce mot que sa racine contredirait ?

L’étymologie, c’est fascinant. Dans beaucoup de cas, comprendre à partir de quelles racines un mot tire sa signification actuelle est très éclairant. Cela peut même rafraîchir notre langage, lui réinsuffler du sens perdu. Mais parfois, tout simplement, ça ne marche pas. L’évolution, les glissements de sens, les détournements ont été si nombreux qu’il n’y a plus vraiment de raison d’aller chercher des arguments dans les racines étymologiques. On ne peut donc pas en faire un dogme qui expliquerait tout. Pour le mot « révolution », l’étymologie n’aide pas : faire la révolution, cela n’a plus rien à voir avec tourner autour de quelque chose.

Pour le mot « démocratie », littéralement le « pouvoir du peuple », cela éclaire davantage, mais il faut surtout se poser le problème de ce que veut dire « peuple » et de ce que signifie le « pouvoir ». Bref : l’étymologie ne peut en aucun cas remplacer la pensée, l’esprit critique, le débat d’idées. Les mots sont comme les vivants : certains restent fidèles à leurs origines, d’autres prennent le large. Chercher du sens nécessite de discerner entre ces cas différents.

Convergence des luttes et démocratie

- Vous énoncez toute une série de postures qui, partagées tant par la gauche que par la droite, bénéficient surtout à cette dernière : désignation de boucs-émissaires, abandon à la colère, déni de l’importance des outils numériques et du storytelling, opérations de simplification et refus de la complexité réelle… Sur ce dernier point, vous avancez même une critique de la convergence des luttes et de l’intersectionnalité. Où se situe le risque que fait courir à l’espace démocratique cette attitude généralement célébrée pour son potentiel d’ouverture et d’efficacité ?

L’intersectionnalité – autrement dit le fait, pour une personne, de se trouver au croisement de plusieurs rapports de domination – n’est pas discutable : c’est un constat. C’est très différent, il me semble, de la « convergence des luttes » qui désigne traditionnellement une stratégie de mise en commun de différentes luttes afin de créer un rapport de forces, en vue d’obtenir des conquêtes politiques et sociales. En soi, si l’on s’en tient à la volonté que les luttes se renforcent l’une l’autre, cela me semble plutôt pertinent ! Ce qui est plus ennuyeux, c’est quand implicitement se crée une hiérarchisation des combats au sein de ce « front commun ». Par exemple, si l’on faisait passer au second plan l’antiracisme, la lutte contre l’antisémitisme, ou la progression de l’égalité femmes-hommes, au profit d’avancées sociales ou écologiques. Cela arrive souvent !

« — La « convergence des luttes » court toujours le risque de n’être qu’un slogan qui masque la conflictualité entre les combats à mener, leur caractère irréductible, spécifique. — »

En ce qui concerne la démocratie, je pense qu’elle exige d’être défendue en elle-même. Se dire de gauche, pour le dire simplement, ne fait pas de vous automatiquement un démocrate. C’est une banalité, mais on aurait tendance à l’oublier...

Au fond, l’attachement à la démocratie n’est pas défini par un contenu idéologique, mais par la relation qu’on entretient avec ses propres idées et celles d’autrui. Est-on capable de se laisser questionner, de douter, de débattre, ou au contraire verse-t-on dans le dogmatisme ? Place-t-on les droits humains et la dignité des personnes avant l’idéologie que l’on défend ? C’est cela, la spécificité de la démocratie, autant et même davantage que le fait de décider à la majorité ! Et le populisme est précisément l’oubli de ces dimensions essentielles au profit de la seule loi majoritaire. Jan-Werner Müller le définit comme le « refus de la polyphonie du peuple ».

- L’attention au détail et à la spécificité de chaque situation, la recherche obstinée d’une justesse dans la pensée, un travail d’élucidation permanent à l’égard des actualités et des discours, comment tout cela peut-il être à la portée de qui n’a pas la politique pour métier ? Pour le dire autrement, en pratique, que peut faire un citoyen de bonne volonté ?

Personne n’a accès à toute la complexité du monde évidemment. Mais je comprends ce que vous voulez dire. Vous dites en quelque sorte : n’a-t-on pas besoin tout de même de simplifier les enjeux pour qu’ils soient compréhensibles par le plus grand nombre si on veut réussir à changer le monde un jour ? Je ne sais pas. Tout discours est de toute façon une simplification du réel en soi. Mais je pense que chacun a la responsabilité de ne pas considérer a priori que les autres (les gens, les électeurs, les interlocuteurs…) ont envie qu’on leur simplifie la tâche. En tout cas, pour les acteurs de la culture et de l’éducation permanente, pour les enseignants, les femmes et les hommes politiques, les travailleurs sociaux, les militant·e·s, l’exigence d’une réflexion critique me semble incontournable. Oui à la pédagogie, à la clarté de l’expression, mais le but est tout de même d’augmenter l’intelligence collective !

[1] Onfray : fin de partie », entretien avec Elisabeth Roudinesco et Guillaume Mazeau, propos recueillis par Gilles Gressani, www.legrandcontinent.eu, 1er juillet 2020.


Formé en Langues et Littératures, Guillaume Lohest est chargé d'études et formation en éducation permanente au sein du mouvement des Équipes Populaires.

Entre démocratie et populisme. 10 façons de jouer avec le feu, Éditions Couleurs livres, 2019.

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Questions et mise en page : Catherine De Poortere

Crédit photo de Guillaume Lohest : A. G.

Images : Markus Spiske / Unsplash