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alto (L')

ALTO, alto

publié le par Isabelle Delaby

Portrait d’un instrument à cordes. Remarquable parcours d’alto dans la musique contemporaine classique.

« Montre-lui combien une chose peut être heureuse,
innocente et combien nôtre ;
à quel point, dans sa plainte, la souffrance,
consent à revêtir une forme, et sert comme une chose,
ou meurt comme une chose – pour rejaillir,
plus loin, joyeuse, d’un violon.
Et comprendre ces choses qui vivent de s’en aller,
les comprendre pour les louer ;
périssables elles cherchent secours auprès de nous,
nous plus périssables encore. Elles attendent
que nous les changions en notre cœur invisible
– infiniment – en nous-mêmes. »
(R. M. Rilke, Neuvième élégie de Duino – traduction Lorand Gaspar).

alto

C’est en toute discrétion que l’alto entame sa carrière au XVème siècle. Dissimulé au cœur de l’orchestre, il prend de la force dans des formations moins nombreuses et, organisme sensible qui gagne à être mis en serre, la chambre lui va bien. Il accède à l’autonomie au XIXème siècle, à partir de là, sa relative virginité solistique lui confère un attrait singulier. Il faut dire que, proche du violon, l’alto n’a ni son piquant ni sa souplesse : plus lourd, plus grand, plus épais, on hésite même sur la façon de le tenir, à l’épaule ou devant soi, comme le violoncelle dont il n’a pas davantage la prestance et la belle gravité. Sa position médiane au sein d’une famille turbulente lui vaut une réputation d’instrument sobre dont on apprécie le calme mais dont on fuit l’ennui. Cet ostracisme ne pourrait mieux convenir à son caractère difficile. Car ce qui passe chez lui pour une mélancolie sans devenir est incandescence souterraine.Avec lui les sonorités brûlent à froid et comme par insinuation, et ce n’est pas aux extrêmes de l’aigu et du grave qu’il s’exprime le mieux, mais dans les entrailles du bizarre.

Au repos il possède une existence silencieuse, ni sommeil ni attente, mais jouissance immobile de la forme, lit de bois, drap de cordes: paradoxe de la résonance rentrée et de l’indécelable.

Il faut le tirer hors de lui-même, forcément le contraindre. S’il se livre difficilement, c’est aux mains fureteuses et à l’idée saugrenue qu’il s’abandonne, hôte récalcitrant du silencieux et de l’inouï. Et voici que Geneviève Strosser, avec l’intelligence et le goût des musiques actuelles, décline cette mise au jour en cinq propositions, cinq compositeurs de la première moitié du XXème siècle rassemblés pour une pièce en cinq actes : extraits d’un discours sur l’instrument, son emploi, sa résistance.

LIGETI (1923-2006, Hongrie) : viscéral

Il faut noter ceci : il y a au départ une émotion qui n’est pas musicale mais sonore. Cela se passe lors d’un concert à Cologne en 1990. Ligeti écoute la musique (Schumann, Schubert) et soudain il est saisi : c’est la musique qui se décompose, ou plutôt s’ouvre, et Ligeti se retrouve à l’intérieur, captif. Si l’écoute est attention et le saisissement emprise, quel est son devenir ? Reprise ou abandon ? Mise en examen ou allégeance ? Ligeti ne choisit pas, il veut les deux, complicité, connivence (1). Parce que ce n’est pas la musique en tant que totalité qui le bouleverse, mais son détail, son fourmillement. Troublé – piqué – par  la note do, Ligeti, qui prend le temps de la sentir, de l’étudier, affirme qu’elle concentre en elle toute la saveur de l’alto : « une étrange amertume, compacte, un peu âpre, avec un arrière-goût de bois, de terre et de tannin. » (2)   S’il pouvait, il la saisirait, la mangerait et créerait avec elle quelque chose de nouveau. Ce sera la sonate. En écrivant Hora Lungâ, il va jusqu’à lui offrir une corde fantôme, plus grave, sur laquelle sa mélodie peut reposer. C’est là une première tentative, une note imaginaire pour une note insaisissable. La corde gémit, se plaint, alors la musique tourne autour, Loop, se tord, Fascar, se soumet au vertige de l’identique, Prestissimo con sordino, s’appauvrit, Lamento, et finit par renoncer, Chaconne finale qui éclate et laisse filer. Construction imaginaire, construction amoureuseautour d’une note qui résiste, poursuivie et jamais atteinte. Sur cette corde viscérale de l’alto, la sonate déploie sa force d’énigme.

 

HOLLIGER (1939, Suisse) : évité

L’alto représente ici l’événement musical qui n’arrive pas. L’emploi semble a priori accessoire, un autre ferait tout aussi bien l’affaire, Trema étant à l’origine destiné au violoncelle. Justement, qu’est-ce qu’une banale substitution peut nous apprendre sur l’alto ? Sans doute ceci : qu’il se révèle davantage dans l’adversité que dans l’apologie. Armé contre la musique - contre lui-même, il déclare son opacité. Là où Holliger conduit ses propres négations jusqu’à l’aporie, l’alto, travaillé à la corde, poussé à l’usure, ne livre pas seulement son chant du cygne. Il fait barrage; son corps mis à l’épreuve se substitue à l’événement musical. Et ce qu’on lui arrache, ce qu’il abandonne, est agonie non pas de l’instrument, mais du son. Ce qu’on entend ce sont les cordes, et en même temps ce qu’elles protègent, non pas un quelconque événement musical, mais le silence, chant profond de l’alto dont seul le contour est désespérément audible.

 

DONATONI (1927-2000, Italie) : confisqué

Si Holliger tente avec force d’éviter l’événement sonore, Donatoni en consomme l’entière disparition. D’un matérialisme radical, il détourne l’instrument pour le nettoyer de tout usage conventionnel. C’est là moins le fait d’une volonté destructrice que d’un esprit facétieux, avide de faire jaillir les entités sonores comme autant de savoureuses pépites. Privée d’événements, c’est la durée qui s’abolit dans la musique. Alors, le présent redevient un enfant. L’invention se défait dans l’innocence et dans la joie. L’alto est pincé, chatouillé, farfouillé dans tous les sens et dans toute la facétie du geste. Les sonorités étincellent et retombent aussitôt, l’amnésie et l’inconséquence sont balbutiements d’un discours empêché. L’alto se prête au jeu avec enthousiasme. Ce voyage en enfance est aussi dénué de nostalgie que sans lendemain: une identité confisquée.

 

LACHENMANN (1935, Allemagne) : natif

Lachenmann reprend l’instrument dans un désir. Comme la corde do pour Ligeti, c’est le son qui importe, le son à l’état natif, c’est-à-dire substance et non pas matériau. Et l’instrument, qui n’est pas l’objet du désir mais son réceptacle, fait mieux que de le recevoir, de le laisser reposer : il l’incarne. Dans la Toccatina, l’alto remplace le violon, et il ne déçoit pas. Développée en langage, cette recherche du son qui traverse l’instrument est une poésie, une poésie telle que l’entend Roland Barthes lorsqu’il évoque l’« espoir d’atteindre enfin à une sorte de qualité transcendante de la chose, à son sens naturel et non humain » (3) . Le son originel n’est pas une idée, n’est pas une abstraction, mais une qualité, un naturel. C’est le son avant son histoire, avant la musique – le son-état, disponible, informulé. Si, comme prétend Lachenmann, le son est devenu inaudible à l’issue de ses nombreuses métamorphoses, il n’est pas irrécupérable. Et c’est là le rôle essentiel de l’instrument, en l’occurrence du violon ou de l’alto: permettre une extraction. L’instrument est, pour le son, tout à la fois l’arme, la blessure, le remède et la guérison – démultiplication des rôles et assignations contradictoires qui s’accordent bien à la physiologie de l’alto, plus précisément, qui exploitent au mieux sa formidable plasticité matricielle.

 

SCELSI (1905-1988, Italie): envahi

Plus encore que Lachenmann, Scelsi voudrait se rapprocher du son, le détailler, le magnifier, voudrait, si possible, se trouver à l’intérieur de lui. Gonflé à l’extrême, le son n’est plus ni matériau, ni substance, mais totalité, univers : «… ce do devient toujours plus grand, vous voyez, vous entendez battre le cœur du son, c’est un univers entier, il vous encercle, vous entrez à l’intérieur du son4. » (4) Scelsi formule un désir d’incorporation : être mangé par le son, devenir Jonas qui, dans le ventre de la baleine, se ressaisit, se réalise. La venue dans le son doit se comprendre comme un exercice spirituel – lucidité ou illumination. Resté dans l’ombre, l’instrument matérialise l’approche, entéléchie du son, mouvement et mise au jour. Il est donc vivant, organique : dans la pièce Manta, l’alto s’accompagne de voix humaines. Cordes de l’alto et cordes vocales sont prothèses de la conscience, cordes ombilicales, évidence de la non-séparation son-corps-esprit.

En vibrant à l’unisson, les cordes ouvrent le son. Celui-ci se referme aussitôt. Mais de quoi est-il fait ? De quoi la conscience est-elle entourée lorsqu’elle séjourne en son cœur?  Magnifié, unanime, le son ne se supporte plus, s’excède, se constelle, c’est sa substance qui s’espace, le vide qui gagne en ampleur, qui triomphe. Le son n’est jamais si proche du non-être que lorsqu’il encercle l’être, jamais si proche de dissoudre l’être qu’il contient que lorsqu’il l’avale. À son tour, la conscience perd sa consistance, le son l’anéantit et à mesure qu’il s’étend, il vide l’espace qu’il remplit.

Raison pour laquelle il est presque impossible de saisir le son (et même la musique) sans avoir recours à de nouvelles figures, figures de substitution, autres langages, métaphores qui comblent les vides, qui font la sourde oreille au silence, raison pour laquelle il faut en revenir à l’instrument comme à la trace charnelle de l’être du son. Au bout de cette logique de réduction, l’instrument lui-même retourne au silence. Et l’être creusé, vidé par le son stagne encore au cœur de l’instrument, son à l’état natif.

En ce sens, l’alto reste une énigme, les sons jaillissent, s’éloignent – il demeure en deçà.

Catherine De Poortere

 

 

Notes

1. connivence : « … savoir ombreux, qui reste intégré dans un milieu, ne s’abstrait pas d’un paysage, …, ne détache pas un moi du monde, reste en deçà de toute exposition possible… », François Jullien, Philosophie du Vivre, Gallimard, Bibliothèque des idées, 2011.

2. extrait de la note d’intention, à lire intégralement sur le site de l’Ircam.

3. Roland Barthes, Mythologies, ici citation complète.

4. Scelsi cité par Jay Gottlieb

 

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