Hardcore Nations
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Chaque région du globe a vu naître, en marge des circuits « normaux », des musiques à danser, qu’il s’agisse de house, de techno, ou de rock, des milieux hardcore, cherchant dans une plus grande dureté une plus grande authenticité et maintenant par une violence symbolique (ou non) un certaine distance par rapport au mainstream. Comme le heavy metal, c’est une musique dans laquelle se reconnaît un public populaire, déçu ou dégoûté par ce qu’il perçoit comme une musique et un milieu snobs, prétentieux, trop délicats, élitistes ou trop bourgeois. La Gabber est ainsi née à Rotterdam en réaction aux clubs house de la ville, remplis, selon les amateurs de hardcore, de poseurs, de m’as-tu vu et de gosses de riches. En réaction à cette scène et à sa musique, les partisans de la ligne dure ont inventé une musique ultraviolente, lourde, parfois vulgaire et provocatrice, toujours tendue et ultrarapide. Inspirée par les productions les plus brutales de la house américaine et allemande, elle se caractérise par un goût prononcé pour la distorsion, l’exagération, transformant ainsi le kick, le coup de grosse caisse qui donne le rythme, en un son saturé, métallique, élastique, à la fois agressif et lourd, mais aussi, candidement comique. Mais surtout c’est le tempo qui a subi ici la plus grande métamorphose : pour se distinguer des musiques sages et étriquées des clubs, la Gabber s’est lancée avec délices dans une recherche effrénée de la vitesse et de la violence, atteignant des régimes de pointe dépassant les 160 BPM de la jungle. Si des exercices de style en ont fait une course à l’extrême, jouant avec des vélocités inhumaines, impossibles à danser, la moyenne des morceaux plafonne autour d’une confortable fourchette allant de 180 à 220 BPM.
Après des débuts très confidentiels (et rendus volontairement exclusifs et inhospitaliers par le noyau dur des amateurs), le genre a connu une certaine popularité, non seulement aux Pays-Bas mais aussi en Allemagne, en Italie, ainsi qu’aux États-Unis et en Australie, poursuivi par une réputation sulfureuse, en partie due au contenu de la musique (son imagerie violente, son langage brutal et ses propos incorrects) et en partie à l’amalgame de son public avec les différents mouvements néonazis qui ont tenté de le noyauter. Au fur et à mesure de sa popularisation, le genre s’est (légèrement) adouci pour se transformer en une forme de « happy hardcore » ne conservant qu’une brutalité de façade, accentuant les aspects les plus cartoonesques de la musique (les voix accélérées, les ambiances grand-guignolesques, le martèlement frénétique, etc.) Les rythmes eux-mêmes, qui faisaient toute l’originalité du hardcore, et sa fraîcheur, se sont vus réduits à des allures plus modestes, plus abordables pour le commun des danseurs et plus accessibles au grand public. On peut dire que le genre a ainsi subi une forme de gentrification et de commercialisation qui l’a vu se métamorphoser en musique pour méga-rave, dans la foulée des soirées Thunderdome et autres Masters of Hardcore.
Les puristes considèrent que la Gabber est morte et enterrée depuis 1995, et se lamentent avec nostalgie de la disparition de la scène early-gabber, la seule authentique à leurs yeux. Hors des Pays-Bas, la techno hardcore, elle, a continué hors des sentiers commerciaux, et se fait gloire de constituer à travers ses différentes déclinaisons, ses variantes régionales ou nationales, une scène internationale. Chacune de ses variantes a un caractère, une histoire et une évolution différents, et ses protagonistes ont des parcours et des influences distincts ; les uns, comme le Français Laurent Hô, s’inspirent de la musique industrielle ou du noise ; d’autres, comme son compatriote Manu le Malin, sont passés dans les années 1990 de la trance au hardcore, d’autres encore comme les Anglais Hellfish & Producer viennent de la scène rave, et témoignent de l’influence des breaks de la jungle. C’est ce mélange d’ingrédients et de démarches divers qui donnera plus tard naissance au breakcore.
Benoit Deuxant