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Hartmut Rosa, sociologue et philosophe de l'accélération

Hartmut Rosa
En quelques livres, et ceci à partir de la notion d’accélération, Hartmut Rosa a posé les bases d’une réflexion sur notre modernité en régénérant les fondements d’une théorie critique des structures du capitalisme.

Sommaire

L'expression "Théorie critique" renvoie à un courant de pensée surgi des espoirs du XXème siècle dont il a sillonné les déchirures. Telle que formulée par ses fondateurs, parmi lesquels figurent entre autres Adorno, Horkheimer, Marcuse, la Théorie critique avait pour vocation de mettre au jour les formes possibles de l'émancipation humaine tout en pensant ses obstacles par l'examen des effets de la progression du capitalisme et de la "raison instrumentale" : perte croissante de liberté et atteintes à la personnalité, transformation de la culture "éclairée" en culture de masse, etc. — Éditions La Découverte

Après avoir théorisé le concept d’accélération dans un livre essentiel où il analysait l’évolution des structures temporelles à l’œuvre dans notre monde, Hartmut Rosa a poursuivi sa démarche sociologique en proposant d’abord une réflexion sur la notion d’aliénation, puis sur ce qu’il a appelé la résonance, terme choisi pour expliciter ce qui définit notre relation au monde. Dans un nouveau livre, il poursuit son exploration des logiques mises à nu dans ses travaux précédents en articulant celles-ci avec l’idée de disponibilité et d’indisponibilité du monde : si tout est à notre portée, ce qui est un des projets de la modernité tardive, la résonance, par nature aléatoire, semble entrer en contradiction avec ce projet. Il dresse ainsi un tableau vaste et cohérent des problèmes que la modernité a à affronter en élaborant des solutions conceptuelles qui restent au plus proche des valeurs des promoteurs historiques de la théorie critique.

Accélération

Harmut Rosa : "Accélération - une critique sociale du temps" - La Découverte

Commençons par Accélération, sous-titré « une critique sociale du temps ». Paru en 2010, son point de départ, la question qui lui donne vie paraîtra familière à presque tout le monde : comment comprendre et formaliser grâce aux outils de la sociologie la sensation d’accélération que beaucoup ressentent dans quasi tous les domaines de leur existence, que ce soit au niveau du rythme de vie qu’en ce qui concerne le développement des techniques ou les transformations d’ordre social ? Quelles sont les raisons profondes du sentiment partagé par une grande partie d’entre nous ? En effet, nous n’avons plus le temps, nous sommes submergés, nous courons sans cesse, nous perdons notre vie à aller de plus en plus vite et nous ressentons cela comme une menace, nous l’éprouvons et le pensons comme une des questions fondamentales qui déterminent notre besoin de transformation du monde, c’est-dire du système de pensées et d’actions qui font de ce dernier ce qu’il est, c’est-à-dire le capitalisme.

Une des idées clés de l’auteur, celle dont vont découler bon nombre de ses propositions et démonstrations et qui est au cœur du concept d’accélération, est que notre modernité ne peut trouver son équilibre et se stabiliser que de manière dynamique, c’est-à-dire grâce à une extension sans frein de ses champs d’action, une croissance continuelle de la production et de la consommation et, pour ces raisons, une innovation tous azimuts. Plus précisément, le mouvement entretient tout ce qui tourne autour de lui mais il faut en retour entretenir le mouvement, il faut créer sans cesse de nouveaux besoins et transformer tous les esprits dans ce but, la machine entraîne tout dans son sillage, inexorablement, sapant ainsi l’idée même de contrôle. Cela entretient ainsi une dynamique devenue nécessaire à sa perpétuation (l’impossibilité d’imaginer autre chose qu’une croissance sans fin se trouve là), la logique dévorante du capitalisme devenant prédominante puisqu’il ne peut que s’étendre au risque de se décomposer ou de disparaître.

On trouve donc là les racines du sentiment de vitesse et d’accélération de plus en plus accablant qui est devenu un thème essentiel de la critique du système, dont les symptômes les plus frappants sont les multiples crises que nous affrontons : d'une part, la crise écologique qui culmine avec la catastrophe climatique qui se dessine; d'autre part, la crise démocratique sous tous ses aspects : c’est-à-dire comment être représentés, quelles formes d’actions collectives mener et surtout, comment les mener, puisque le sens du commun est devenu problématique ; et enfin, celle que beaucoup rencontrent en eux-mêmes : la crise psychologique, qu’elle ait trait au dérèglement de notre relation aux autres formes de vie, à notre environnement social ou à nous-mêmes, cette dernière certainement la plus insinuante parce que s’immisçant dans tous les recoins de notre être « subjectif » en faisant rebond sur les autres crises, nous entraînant dans des cercles vicieux, fort bien décrits par l’auteur.

Aliénation et accélération

Harmut Rosa : "Aliénation et accéleration" - La Découverte

Laissé à lui-même sans développement d’ordre moral, ce tableau serait accablant et désespérant s’il ne débouchait sur une articulation d’essence philosophique que Rosa va construire dans un deuxième livre traduit en français, Aliénation et accélération, en s’inspirant d’abord d’une notion qui fut par excellence celle de la philosophie antique, la question de la « vie bonne » et en la faisant travailler pour proposer une définition de l’aliénation, puisque dans son analyse celle-ci est la conséquence directe et nécessaire de son point de départ, la notion d’accélération. En même temps, il s’inspirera des travaux de la célèbre École de Francfort pour proposer une vision adaptée de la Théorie critique (démarche qui vise à critiquer la société et la culture en mobilisant les sciences sociales), puisqu’il est clair pour lui qu’aussi bien nos existences personnelles que nos vies sociales doivent se transformer en se défaisant des structures du capitalisme tardif.

Pour comprendre la notion de « vie bonne », il faut en revenir au sens que Platon donnait au terme « eudémonisme » , c'est-à-dire "doctrine philosophique posant que le bonheur est le but de la vie humaine". Or, comme il a été évoqué précédemment, pour Hartmut Rosa le principe d’accélération, symptôme majeur du fonctionnement du monde actuel, est clairement défini comme une entrave à la recherche du bonheur, et par là même une des sources les plus visibles de notre aliénation. Pour ce faire, il va entreprendre de décrire l’imbrication entre les impératifs systémiques des sociétés capitalistes, régies par des contraintes et régulations temporelles très strictes et nos vies personnelles, soumises à ces temporalités dans ce qu’il nomme la logique de l’accélération sociale, et ainsi, décrivant ce qu’il appelle l’état d’immobilité hyperaccélérée qui est la nôtre, il nous montre qu’il est incompatible avec la recherche d’une « vie bonne ». Mais comment définir celle-ci plus précisément et comment l’intégrer à ses paradigmes de base ? Pour bien comprendre, une précision importante s’impose : dans l’esprit du sociologue, jamais la solution à notre soumission à l’emprise de la vitesse n’est envisagée à partir d’une mise en pratique de la décélération. Selon son point de vue en effet, il ne suffirait pas d’inverser la tendance à partir d’on ne sait trop quelles recettes miracles pour rétablir une hypothétique situation antérieure. Il va s’en expliquer longuement dans sa deuxième grande œuvre et troisième livre traduit en français : « Résonance, une sociologie de la relation au monde. », dont il dit opportunément qu’il s’agit d’une sociologie de la vie bonne.

Résonance

La centralité de la notion de relation au monde développée par Rosa s’inspire notamment de la phénoménologie (étude des phénomènes perçus, étude dont l’analyse se fonde sur l’analyse de l’expérience vécue), en particulier celle de Maurice Merleau-Ponty, mais il faudrait citer de nombreuses autres références, comme par exemple Peter Sloterdijk ou Martin Buber. Ainsi sommes-nous affectés par le monde, par la réalité dans laquelle nous sommes plongés, et cela déjà dans le ventre de notre mère, bien sûr. Nous nous développons, nous sommes touchés et nous répondons, nous sommes en relation, en résonance pour reprendre le vocabulaire de Rosa. Cet état, et bientôt cette perception sont fondateurs. C’est un état de choses originel à partir duquel nous allons grandir en complexifiant la situation, l’articulant aux significations cognitives, sociales ou émotionnelles que nous allons rencontrer en élaborant ce que nous sommes et comment nous serons affectés par la réalité faite de rencontres de tous ordres dans laquelle nous sommes immergés corps et esprit. Ainsi, nous allons nous développer en tant que sujets dans un monde, et cette forme d’articulation ou d’antagonisme, en tout cas la manière dont nous allons éprouver cette situation, va être déterminante du point de vue de notre être en tant qu’être en relation avec le monde. Cette relation pourra être vécue et prendre des formes incroyablement variées, de la réification la plus complète, où, pour faire vite, le monde et tout ce qui fait que nous sommes reliés à lui sera appréhendé et vécu comme une chose distante, froide, non accueillante, ou bien, si on se place de l’autre côté du spectre, à ce que l’auteur va définir comme une résonance, c’est-à-dire lorsque nous nous sentons en accord.

L’idée de résonance n’est pas si facile à expliquer, bien que d’un premier abord, tout comme celle d’accélération, elle nous apparaisse familière. Si on traite de la musique par exemple, sans oublier qu’il ne s’agit que d’un biais parmi beaucoup d’autres explorés par l’auteur, la notion semble coller parfaitement. En effet, lorsqu’une musique nous émeut, on entre en résonance, on vibre, on est à l’unisson, on fait une rencontre émotionnelle, et une relation au monde gratifiante s’installe, impliquant un sentiment d’union, on est bien dans sa peau, on est bien dans le monde, on résonne (le mot colle si bien que la musique semble privilégiée si on veut aborder la question), tout va bien, on est heureux et comme le dit Rosa, la corde qui nous relie au monde se met à vibrer. La difficulté vient de ce que ce dont il s’agit est de fonder une sociologie (étude des relations, actions et représentations sociales par lesquelles se constituent les sociétés) et non de se cantonner à une approche simplement émotionnelle ou affective, même si celle-ci fait partie intégrante de la problématique.

Voici donc la définition qu’il en donne : « un rapport cognitif, affectif et corporel au monde dans lequel le sujet, d’une part, est touché […] par un fragment de monde, et où, d’autre part, il “répond” au monde en agissant concrètement sur lui, éprouvant ainsi son efficacité ». D’emblée la résonance se loge dans l’être aux multiples strates d’existence que nous sommes ; la réunion des adjectifs cognitif, affectif et corporel est déterminante parce qu’elle nous introduit dans une dynamique où aucune des dimensions qui nous constituent, que ce soit le rapport à la connaissance ou celui au sensible, ainsi que leur inscription dans un corps où les deux aspects ne cessent de se construire mutuellement en nous inscrivant dans une dynamique qui éloigne tout danger de réductionnisme, aucune de ces dimensions n’est laissée de côté.

Mais il y a plus. Il faut un lien responsif, il faut qu’une réponse soit donnée, qu’il y ait échange, que ce ne soit pas simplement de l’ordre de la réception passive, le monde doit nous répondre mais il faut aussi que nous lui répondions. Il faut des respirations concordantes. On comprendra dès lors que cette sorte d’état de réceptivité active ne se décide pas, elle n’est jamais donnée, elle surgit et disparaît au gré des aléas et des circonstances de vie mais aussi de nos dispositions. Pensons à l’état amoureux : on tombe amoureux, on ne le décide pas (on tombe, extraordinaire manière de dire !). Ou revenons un instant à la musique, imagine-t-on retrouver l’extase éprouvée une fois à chaque écoute, bien sûr que non, on sait que cela ne fonctionne pas ainsi. La démonstration porte donc sur le fait que la résonance augmente notre capacité à agir et à entrer en phase avec le monde et à nous laisser transformer par lui, mais qu’elle est par nature aléatoire et qu’aucune volonté n’y peut rien, au moins dans l’optique de la genèse du phénomène. Cela étant, ne l’oublions pas, articulé avec l’idée qu’une expérience de résonance réussie est le fondement de la vie bonne et qu’en tant que préoccupation d’ordre eudémonique, elle va déterminer notre situation d’être humain plongé dans le monde.

En quelques mots, le bonheur est donc lié à la résonance quand elle est réussie et c’est ainsi que presque tous les aspects d’une existence d’être humain, de notre nature relationnelle à l’alimentation, aux rapports affectifs, à la respiration, au travail, à l’art, etc. vont être passés au crible par l’auteur pour y évaluer la place et le fonctionnement de son concept et pour redessiner toutes nos cartographies évaluatives concernant le fonctionnement des nouvelles raisons du monde formant le système du capitalisme tardif, le tout dans l’optique d’une évaluation et de la pertinence de sa force d’explication, toujours avec en vue l’amélioration des existences (la vie bonne). C’est là que se trouve sa réponse à la question initiale : comment répondre à l’accélération, c’est-à-dire dans la constitution de cette grille de lecture où la notion de résonance est déterminante et dans son application à notre manière de vivre et à son éventuelle réussite.

Rendre le monde indisponible

Harmut Rosa : "Rendre le monde indisponible" - La Découverte

Dans sa dernière exploration en date de la modernité, Rendre le monde indisponible, notre auteur ajoute une nouvelle pièce à son édifice en développant l’idée de disponibilité et en l’opposant au concept de résonance. Il s’agit donc bien du développement d’une pensée qui, à partir de l’articulation accélération/résonance, poursuit sa quête de la plus juste vision de la notion de relation au monde. Voici comment il définit la disponibilité, comme « le programme moderne d’accumulation des ressources et d’extension des périmètre d’accès », entendant par là que la mise en accessibilité d’aspects de plus en plus nombreux du monde est un des fondements du programme de la modernité, ce que l’auteur résume ainsi : « Tout ce qui apparaît doit être connu, dominé, conquis, rendu utilisable. » : le temps, l’espace, la connaissance sont de plus en plus intégralement à notre disposition. Songeons à la compression du temps et de l’espace dans les voyages, songeons à internet, songeons aux infinies possibilités d’exploration, d’interaction, d’appropriation... qui agrémentent nos vies, songeons à l’interactivité et à la connexion généralisées, songeons au pouvoir que nous détenons sur de plus en plus de choses, ou bien, et c’est l’autre face (la face noire pourrait-on dire) de cette disponibilité de plus en plus étendue, songeons à l’extension de notre pouvoir de contrôle sur tout ce qui entre dans notre champ d’action, mais aussi de la possibilité de destruction qui accompagne cette mise à disposition de presque tout ce qui nous entoure, ce que Rosa appelle « faire du monde un point d’agression ». Face à cet appétit et à ce développement prométhéen, la résonance semble peu de chose et si on le comprend bien, elle n’aurait à opposer que son caractère nécessaire et constitutif, car on pressent, si on suit Rosa, que sans elle toute vie sociale serait abîmée et sans doute invivable, c’est-à-dire que ce fondement anthropologique qu’est la relation au monde, exprimé en terme de résonance, serait compromis.

Le raisonnement est le suivant : la disponibilité dégrade la résonance, elle lui rend la vie impossible, elle rend son apparition problématique jusqu’à l’interdire, elle affaiblit sa possibilité même en programmant une mise à disposition généralisée, compromettant même le plus élémentaire des accords possibles avec ce qu’il est absolument nécessaire de rencontrer avec résonance si on ne veut pas sombrer dans une réification totale (transformation en chose ; en philosophie, processus par lequel on transforme quelque chose de mouvant, de dynamique en être fixe, statique). La question est donc posée : une disponibilité généralisée et aveugle ne rend-elle pas le monde, par ricochet, de plus en plus indisponible, l’accessibilité entendue comme mécanique d’appréhension du monde entraînant le recul de la résonance, par nature aléatoire, donc non programmable, et ne nous condamne-t-elle pas, au contraire et en toute logique, à un éloignement du monde ? Quelle attitude adopter alors, si ce n’est l’exploration des limites entre le disponible et l’indisponible, bien qu’il semble évident qu’il faille en passer par une forme d’ascèse et par une transformation radicale de nos manières de vivre avec le projet culturel de la modernité. D’où le titre choisi : « Rendre le monde indisponible. », c’est-à-dire apte à la résonance.

Ainsi, en quatre livres parus en français et en partant d’une analyse très poussée d’un phénomène qui peut être ressenti dans la vie de tous les jours, l’auteur a posé les bases sociologiques d’une lecture du monde qui place l’homme relationnel en son cœur et en montrant que les principes dominants de la modernité ne lui réservent la plupart du temps pas un bon accueil.


Daniel Schepmans