Hommage à Cecil Taylor (2) : Oraison funèbre et vitale
En solo, et si je devais restreindre à un titre, je choisis l’album « Looking (Berlin Version) Solo » parmi les incroyables enregistrements effectués par le label allemand FMP, fin des années 1980. Pour pouvoir, étant enfin résolument seul et disposant de beaucoup de temps, explorer à l’aise l’effet de sidération produit par la première écoute de ces disques. Parce que c’est une musique multicouche, inusable, libérant sans cesse de nouvelles facettes. Parce qu’elle métamorphose complètement l’instrument roi de la musique savante occidentale en quelque chose d’autre. Mais par une connaissance intime et organique du piano savant et blanc. En effet, les structures musicales de Cecil Taylor brassent de multiples héritages : j’y entends passer les styles de, notamment, Debussy, Ravel, Scriabine, Bartók, Stravinski. Mais bien au-delà, dans ce labyrinthe pianistique, on croise des bribes des écritures-claviers, des pensées-pianos de bien d’autres : Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert. Sans oublier, évidemment, que dans ce corpus qui traverse les temps, Cecil Taylor organise le dialogue, d’égal à égal, avec les écritures et pensées-pianos du jazz. Une multitude de musiques en une seule, une masse critique qui rassemble une totalité pianistique et, y provoquant des accidents, la fait évoluer vers des formes improbables. Comme vous voyez, un objet dont on ne fait pas facilement le tour : quoi de mieux pour s’occuper sur l’île déserte !? D’autant que, comme le rappelle Francis Marmande dans son article nécrologique du journal Le Monde, c’est un style qui « mobilise la totalité du système nerveux », dans toutes ses ramifications autant physiologiques, fantasmatiques, sociologiques, esthétiques… Ce qui revient à dire que, s’y plongeant, il est loisible de circuler dans un univers où il semble que l’on soit transporté par une énergie sonore qui réinterprète l’histoire de l’humain, de ses cultures et ses institutions. Et pour un occidental, faut-il le dire, ce serait se livrer aux jouissances d’un décentrement de plus en plus nécessaire !
Alors, que ferais-je, d’abord, de tout ce temps et espace que je pourrais enfin consacrer à une écoute complète de cette musique ? Serais-je, ainsi isolé, dévoué à cette écoute, un être symbolique qui réparerait en quelque sorte le manque d’attention accordé à cet artiste ? Peut-être. Il suffit de parcourir les articles – relativement maigres et caricaturaux – qui saluent sa disparition. On y rencontre à foison tout le vocabulaire de « l’éruptif » et l’évocation répétitive des « accords parfois discordants et sauvages et rythmes fracassants » (Figaro), « accords brutaux, presque sauvages » (RTBF). Enfin, je pourrais disposer de la vacance d’esprit pour trouver les mots et les phrases qui raconteraient aussi le raffinement et la délicatesse de cette musique, la richesse inventive de ses flux narratifs. Une réparation que j’avais eu l’occasion d’entamer avec mes collègues de la médiathèque de Charleroi, il y a près de 18 ans !
En effet, lorsque l’on travaille en médiathèque, avec le souci de faire entendre dans ces lieux publics, la diversité culturelle dans toutes ses spécificités, on s’expose aux réactions des personnes présentes, selon les musiques diffusées. Avec Cecil Taylor, tout au long de ma carrière longue de médiathécaire, j’ai pu constater une constante : le rejet, la non assimilation de ce corpus sonore dans les pratiques d’écoute ! Et une fois, nous avons dû faire face à un rejet particulièrement virulent. Un homme, exaspéré par ce piano et ses « accords brutaux, presque sauvages », est sorti de ses gonds et s’en est pris avec violence aux responsables de sa « torture ». Quand je dis « violence », je ne vise pas seulement les termes, le ton, les gestes véhéments, l’injure proche, mais cette assurance d’appartenir à une culture supérieure qui peut enfin restaurer la vérité, publiquement, sur ce qu’est la « vraie musique ». Bien entendu, il n’est pas question d’en vouloir de quelque façon que ce soit à cette personne. Mais constater, au cœur d’une médiathèque dont la vocation est d’ouvrir à toutes formes d’expressions esthétiques, que, à l’orée du XXIème siècle, cette musique savante de « noire » - et sans doute exaspère-t-elle en partie par cette conjonction du « savant » et du « noir » - est encore capable de susciter une telle rage autoritaire, avait raison de nous inquiéter. Mais au fur et à mesure que le temps passait, nous pouvions constater que la tolérance aux musiques « autres » n’allait pas en s’améliorant.-- passez la souris sur les images ci-dessus si vous désirez arrêter leur défilement --
Le clash qui s’était produit avec cette personne nous a
conduits, à l’époque, à mettre sur pied, une opération d’explicitation de ce genre
de désaccords menant à de véritables altercations ! Alors, nous avons
travaillé à une petite publication dans l’esprit « Qui a peur de Cecil
Taylor ? » ! On y tentait d’objectiver une série de données pour
répondre à l’excommunication « ce n’est pas de la musique » !
Non pas en se plaçant sur la question des valeurs, mais des faits
objectifs : lieux de concerts impliqués, labels de musiques mobilisés,
mentions dans la presse musicale spécialisée, formation et études suivies par
l’artiste, notice dans les dictionnaires musicaux… Ensuite, nous avons essayé
de poser les termes d’une approche dé-passionnée de ces questions des
« goûts et des couleurs ». Non pour les éviter, mais pour en faire un
pivot de la controverse démocratique, et en soulignant dès lors ses dimensions
politiques. Enfin, on terminait par des conseils d’écoute, une discographie
commentée pour s’initier plus « en douceur »… La petite brochure fut
distribuée gratuitement aux visiteurs de la médiathèque de Charleroi et elle
fut discutée : les visiteurs et visiteuses étaient abordés, la publication
était présentée (son origine, son contenu). C’était aussi l’occasion, de
manière plus générale, de parler avec chacun, de leur sentiment d’être
quelques fois agressés par les musiques diffusées en médiathèque. La démarche
avait été bien perçue et son impact, certes local et momentané, salutaire.
Pierre Hemptinne