Hommage – Vangelis in Heaven (2)
Sommaire
Après la période parisienne, Vangelis déménage à Londres où il loue le dernier étage d’un bâtiment scolaire du XIXe siècle. Il y crée son laboratoire de sons, le studio Nemo.
« Nemo », ce n’est "personne", la réponse d’Ulysse au cyclope, celui qui ne veut pas que les dieux le retrouvent, un Orphée qui a reçu le don merveilleux de la musique mais se veut discret.
Son premier studio est constitué de tout ce qui lui permet de jouer, d’improviser, d’émouvoir : plusieurs synthés, des tables de mixage, des instruments traditionnels et des percussions. « Maintenant je peux travailler quand je le veux et comme je veux. Toute la journée, tout le temps. Surtout tout le temps. Je reste au studio jusqu’à deux ou trois heures du matin » (1) .
Il y restera treize ans et y créera quelques-uns de ses plus beaux albums qui assureront sa renommée.
1975 - Heaven & Hell
Heaven & Hell, en 1975, est le premier d’une longue série de disques où le synthétiseur prendra une place prépondérante. Depuis 1974, en effet, les premiers synthés polyphoniques apparaissent. Mais même si l’électronique s’impose dans la musique qu’il compose, il ne délaisse pas les instruments acoustiques et toutes sortes de percussions (gong, cloches, timbales, …).
Le vinyle oppose le paradis et l’enfer, chacun occupant une face. La pochette recto représente d’ailleurs des mains ailées surplombant un clavier sur un fond sulfureux tandis que l’autre côté présente un fond bleu ciel.
Le rock a disparu de l’album, qui se veut très symphonique. Il se compose de deux mouvements et se termine par une belle chanson aérienne interprétée par Jon Anderson. Une première collaboration entre le chanteur de Yes et Vangelis, qui se prolongera en 1979 sur l’album L’opéra Sauvage (à la harpe), en 1980 avec See You Later et avec les quatre albums du duo Jon & Vangelis.
La première partie s’ouvre sur une « Bacchanale » aussitôt suivie des deux premiers mouvements de la « Symphony To The Powers B ». Les envolées dynamiques de synthés auxquelles répondent les parties chorales, interprétées par le English Chamber Choir, donne un goût de Carmina Burana à l’ère électronique. La musique se diversifie alors, prend de l’ampleur puis s’atténue pour laisser place à la mélodie délicate jouée au piano du troisième mouvement. Celui-ci consiste en un long crescendo posé sur des arpèges répétés inlassablement, la tonalité change mais pas le rythme. Enfin, alors que l’éclatement semble proche, la musique s’épuise et se tait. Ce mouvement deviendra célèbre grâce à la série télévisée Cosmos dont elle sera le générique.
La seconde partie, l’enfer, contient des morceaux plus sombres (« Intestinal Bats », « 12 O’Clock »), une danse macabre trépidante (« Needles & Bones ») ou flamboyante « Aries ». À la toute fin, « A Way » laisse entrevoir un chemin pour échapper à l’enfer : une lumière qui apparaît tandis que le feu de la vie s’éteint inexorablement.
1976 - Albedo 0.39
En 1976, Albedo 0.39 confirme le penchant de Vangelis pour une musique symphonique et grandiose. Cette fois, c’est le synthé qui occupe toute la place.
L’albédo est le pouvoir réfléchissant d’une surface. Celui de la terre est de 0,39, un corps noir parfait est de 0,00 et un miroir parfait est de 1,00. La pochette suggère l’albédo d’une sphère posée sur un verre, illuminée par le lever d’un astre. C’est le premier album dédié à l’Espace, l’une des passions de Vangelis, qui consacrera d’autres œuvres à l’exploration de celui-ci (Mythodea, Juno, Rosetta, Juno to Jupiter). « Mare Tranquillitatis », par exemple, utilise des échantillonnages de voix et de sons issus des vols Apollo.
« Pulstar » part d’une pulsation énergique sur laquelle se greffe une mélodie obsédante, déclinée sur différents tons, renforcée par des percussions et des effets électroniques (2). Trois morceaux énergiques de plus de cinq minutes prennent une grande place sur le disque qui compte de petites perles, comme le subtil « Alpha » et l’envoûtant « Sword of Orion ». Outre l’emphase des deux « Nucleogenesis », « Main Sequence » montre les capacités d’improvisation, limite Free Jazz, de Vangelis. .
1977 - Spiral / 1978 - Beaubourg
Spiral est basé sur l’utilisation du séquencer, créateur de spirales, spatiales, hypnotiques et obsédantes. Sur ces boucles électroniques, Vangelis appose les volutes musicales du Yamaha CS80, dont le toucher et le son permet plus de subtilité et d’humanité que les autres musiques électroniques de l’époque. « 3+3 », « Spiral » en sont l’exemple le plus frappant et servent régulièrement de test audio stéréo en cette année 1977.
« Dervish D » tourne également sur un rythme obsédant, à l’image de ces derviches tourbillonnant inlassablement pour faire remonter leurs prières à Allah et réalisant la spirale de l’univers. Sur trois accords, pareils au blues, cette musique saccadée laisse l’artiste improviser au gré de ses envies et de son inspiration. « Ballad », plus posé, contient quelques parties vocales – une des rares fois où Vangelis chantonne lui-même.
« To the Unknow Man », un des morceau à succès du début de sa carrière, est peut-être l’aveu d’un musicien discret qui préfère livrer sa musique plutôt qu’exposer sa vie privée, un homme inconnu finalement du grand public. Tout part d’une ligne de deux notes basses régulières et monotones sur lesquelles se construit une mélodie attachante, discrète au départ, qui s’amplifie, avec l’aide de la caisse claire, sans étouffer l’auditeur, au cours des neuf minutes. La face B du 45T de ce morceau contient l’inédit « To the Unknow Man – part two », qui se retrouvera sur un réédition ultérieure.
En 1978, Vangelis livre le désopilant Beaubourg, avant-gardiste et difficile d’écoute. Il souhaite réaliser un album expérimental, utiliser le Yamaha CS80 à d'autres fins que la mélodie ou la musique tonale. On avait déjà eu droit à quelques sons de vaisselle cassée sur Ignacio, mais là, c’est tout de même beaucoup trop...
1979 - China
Passé chez Polydor, il prolonge sa collaboration avec Frédéric Rossif pour la série animalière L’Opéra Sauvage. Il collaborera encore avec celui-ci pour Sauvage et Beau et De Nuremberg à Nuremberg.
China, en 1979, lui donne l’occasion de continuer à explorer le panel sonore de son CS80, cette fois avec une évocation imagée de la Chine.
Le son y est pur, certainement grâce au nouvel équipement d’enregistrement et à la nouvelle table de mixage. Il a créé des patchs de sons chinois afin de coller à l’atmosphère qu’il désire apporter. « Chung Kuo » démarre comme une locomotive qui dévoile ensuite des paysages champêtres au son d’une ballade douce et réconfortante. Sur « The Long March », le thème précédent est repris au piano solo durant une minute, renforcé ensuite par une enveloppe de synthés.
« The Dragon » attaque soudain par un cinglant fouet avant que la danse s’installe…
Puis, la poésie et la beauté illuminent les trois titres suivants, ce qui a peut-être donné aux critiques l’idée de classer, à tort, Vangelis dans les musiciens New Age.
« The Plum Blossom » est une jolie fleur légère évoluant au son du violon. « The Tao of Love » conte l’amour entre la cithare chinoise et le synthé humanisé. « The Little Fete » est joué à la flûte, aux synthés et aux percussions (gong et carillon tubulaire) tandis qu’un narrateur chinois récite un poème anglais.
« Himalaya » consiste en une longue improvisation sur un tempo lent à travers laquelle des effets sonores laissent imaginer des rochers à escalader, des chutes de pierres ou autres avalanches himalayennes, jusqu’à l’arrivée au « Summit», un bijou de pureté : extase et élévation de l’âme garanties !
1980 – See You Later
En 1980, Vangelis se lance dans un expérience électronique minimaliste tout à fait éloignée de l’univers progressif, coloré et soyeux auquel il a habitué son public. Volonté de casser l’image qu’il a donné par sa musique lors des derniers albums solos, expression de la liberté musicale qu’il défend, mépris pour la vague synthé-pop aseptisée, envie d’expérimenter un nouveau style plus facile, … ? Peut-être, comme le suggère le titre de l’album See You Later, imagine-t-il un futur décadent, où la vision musicale est rétrécie, où l’émotion et la poésie sont passées de mode. On un monde effondré où les sonorités sont passées à la Machine… Des humanoïdes proposant une musique lourde et désarticulée.
Les morceaux énervent : sur un tempo marqué par des boîtes à rythme bon marché, une chanson est passée au vocodeur, une autre est entonnée par un chœur sans passion. Le pire est « Not A Bit - All Of It », une évocation d’un passé ringard dans lequel se mélangent l’électronique, un leitmotiv au violon et des voix de détraqués : une intention humoristique ratée, un désastre… La plage- titre de l’album est un long melting-pot décousu, un peu jazzy, changeant de rythme, avec des bouts de phrases en français, un enfant qui parle de la musique et une fin un peu plus mélodique qui n’empêche pas ce pot-pourri d’être un peu ... pourri !
Deux titres sortent du lot : « Memories of Green » repris plus tard pour la musique de Blade Runner et « Suffocation », un hommage à la catastrophe de Seveso avec une deuxième partie pesante sur laquelle s’envole la voix éthérée de Jon Anderson, suivie d’un dialogue en italien, tous deux greffés sur un thème musical douloureux.
Il ne renouvellera pas l’expérience et retournera à une musique plus mélodieuse, qui offrira la gloire et le succès à cet artiste discret, Chariots of Fire.
1984 – Soil Festivities
Fort occupé par ses musiques de film et ses collaborations, Vangelis a tout de même pris le temps de relancer ses créations personnelles en solo.
Soil Festivities, comme ses prédécesseurs, reprend l’idée de travailler autour d’un thème. Cette fois, il met en valeur les mouvements de la nature. Cette fête du sol et de la terre, représentée sur la pochette par un grand coléoptère plongeur, se décline en cinq parties et sont toutes des improvisations dans un style atmosphérique et électronique.
À l’instar de « We Are All Uprooted » sur l’album Earth, le « Movement 1 » s’ouvre sur un coup de tonnerre suivi d’une pluie printanière abondante qui se mue en simple averse, relayée par des gouttes sonores en Sol# jouées pizzicato et tombant régulièrement durant dix-sept minutes. De brefs sons aériens rappelant quelque peu une flûte, forment le corps de la mélodie improvisée, en alternance avec des sons de clochettes, des percussions et des nappes de synthés, entre des phrases musicales langoureuses au CS80. Certains auditeurs y reconnaissent de petits animaux sautillants, d’autres la course d’insectes rampants ou le vol des papillons.
Le « Movement 2 » reprend le schéma sonore du premier, dans un autre ton et surtout dans un registre beaucoup plus aérien, voire spatial. On a l’impression qu’ici, à l’inverse du premier morceau, c’est la mélodie qui guide l’accompagnement, atteignant un moment de pleine grâce un peu avant la cinquième minute.
Alors qu’une note martelait la mélodie du premier mouvement, et deux notes pour le deuxième, en voilà quatre pour le « Movement 4 », un morceau plus sombre, rappelant les coins obscurs et denses des forêts. Pour rompre la monotonie, il change de ton régulièrement, sortant du bois quelques improvisations avec des roulements de caisse électronique sur des tapis de mousse synthétique.
Si l’on compare les mouvements 3 et 5 aux autres, on constate qu’ils n’ont pas de fil conducteur ni de tempo régulier auquel se rattacher. C’est au gré de son imagination, des synthés, des patchs prédéfinis et autres packages sonores que Vangelis se lance dans des improvisations plus symphoniques, avec une indépendance et une liberté ancrées dans sa personnalité. La différence entre ces deux morceaux se joue sur l’ambiance : plus lourde et désordonnée pour « Movement 3 », plus lumineuse pour « Movement 5 »
Bien que quelques titres soient reposants (« Movement 2 » et « Movement 4 ») et que le thème soit associé à la nature, on ne peut pas dire que Soil Festivities relève de la musique New age. Les morceaux ne sont pas spécialement optimistes, n’ont pas pour but d’être relaxants et ne sont aucunement en lien avec une spiritualité New Age.
1985 – Mask
Dès le premier mouvement de Mask, on établit le lien direct avec Heaven & Hell, paru dix ans plus tôt. Construit comme une symphonie avec chœur et solistes, cette œuvre plus classique fait penser à l’antiquité et aux rêves de spectacle total : tous les participants au centre de l’amphithéâtre sont masqués ; Vangelis joue toutes les parties instrumentales aux synthés tandis que le chœur développe des mélopées profondes ; les solistes arrivent alors, entourés de danseuses et de danseurs aux longs et amples vêtements ; les lumières des projecteurs réfléchissent sur les masques dorés et les visages ne sont plus que des lanceurs d’étoiles ; les exhalaisons nocturnes portées par le vent enrobent les spectateurs qui vibrent de tout leur corps, ensorcelés par la magie vespérale…
Ce spectacle, peut-être y a-t-il songé lorsqu’il a composé Mask. Et il l’a en partie réalisé lors des représentations de Mythodea en 1993 puis en 2001.
Mais revenons à noire album. Un coup de gong donne le feu vert aux festivités. Le séquenceur envoie des doubles-croches trépidantes en forme de spirales, le chœur scande une litanie dans un langage imaginaire utilisant des syllabes à consonance latine et rappelant les œuvres chorales de Carl Orff. Ce « Movement 1 » est majestueux et puissant, prouvant, s’il est utile de le faire, que Vangelis peut disposer d’outils suffisants pour créer la magie et le souffle de tout un orchestre à lui seul. La partie centrale, plus sereine, calme la tempête sonore, quelques instants seulement, avant que redémarre le thème principal.
La marche noble et lente du « Movement 2 » donne une image de la montée des marches d’un temple grec. Le maître élève le son, haussant le ton, en progression, en procession…
Si le troisième mouvement déroute un peu l’auditeur par ses changements de rythme et d’ambiance (dramatique, magique, douce, puissante, …), le quatrième, c’est surprenant, nous met en tête un seul chant, grégorien, un solo masculin, sur quelques notes de synthé-xylophone, qui se répètent inlassablement au fond de la nef d’un temple sacré (« Movement 4 »)
Rappelant le thème musical du premier titre de l’album, le « Movement 5 » s’en démarque à partir de la quatrième minute, offrant un épilogue en forme d’antienne numérique et vocale où les chœurs se répondent et se relancent ensuite jusqu’ à la conclusion. Ite missa est…
Un chef-d’œuvre. Symphonique, progressif, antique et sacré !
1985 – Invisible Connections
Après Beaubourg en 1978, avec lequel Vangelis s’était essayé à la musique atonale, Invisible Connections est sa deuxième incursion dans la musique d’avant-garde, beaucoup plus maîtrisée que la précédente.
Invisible Connections nous plonge dans une musique électronique atmosphérique aux tonalités proches du dark ambient. Pas de rythme, de mélodie ou d’harmonie facilement repérable. Le champ sonore qu’il développe évoque soit l’espace sidéral, soit les grands fonds marins : l’utilisation massive de la réverbération, de l’écho et du sustain, ainsi que quelques cliquetis peuvent laisser imaginer soit le voyage spatial, soit les abysses.
On imagine ce monde sombre où, vaguement, se perçoit le crépitement des crevettes et dans lequel les ondes du sonar se répondent en écho-system. Les scintillements des sons aux synthés sont aux êtres luminescents. Les silences sont aux descentes en apnée. Et, dans les profondeurs des Mariannes, voici la quiétude océane…
L’album est aussi un événement dans le monde de la musique classique. Il est au catalogue de la prestigieuse Deutsche Grammophon, qui ne comptait pas vraiment de compositeur de ce type en 1985. C’est aussi le dernier de ce qu’on pourrait considérer comme une trilogie, après Soil Festivities et Mask. Ces albums présentent en effet trois facettes des compositions de Vangelis, différentes du style auquel il avait habitué ses auditeurs avec ses musiques de film : une musique atmosphérique dédiée à la nature, une symphonie sacrée avec chœurs et maintenant cette œuvre d’avant-garde où il finit d’exploiter toutes les possibilités du Yamaha CS80.
1986 – Silent Portraits
Dans le livre-photo du photographe italien Gian Paolo Barbieri, était inséré un disque pressé spécialement pour l’occasion. Vangelis y a composé deux titres sans nom. Le premier est une pièce lente et mélodieuse au piano électrique. Après quelques mesures d’introduction, s’installe une mélodie un peu nostalgique, relevée par quelques sons de synthé proches de la flûte. Sur l’autre face, les boucles du séquenceur sont ponctuées de quatre notes se rapprochant d’accords au xylophone (ou marimba) jouée au synthétiseur. Deux morceaux différents inspirés par les photos artistiques sur les habitants des Seychelles.
Ce disque très rare est l’un des derniers à être sur le label Polydor et à être réalisé dans le studio Nemo.
[Daniel Mουσική]
(1) Extrait d’une interview réalisée à Londres en 1983.
(2) Une partie de cette mélodie a été reprise dans le hit de Nâdiya « Si loin de vous »