Homo Domesticus : Le contrôle par les céréales !
De l’auteur, la préface nous apprend qu’il appartient au mouvement de « l’anthropologie anarchiste ». « Non que cette anthropologie se proposerait de travailler de manière « anarchique », car elle est au contraire systématique, minutieuse et argumentée, appuyée par des travaux de terrain. Mais parce que son sujet d’étude est le pouvoir (arché, en grec), ou plus exactement l’opposition au pouvoir (an-arché). » (Jean-Pierre Demoule) A cet égard, une note au bas de la page 148 ne laisse aucun doute. A propos de l’idée la plus apparente selon laquelle « des élites bienveillantes ont créé l’État pour défendre les stocks de céréales de la communauté contre les « voleurs » », il est proposé, au contraire, « que l’État est à l’origine un racket de protection mis en œuvre par une bande de voleurs qui l’a emporté sur les autres. »
Le récit des origines, au fil des temps, est intériorisé, naturalisé, et on en retire l’impression que l’ordre principal des choses, tel qu’on le connaît au présent, a toujours été ainsi. En s’attaquant au « récit civilisationnel standard », James C. Scott n’entend pas construire une opposition binaire mais faire apparaître au contraire que les choses sont toujours plus mélangées, plus hybrides que veut bien le laisser entendre l’histoire officielle de notre civilisation.
Éloge des barbares
Son objet d’étude principal est la domestication des plantes et des animaux, l’avènement d’une agriculture présentée comme providentielle, prélude à une sécurité alimentaire renforcée par la naissance de l’État. Et tout ce qui serait en dehors de ce fil historique, avant et à côté, relèverait du monde barbare. « J’entends défendre l’idée que l’ère des États antiques, avec toute la fragilité qui les caractérise, était une époque où il faisait bon être barbare ». Et, restituant les résultats de nombreuses recherches, les siennes et celles d’autres anthropologues, il démontre que les « barbares » avaient déjà des formes de sédentarisation, que les chasseurs-cueilleurs étaient détenteurs d’innombrables savoirs que l’imposition de l’agriculture céréalière allait faire disparaître (ainsi que de nombreuses capacités sensibles). Surtout, ils pouvaient bien vivre en travaillant quatre ou cinq heures par jour, sans contrôle central, sans prélèvement de taxe. Le passage à l’agriculture a signifié aussi un labeur beaucoup plus éprouvant. Le récit traditionnel fait croire à un instant magique où l’homme découvre l’agriculture, forme de vie qui allait attirer l’humanité entière, convertir peu à peu tous les chasseurs-cueilleurs. Il semble qu’il n’en a pas été ainsi. L’homme a planté, semé, a inventé une agriculture sauvage et une horticulture légère bien avant les débuts structurés, étatiques, de l’agriculture. L’évolution a été, comme souvent, plus lente, plus complexe, plus mélangée et tâtonnante.
Le portrait pivot du cultivateur comme homme nouveau introduisant une nouvelle stabilité d’existence par sa prévoyance, son anticipation des récoltes, ne tient plus la route dès que l’on s’intéresse à l’histoire profonde. « Le cultivateur était représenté comme un individu de type qualitativement nouveau parce qu’il devait se projeter loin dans le futur chaque fois qu’il préparait un champ pour l’ensemencer, le désherber, puis veiller sur la maturation de se semis, et ce jusqu’au moment espéré de la récolte. Ce qui est faux dans ce récit – et à mon avis radicalement faux – ce n’est pas tant le portrait de l’agriculteur que la caricature du chasseur-cueilleur qu’il implique. Il laisse en effet entendre que ce dernier était une créature imprévoyante et irréfléchie, esclave de ses impulsions, qui parcourait son territoire à l’aveuglette dans l’espoir de tomber sur du gibier ou d’arracher une baie ou un fruit quelconque d’un buisson ou d’un arbre de hasard (« rendement immédiat »). Rien ne saurait être plus éloigné de la vérité. » (p.81) Et de détailler en quoi les chasseurs-cueilleurs opéraient de manière organisée, réfléchie et prévoyante, avec des calendriers, des méthodes et des techniques élaborées, une activité digne de mériter le nom de civilisation. Les multiples nourritures fournies par l’écosystème étaient connues, étudiées, exploitées de façon prévoyante. « Il faut percevoir les ressources d’un territoire à la façon dont le faisait sans doute un chasseur-cueilleur : comme une réserve massive, diversifiée et vivante de poissons, de mollusques, de noix, de fruits, de racines, de tubercules, de racines et de carex comestibles, d’amphibiens, de petits mammifères et de gros gibier. » (p.80) Le fait que l’activité des chasseurs-cueilleurs n’étaient pas purement aléatoire est encore renforcé par l’étude de l’aménagement du territoire, lente mais décisive, effectuée par le rôle du feu anthropogénique qui a adapté paysage et écosystème aux besoins humains en termes de chasse, d’élevage et d’agriculture sauvages, de pêche, de cueillette.
Les céréales comme outil administratif et fiscal
En déconstruisant le discours dominant sur les bienfaits de l’État agraire centralisé, en montrant à quel point la vie des premiers agriculteurs comportait une part importante d’aliénation, une obligation de travail plus pénible, des périodes de famine importantes, l’apparition de stress nutritionnel sévère et d’épidémies meurtrières, l’auteur donne du poids aux historiens qui racontent les résistances à cette imposition d’un nouveau mode de vie et aux recherches qui mettent en évidence ceux et celles qui ont refusé d’intégrer le nouveau modèle ou qui ont essayé de s’y intégrer avant de le fuir. Le choix de privilégier la culture céréalière est, selon l’auteur, avant tout un choix politique. « La maturation simultanée « hors sol » des grains de céréales présentait l’avantage inestimable d’être parfaitement lisible et évaluable par le fisc. Ce sont ces caractéristiques qui ont fait du blé, de l’orge, du riz, du millet et du maïs des cultures politiques par excellence. (…) Lorsqu’il s’agit de mesurer, de diviser et d’évaluer, le simple fait qu’une récolte de céréales se compose en fin de compte de petites graines, avec ou sans tégument, présente d’énormes avantages sur le plan administratif. » (p.149) En reconstituant le contexte et les enjeux politiques de l’imposition des cultures céréalières, ce sont les débuts des monoculture intensives, destructrices de la relation à l’environnement que James C. Scott documente. Comme toujours, lorsqu’il est possible d’établir que les choix civilisationnels ont été des choix politiques, quels que soient leur impact actuel, cela libère l’imagination car ce que la politique a construit, la politique peut le déconstruire et le réaménager autrement ! Tant qu’il en est encore temps. En tout cas, les possibilités de contre-récit qui palpitent dans les pages de ce livre sont exaltantes.
Pierre Hemptinne
James C. Scott, Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers États ; La Découverte 2019
https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Homo_Domesticus-9782707199232.html