Howard Zinn : une autre histoire des États-Unis - deux documentaires
Sommaire
En Europe, en Belgique et en France – et peut-être même aux États-Unis – l’historien et politologue américain Howard Zinn (1922-2010) est surtout connu comme l’auteur d’un livre important publié en 1980 (et traduit en français par Frédéric Cotton au début des années 2000) : Une histoire populaire des États-Unis – De 1492 à nos jours. [A People’s History of The United States]. — -
Répondant à la demande répétée de ses étudiants d’avoir accès à un ouvrage de référence avec une vision différente et critique de l’histoire de leur pays, Zinn y raconte sur cinq siècles – des civilisations amérindiennes et de Christophe Colomb aux présidences de Carter, Reagan et Bush et à la « guerre contre la terreur » du début des années 2000 – les histoires des « soldats mutins, des femmes en colère, des Amérindiens rebelles, des travailleurs, des agitateurs, des militants anti-guerre, des socialistes, des anarchistes, des dissidents en tous genres, de tous ces fauteurs de troubles qui nous ont apporté la liberté et la démocratie. »
Comblant un vide éditorial, l’ouvrage connait un grand succès. Il se vend à plus de deux millions d’exemplaires aux États-Unis et sera traduit dans de nombreuses langues. Il est aussi régulièrement réédité dans des versions complétées et mises à jour par l’auteur et décliné en une version pour jeunes lecteurs (A Young People’s History of the United States, 2007), une version en bande dessinée (A People’s History of American Empire – A Graphic Adaptation, en collaboration avec l’historien Paul Buhle et le dessinateur Mike Konopacki, 2008), en conférences et émissions de radio éditées en CD et, nous y reviendrons, en documentaires et spectacles-filmés.
Parfois critiqué pour ses méthodes scientifiques (le recours à des sources secondaires plutôt que primaires, parfois le manque de recul critique par rapport à ces sources, etc.), le livre de Zinn est aussi surtout attaqué d’un point de vue idéologique, de la part de politiciens de l’aile droite du Parti républicain qui voient d’un mauvais œil cette histoire progressiste du pays, cette remise à l’honneur de toutes ces mobilisations, grèves, mutineries des laissés-pour-compte de l’Amérique. L’interdiction de l'utilisation de l’ouvrage en classes ou à l’université est ainsi actée ou demandée dans certains États (à Tucson dans l’Arizona ou dans l’Indiana en 2013).
Howard Zinn, une histoire populaire américaine (Olivier Azam et Daniel Mermet)
En 2015, Olivier Azam (cinéaste et cofondateur de la coopérative de cinéma militant Les Mutins de Pangée) réalise avec Daniel Mermet (homme de radio et cofondateur du groupe de pression altermondialiste Attac) un documentaire français qui est à la fois un portrait d’Howard Zinn, une présentation de ses idées et de son travail et une mise en images d’un chapitre de son livre. — -
Financé par souscription et de facture très classique (entretiens, images d’archives cinématographiques, actualités filmées, extraits de films de Chaplin, gravures d’époque, coupures de presse et documents historiques, voix off écrite et dite par Mermet), ne manquant pas de faire régulièrement des rapprochements et analogies avec des points de l’histoire populaire en France, le film commence par une présentation d’Howard Zinn, filmé chez lui à Boston ou sur scène en conférence ou performance à la fin de sa vie. Zinn y relie son engagement et son projet de recherche et d’écriture – ce qui allait devenir le projet des trente ou quarante dernières années de sa vie – à son parcours, à sa naissance dans une famille de prolétaires juifs de Brooklyn, la charge de policiers à cheval lors de la première manifestation à laquelle il se rend à l’âge de dix-sept ans, puis à son engagement dans les bombardiers de l’aviation américaine au cours de la seconde guerre mondiale (et à la découverte du gouffre existant entre le monde abstrait vu d’en haut par ceux qui lâchent les bombes et le monde au sol fait de victimes, de villes détruites et de populations civiles sacrifiées).
Sous-titré « Bread and Roses » (« Hearts starve as well as bodies / Give us Bread, but give us Roses » / « Les cœurs meurent de faim autant que les corps / Donnez-nous du pain mais donnez-nous des roses ») poème puis chanson militante d’après un discours de la suffragette Helen Todd à propos de la grève des ouvrières du textile à Lawrence dans le Massachussetts en 1912, le documentaire se focalise ensuite sur les second et troisième chapitres de l’ouvrage de Zinn : ceux qui évoquent la période allant de l’indépendance à la première guerre mondiale. Pour Zinn, tout ce qui se tramera au cours des siècles suivants en termes de conflits d’intérêts aux États-Unis entre le peuple et les puissants, se retrouve déjà dans la manière dont, au tout début de son histoire, la Déclaration d’indépendance (1776) est réécrite en Constitution (1787) où « Le droit à la vie, à la liberté et à la quête du bonheur » du texte révolutionnaire est réécrit en « droit à la vie, à la liberté et à la propriété ». L’auteur entend réinjecter de la lutte de classes dans une Histoire américaine qui entend en gommer au maximum les traces. Par exemple, au moment de la Guerre civile (1861-1865), souvent présentée comme un conflit entre le Nord abolitionniste et le Sud esclavagiste, les deux camps n’étaient pas si homogènes que cette vision simpliste essaie de nous le faire croire : il y eut des émeutes contre la conscription dans le Nord, des désertions à grande échelle dans le Sud, lorsque le conflit tourne à la boucherie.
Au fil du documentaire, nous découvrons une série de faits intéressants comme le revers de la médaille de la construction du chemin de fer par Union Pacific ; le jusqu’au-boutisme violent des « Barons voleurs » (Carnegie, Rockefeller, Vanderbilt, etc.) ; l’origine du 1er mai du côté du Haymarket Square à Chicago, l’incroyable victoire des ouvrières textiles de Lawrence malgré leur statut d’immigrantes de la première génération et le fait qu’elles parlaient une douzaine de langues ; la fondation, l’essor et le déclin du syndicat IWW (Industrial Workers of the World) ; le massacre des mineurs de Ludlow dans le Colorado ; la dispersion des cendres du syndicaliste Joe Hill « assassiné par la classe capitaliste » via des enveloppes envoyées à toutes les sections locales de l’IWW, etc.
On regrettera juste qu’au point de vue militant de Zinn, s’ajoute celui tout aussi militant (et très proche) de Mermet, comme un surlignage en rouge par le second d’éléments déjà très clairs dans la pensée du premier, produisant malheureusement un effet de lourdeur (par exemple la présence parfaitement synchrone et donc redondante du slogan « I Want You for US Army » tant à l’image qu’en voix off). Plus de retenue aurait servi le documentaire. Et à quel public Mermet s’adresse-t-il avec sa métaphore récurrente des chasseurs et des lapins ? À des enfants ? À un public qu’il faut prendre par la main pour qu’il comprenne ?
Des voix rebelles – Récits populaires des États-Unis [The People Speak] (Howard Zinn, Anthony Arnove et Chris Moore)
En 2004, en collaboration avec le cinéaste engagé Anthony Arnove, Howard Zinn sort Voices of a People’s History of the United States, un livre compilant environ deux cents textes (pamphlets, lettres, poèmes, articles de presse, etc.) ayant servi de sources à L’Histoire populaire des États-Unis. Les années suivantes, le projet sera décliné en CD de seize textes lus et en une série de performances sur scène à travers le pays. En janvier 2010, c’est en se rendant à l’une de ses performances à Santa Monica en Californie que Zinn mourra d’une crise cardiaque dans son hôtel. Les personnalités qui lisent, disent ou chantent ces textes sont des comédiens, actrices et musiciens connus tels que Matt Damon, Viggo Mortensen, Morgan Freeman, Marisa Tomei, Kerry Washington, Bob Dylan ou Bruce Springsteen. En 2009, un film reprenant des extraits de performances au Cutler Majestic Theatre de Boston et au Malibu Performing Arts Center est réalisé.
C’est à la fois la dernière apparition publique d’Howard Zinn et une sorte de retour aux sources – de ses recherches historiques et de son engagement politique, et de son premier moyen d’expression : l’oralité et la prise de parole en public (lors de manifestations et de meetings dans le circuit militant, lors de ses cours dans le monde académique). — -
En se basant sur la trace filmée de ces performances, on peut affirmer qu’elles oscillent entre conférences et spectacles. Avec Howard Zinn en maître de cérémonie, en M. Loyal assurant le liant, les introductions, les remises en contexte, les relations entre les différents textes interprétés. Au contraire du film de Mermet et Azam évoqué ci-dessus, le spectacle filmé de Zinn, Arnove et Moore embrasse toute la chronologie de l’ouvrage d’origine, ne s’arrête pas au sortir de la première guerre mondiale. Il évoque également le second conflit mondial ; la guerre du Vietnam (notamment grâce à des textes de Mohamed Ali et de Daniel Ellsberg, lanceur d’alerte des « Pentagon Papers ») ; la guerre dite « de la lutte contre la terreur » après les attentats du 11 septembre 2001 ; du mouvement des Droits civiques, de la mobilisation des femmes pour le droit à l’avortement, etc.
On l’aura compris, entre le livre d’origine d’Howard Zinn (800 pages) et ses multiples déclinaisons livresques et audiovisuelles, c’est un véritable nouveau monde d’informations, de faits, d’idées qui nous est offert. Les chemins pour l’explorer sont multiples.
Philippe Delvosalle
image de bannière : livret du livre-DVD (c) Les Mutins de Pangée
article paru initialement dans le n°30 de la revue Lectures.Cultures (novembre-décembre 2022)