Hussein Rassim et Juliette Lacroix – une interview
J’ai été reçue un matin de la fin du mois d’octobre 2019 chez Hussein Rassim et Juliette Lacroix, musiciens et personnages principaux du documentaire The Way Back. Leur petite fille Ellea était présente, babillant tout au long de l’entretien qui s’est déroulé essentiellement en anglais, avec quelques passages en français.
Pouvez-vous vous présenter ?
Hussein : Mon nom est Hussein Rassim, je viens d’Irak, j’ai étudié le luth à l’Institut d’études musicales de Bagdad et je suis à Bruxelles depuis quatre ans.
Vous avez donc étudié la musique classique ?
Hussein : Oui, la musique traditionnelle irakienne.
Est-ce qu’à cette époque vous jouiez uniquement de la musique traditionnelle ou est-ce que vous étiez déjà intéressé par d’autres musiques, par les musiques du monde ?
Hussein : Non, je jouais juste de la musique traditionnelle. J’ai créé un groupe en 2012, je pense, ou en 2013, qui s’appelle Solo Baghdad et nous avons joué lors de nombreux concerts mais c’était traditionnel. Parfois nous tentions des arrangements différents mais nous étions encore des étudiants, des débutants.
Je pense à réunir à nouveau ce groupe, parce que j’ai justement retrouvé un de mes anciens collègues. Il est venu à Berlin puis à la maison et nous avons donné un concert. Nous pensions reformer le groupe, sous forme de trio. Le groupe a huit ans, ce sera bien de se réunir à nouveau.
À combien étiez-vous dans Solo Baghdad ?
Hussein : Nous étions cinq, mais j’aimerais vraiment reformer le groupe avec lui parce que c’est un bon musicien. Il est toujours à Bagdad. Il vient de temps en temps en Europe et j’aimerais qu’on se voie deux fois par an, pendant une semaine, et qu’on fasse beaucoup de concerts.
Juliette, pouvez-vous vous présenter ?
Hussein : Elle s’appelle Juliette [en français]
Juliette : C’est bien Hussein ! Je m’appelle Juliette Lacroix, je suis violoncelliste, je viens de Bordeaux en France. Je suis musicienne, j’enseigne aussi. Et puis voilà, j’ai rencontré Hussein…
C’est ma question suivante : comment vous-êtes-vous rencontrés ?
Hussein : C’était il y a trois ans, à deux jours près. Le 30 octobre.
Juliette : Il y a quatre ans !
Hussein : Ah oui, il y a quatre ans.
Juliette : Donc, il y a quatre ans, je suis venue en vacances en Belgique et, comme m’a dit quelqu’un récemment, c’est déjà incroyable de venir en vacances en Belgique. Je suis venue en visite chez mon cousin et j’y ai rencontré Hussein lors d’une soirée. Nous avons fait de la musique ensemble puisqu’on ne pouvait pas se parler. Il ne parlait pas français et moi pas anglais à l’époque.
Hussein : Ce n’est pas vrai, je parle français [en français].
Juliette : Quand nous nous sommes rencontrés ! Et donc ça c’était en 2015, le 30 octobre. Et puis voilà [en montrant Ellea], son anniversaire, c’est le 30 octobre mais plus tard. [rires d’Ellea]. Donc aujourd’hui c’est une date importante pour nous.
Pourquoi avez-vous choisi la Belgique ? Pourquoi pas un autre pays en Europe ?
Hussein : Au début, je voulais aller en Finlande, et j’ai demandé comment était le climat, en Finlande et en Belgique, et on m’a répondu qu’il était meilleur en Belgique. Mais c’est aussi à cause d’un de mes collègues américains en Irak. Je lui avais raconté que je partais en Europe dans quelques jours. Il m’a demandé comment j’allais faire ça. – « Je vais prendre un bateau » – Il m’a dit : « Je ne te fais pas de reproches mais où en Europe ? C’est tellement immense. » C’était une question spéciale parce que je ne connaissais pas grand-chose de l’Europe. Je ne connaissais pas les différences entre la France et l’Italie, à part la langue, et quelques monuments, mais je ne connaissais rien de la culture, de la météo. J’ai donc répondu 90% pour la Finlande mais peut-être la Belgique. Il m’a raconté qu’il avait été dans ces deux pays. – « La Finlande c’est ok mais Bruxelles te nourrira, c’est la meilleure ville. » – Et il m’a parlé pendant dix minutes de Bruxelles. Ça s’est passé quelques jours avant mon départ.
[À Juliette] : Et vous alors, vous êtes restée à Bruxelles ?
Hussein : À cause de moi.
Juliette : Oui. Je suis venue à Bruxelles petit à petit. J’ai quitté Bordeaux qui était une ville que j’aimais beaucoup et en même temps j’aime beaucoup Bruxelles aussi. Donc c’était bien de changer. Et puis pour l’amour, et pour faire de la musique.
Comment avez-vous rencontré Maxime et Dimitri [les réalisateurs de The way back], mais aussi les gens de Muziekpublique, toutes ces personnes du monde culturel ?
Hussein : Je me suis présenté comme étant musicien, c’était facile de trouver des gens du milieu. Une semaine après mon arrivée en Belgique, j’ai reçu une proposition de Muziekpublique. J’ai rencontré beaucoup de gens. Je me suis présenté : mon nom est Hussein, je suis musicien, je viens d’Irak. Il y avait une fille qui m’a dit que Muziekpublique cherchait des gens pour enregistrer un disque. C’était une semaine, peut-être 10 jours après mon arrivée. Je suis donc entré en contact avec eux et j’ai enregistré le premier album, Amerli.
Refugees for Refugees, avec des gens d’autres pays. Est-ce que c’était un grand changement de rencontrer toutes ces personnes d’origines différentes ?
Hussein : Pas vraiment, parce que la culture est très proche, peut-être pas le Tibet, mais la musique indienne est très proche de l’irakienne, la syrienne aussi. Le Tibet est un peu différent mais pas trop. Mais au final c’est la même culture.
Et peut-être le même type d’histoires à raconter ?
Hussein : Oui. Ce n’est pas la même chronologie, parce que les Tibétains sont ici depuis 20 ans, 25 ans. Les Syriens, les Irakiens, c’est plus récent.
Et Maxime et Dimitri ?
Hussein : J’ai rencontré Dimitri par l’intermédiaire d’un programme, de la Plateforme citoyenne, nommé « Be my buddy ». Nous nous sommes rencontrés, nous avons bu une bière, nous avons parlé et il a dit qu’on ferait un projet un jour. Et puis un jour, j’ai voulu faire ce documentaire, The way back, et je l’ai appelé et on s’est réunis pour le faire.
L’initiative de ce voyage dans l’autre sens vient donc de vous ?
Hussein : Oui, oui, c’était mon idée.
[À Juliette] Et vous avez accompagné ?
Juliette : Oui. En fait c’était au début de notre rencontre et j’étais toujours à Bordeaux. Hussein m’a appelé et m’a demandé : « veux-tu voyager avec moi ? » – J’ai répondu : « oui, bien sûr ! » Il venait d’avoir ses papiers de réfugié. Il voulait sortir de Belgique et visiter l’Europe parce que c’était désormais possible maintenant. Donc, « Voyageons ! » C’est alors qu’il m’a proposé de retracer sa route et de me montrer certains des endroits où il est passé un an avant, d’y aller avec nos instruments de musique. Il m’a raconté dans le même appel : « Je vais essayer de trouver quelqu’un pour nous filmer et nous allons réaliser un documentaire, un film » [rires]. Voilà, c’était l’idée – beaucoup de choses se passent dans la tête d’Hussein.
Ce que j’ai remarqué en voyant le documentaire, c’est qu’avec les gens que vous rencontrez, vous riez beaucoup. Est-ce une manière de mieux accepter la situation ? Ou peut-être vous étiez déjà un peu surréaliste comme les Belges ?
Hussein : Non c’est ça [rires]. Je pense que c’est très important de communiquer avec les gens, en n’étant pas spécialement heureux mais souriant, de donner de l’énergie. Parce que sinon, les gens s’enfuient.
Quand votre ami à Vienne parlait de son appartement qui avait été bombardé, c’était un peu surréaliste pour lui et il riait...
Juliette : Je crois que c’est une manière de dépasser ça, d’aller au-delà.
Hussein : En Irak, on fait comme ça.
Juliette : C’est un drame, et si on en parle de manière dramatique, on se suicide. Si on en rit, on peut passer au-delà.
Hussein : C’est depuis les années 1990, je crois, que les Irakiens – à cause de la guerre économique – ont commencé à faire beaucoup de blagues à ce sujet, à propos de tout, et ça a continué par la suite, après 2003… Oui, nous rions de tout ça.
Pensez-vous que la musique peut aider à adoucir les mœurs ?
Hussein : Oui, je pense que la musique peut aider, donner de l’espoir et faire la paix dans les pires situations.
Même quand vous avez rencontré la police hongroise lors du tournage à la frontière, ils ont accepté que vous jouiez de la musique là...
Hussein : Oui, ils étaient d’accord. C’est impressionnant. Ils ont apprécié la musique, c’était bien
Juliette : En fait, quand on vient avec une caméra, quand on filme, les gens ont peur. Dans les pays que nous avons traversés… autour du camp [en Grèce], nous avions besoin d’une autorisation, les gens ont toujours peur. Nous n’avons pas pu entrer dans le centre en Grèce, nous étions devant, près de la mer, j’ai pris mon violoncelle et j’ai commencé à jouer. Cinq minutes plus tard, il y avait plein de gens autour de moi, chantant, ou voulant essayer. C’est tellement plus facile. Au contraire de la caméra, c’est un moyen de réunir les gens.
Est-ce que vous avez toujours des contacts avec les réfugiés avec qui vous avez parlé en Grèce (et qu’on voit dans le documentaire) ?
Hussein : Ahmed de Grèce, le mec qui nous a aidés avec les instruments, est aux Pays-Bas. L’homme avec sa fille handicapée est en Allemagne. Ce sont les gens avec qui je suis en contact.
Juliette : je pensais justement ce matin – je ne sais pas pourquoi – que les gens qui voient le documentaire posent souvent cette question, parce qu’ils se sentent proches d’eux et qu’ils sont dans une mauvaise posture, et ils ont besoin de savoir. Je me disais que peut-être nous devrions tourner de petites vidéos des gens avec qui nous sommes toujours en contact et les mettre sur le site web du documentaire.
Si un jour c’est possible, dans 10 ans, dans 20 ans, est-ce que vous souhaiteriez retracer tous vos pas jusqu’en Irak, faire un autre documentaire qui part de la Grèce jusqu’en Irak ?
Hussein : Je ne sais pas. Mais nous allons à Téhéran avec le film. Nous allons essayer de filmer là mais l’idée n’est pas encore très claire.
Que pensez-vous quand on décrit l’Europe comme une « happy place » ? Est-ce que vous pensez que c’est vrai ? ou peut-être c’était l’Irak ?
Hussein : C’était vraiment bizarre en Irak. Je n’étais pas si heureux mais les gens le sont. Ils y trouvent le bonheur malgré la situation. C’est fou avec tout ce qui se passe mais les gens sont heureux en fait. Tous mes amis rient tout le temps, font des blagues.
Mais il y a des troubles, des manifestations pour le moment [en octobre 2019] ?
Hussein : Des troubles ? Les gens se réveillent ! Je pense que ça va changer, ce ne sera peut-pas un pas immense mais un grand pas quand même, dans une autre direction. Tous mes amis, mon frère, ils y étaient hier et ils vont y retourner aujourd’hui. Et ils manifestent pacifiquement. Le gouvernement utilise de la force mais cela ne fonctionne pas. En Irak, nous sommes le troisième pays de la planète avec le plus de corruption, ou le premier – je ne sais pas. Les gens veulent résoudre ça, ils veulent de nouveaux politiciens.
Et pour terminer, quels sont vos projets futurs ? Que voulez-vous faire dans les prochains jours, mois, années ?
Hussein : Moi, prendre le petit déjeuner [rires].
Juliette : Faire beaucoup de concerts, ce n’est pas encore assez. Nous voulons jouer plus souvent avec Nawaris. En duo, cela fonctionne bien. Et puis il y a ce trio...
Hussein : J’ai expliqué comment il s’est formé.
Juliette : Oui, le groupe irakien, pour qu’il puisse jouer en concert. Et quoi d’autre ? On verra.
Hussein : C’est beaucoup de choses. Et nous venons de sortir notre nouvel album avec Nawaris, sur Homerecords.
Juliette : Ça s’appelle Bach à Bagdad. Nous avons imaginé que Bach voyageait et a fait un peu comme Hussein et a décidé d’aller à Bagdad pour visiter la ville. Nous avons imaginé que Hussein l’attendait sur le pont en jouant de la musique, en jouant un morceau nommé « L’arrivée » pour l’accueillir. C’est un album à propos de l’imagination.
Et là, Ellea intervient en babillant, marquant la fin de cette interview.
Le site de Hussein Rassim.
Le nouvel album de Nawaris est en écoute sur Bandcamp.
Le documentaire The Way Back sera présenté au PointCulture ULB le jeudi 28 novembre 2019 à 18h et sera suivi d’un concert de Hussein Rassim et Juliette Lacroix.
Une interview réalisée par Anne-Sophie De Sutter
Image: capture d'écran d'un clip